Dix milles dollars, Baby | Two
Est-ce donc cela de devoir s'occuper des caprices surfaits d'un junkie à tatouages ? Devoir assumer des revirements de situations qui font perdre la tête à n'importe quel homme sain d'esprit ?
Je comprends mieux pourquoi Logan était si tendu et nerveux ; endosser le rôle d'agent artistique par simple bonté d'âme ainsi que de photographe passionné ne doit pas être une mince affaire. Les journées sont pour sûres longues et éreintantes - encore plus lorsque l'on travaille pour ce genre de type.
Depuis plus d'une demi-heure, je suis tapis dans l'ombre, adossée au mur blanc du séjour d'une petite villa à l'allure neuve appartenant à Holden Byers. La pièce est presque brute. Sans couleur et sans décoration personnel, elle reflète à elle seule la personnalité d'une âme errante, si bien que malgré la chaleur naturelle du soleil qui traverse les immenses baies vitrées, je ne peux m'empêcher de trouver l'atmosphère glaciale - à s'en geler le bout du nez.
Un bruit sourd et étouffé me fait relever la tête de mes converses dont la couleur est difficilement visible sous la boue sèche et brune qui noircit le tissu autrefois blanc. Le canapé d'angle en cuir noir s'affaisse sous le poids du mannequin qui tombe comme une masse, étire ses longs bras tatoués puis s'allonge, les mains derrière la tête, ses agiles boucles noires assombrissant sa mine légère, presque enfantine qu'on lui donnerait le bon dieu sans confession.
— C'est quoi cette tronche affreuse papy ! Tu es si déçu de ne pas me voir me trémousser en sous-vêtements dans le plus grand skatepark de LA ?
Le timbre de sa voix est pointé d'une intonation espiègle et badine qui accentue l'allure innocente - sans pourtant être angélique - de ce gars à tatouages.
Logan ne m'a pas jeté un seul regard depuis que nous avons quitté Venice pour s'engouffrer dans la Mercedez noire d'un castard à la dentition minable et se taper les énormes bouchons qui longent les routes interminables menant à Beverly Hills. Trop concentré à débattre avec son client, il en a oublié sa promesse de rester au près de moi et de veiller à ce que je ne me fasse pas bouffer par un gros requin qui surgirait de la foule amassée autour du parc.
J'aurais dû le prévoir qu'en arrivant ici, Logan ne changerait pas son planning pour protéger une sœur qui autrefois ne supportait pas les limites étouffante d'une tutelle familiale et que malgré l'envie fraternelle de m'aider, il n'irait jamais plus loin que de simples réprimandes et petites tapes sur les doigts. Aussi espérais-je, comme toujours, que voir ma mine atone à l'aéroport lui suffirait à me prendre sous son aile quitte à se les faire cramer par mon tempérament fugace et téméraire.
Après tout je ne demande que ça ; que l'on se brûle les ailes pour moi.
Je m'échappe in extremis de cette pensée égoïste et inopportune ne voulant pas revêtir le masque de la nana morose et apathique qui a tendance à me donner l'air maladif de Dracula. Les traits détendus, les lèvres légèrement entr'ouvertes et le regard attentif, en un rien de temps je retrouve la mine détachée et candide que je m'efforce d'afficher même lorsque personne ne se soucie de ma présence. C'en est pitoyable. Je suis pitoyable et je ne fais strictement rien pour changer ça.
— Il faut réussir à faire oublier cette affaire à la presse locale. C'est elle qui gère la diffusion des événements de LA et si cet énième saute d'humeur de ta part dépasse les frontières de la ville... Logan soupire et décolle son dos du mur opposé au mien, faisant face au mannequin, dans l'immense salon. Ah, bordel, t'es complètement à la masse, Holden.
Un ange passe et le silence qui vole au dessus de nos tête embrasse la pièce dans une étreinte dérangeante. Sans doute avec la ferme intention de le déstabiliser, le tatoué cloue son regard céruléen, d'une insolence flegmatique et d'un dédain insultant, dans celui doux et sucré de Logan. Ce dernier ne bouge plus, de la plante des pieds à la racine des cheveux, et j'ai comme l'impression que le temps s'est arrêté - enfin pour eux deux. Moi, je souffle d'exaspération devant le temps qui s'éternise faisant virevolter une de mes mèches rebelles. Je m'ennuie à mourir et bien que je n'ai aucun moyen rapide de partir d'ici, la lourde porte d'entrée qui n'est qu'à quelques mètres de mon corps ankylosé m'attire plus que tout au monde.
Oh mon dieu, faites que ça ne dure pas une demi-heure de plus.
Soudain, le temps d'un battement de cil, les pupilles célestes du mannequin dévient brusquement vers mon pied appuyé sur son mur en plâtre blanc. Désarçonnée, je le laisse abruptement tomber sur le sol, comme si j'avais entendu l'ordre silencieux, avant de le placer sagement à côté de son confrère de longue date.
Un vilain frisson me dévale l'échine au moment même où nos regards se heurtent. Électrique, désinvolte, franc - tant de sentiments qui imitent de près ceux ressentis au skate park. Pourtant, cette fois, j'ai l'impression qu'il me voit - vraiment - et ça me fout les jetons. Les traits particulièrement féminins de sa bouche rose et de son nez mutin ainsi que la douceur de sa peau lisse et laiteuse auraient tendance à attendrir tout être possédant un cœur - une âme. Cependant tout ceci n'est que leurre et poudre aux yeux car la lueur sauvagement féline qui étincelle dans ses prunelles ne fait que prouver qu'il n'en a pas lui, d'âme.
Et ce félin n'a pas l'air de m'aimer.
Brûlant, sauvage et tranchant - j'ai l'impression de voir le diable dans ces billes bleues auréolées de noir.
— C'est toi qui est lent à comprendre, papy...
Subitement, je n'existe plus. Son regard s'arrache au mien d'une vivacité à en faire perdre la tête. L'esprit en vrac, je m'accroche au guéridon en branche de teck qui me tient compagnie depuis notre arrivée inopinée, dans une minable tentative pour ne pas perdre l'équilibre.
— Si j'ai pris la décision de refuser de shooter, c'est que j'ai eu une meilleure offre - dans tous les sens du termes.
Happés par le ton calme du mannequin, Logan et moi l'écoutons, lui d'une oreille attentive, moi distraite par un je-ne-sais-quoi qui m'empêche de penser librement. Et je crois que ce je-ne-sais-quoi, c'est tout simplement lui, sa présence, le tout qu'il forme à lui seul. Oh, ce n'est pas positif, non. L'aura qu'il crée met mes sens en ébullition et ce n'est pas bon - pas bon du tout.
Mon instinct primitif me crie de fuir alors que mon cerveau fêlé par le temps m'ordonne de rester calme.
Suis-je la seule à ressentir - malgré les murs épais qui bâtissent cette forteresse - cet insécurité bizarre qui grignote ma conscience ? Ou peut-être que Logan la ressent aussi, mais qu'il n'en montre rien - comme d'habitude ?
— Il y a deux jours, j'ai été contacté par un novice en stylisme modélisme qui vient de finir ses études de mode quelque part en Asie, commence le mannequin, en se redressant, ses coudes soutenant son buste.
— Attends, tu lui a demandé au moins dans quelle école il a étudié ou tu as accepté à l'aveuglette ? Ça aurait très bien pu être un canular.
Logan, toujours impénétrable et atone, lui coupe l'herbe sous le pied, et croisent sur son torse ses bras longs et fins, sur la défensive.
— Son numéro de téléphone n'était pas masqué, soupire Holden avec dédain en ébouriffant sa crinière sombre qui valse dans une danse tumultueuse. Tout le monde sait qu'un canular réussi ne doit laisser aucune trace d'appel évidente. En l'occurrence, soit il n'a pas dû en faire des masses, soit ce n'est qu'un abruti qui ne sait pas se servir de son clavier.
Toujours spectatrice d'une joute verbale à la tournure narquoise, mon regard navigue entre mon frère dont la sérénité s'effrite à vue d'œil et Holden qui envoûte et perturbe les quelques connections qui s'établissent entre mes neurones.
— Enfin bref, je ne sais pas quel mouche m'a piqué mais elle ne m'a pas ratée, le mannequin se rallonge, les mains derrière la tête et un pied sur son genou, dans une posture décontractée qui ne fait que rappeler son petit air de bon enfant ; je lui ai donné une petite chance.
Si Logan n'était pas encore sur les nerfs, maintenant, il ne peut duper personne. Cette dernière réplique a eu le goût de lui faire perdre toute contenance.
— Quoi, s'écrie Logan en s'approchant à grandes enjambées près du canapé où se détend Holden. Donc tu as vraiment investi chez un novice sans même prendre le temps de jeter un œil à ses créations ! Merde, Holden, celui qui doit prendre les décisions ici, c'est moi et moi seul. C'est ce qui était convenu alors laisse-moi faire mon boulot.
— C'est ce qui était convenu, c'est vrai, mais ces temps-ci, je suis de mauvaise humeur alors, s'il-te-plait, proteste Holden presqu'en somnolant, les yeux mis clos et la respiration plus lente, va te faire voir et fout-moi la paix.
Irritée par la façon acerbe dans laquelle s'exprime ce junkie mi-ange mi-démon, je me redresse brusquement, m'appuyant sur mes deux pieds et amorce un pas vers l'avant, en oubliant presque que je ne suis pas chez moi. Cependant mon élan brutal et irréfléchi - je l'avoue - me vaut le pire des karmas ; mon pied cogne contre celui du guéridon tandis que le bruit sec d'un bouquin qui heurte le sol trouble le silence qui venait à peine de s'installer.
Les épaules raides et le cœur au bord des lèvres, je peste dans ma barbe et maudit mon impulsivité médiocre avant de me courber - tout en évitant des yeux les prunelles diablement perçantes du mannequin qui - Non ! - ce n'est pas moi qu'il regarde ; c'est le livre que je tiens maintenant par l'encolure qu'il fixe d'un regard éteint, dénué d'une quelconque flamme de vie.
— Une dernière chose et après je te laisse pour aujourd'hui : dit-moi, quels ont été ses arguments qui t'ont fait changé de fusils d'épaule, demande Logan sur un ton faussement poli ?
— Argh, t'es bouché ou quoi, s'exclame Holden en décollant son regard du livre. Quelle partie de "va te faire voir et fout-moi la paix" tu n'as pas compris ?
— Je suis juste curieux, Holden. Tu es jeune et nouveau dans ce milieu. C'est facile de te faire croire n'importe quoi, de te promettre strass et paillettes sur un immense tapis rouge et mon but, c'est justement de déceler les bonnes offres qui te permettront de gravir les échelons plus rapidement que prévu - en plus de mon boulot officiel.
Holden réplique, du tac au tac :
— Je n'ai pas besoin de toi pour me faire connaître ; la presse se charge déjà de ma publicité. Donc...
Logan le coupe :
— Justement, quand l'on parle de toi, Holden, c'est rarement en bien...
Les dernières paroles de Logan flottent dans l'air sans trouver où s'accrocher. Pendant un instant, le temps s'effiloche - encore - sans que personne n'ose émettre le moindre son. Mes doigts se crispe d'eux-mêmes sur le livre que je tiens toujours dans ma main, animés par une tension inopinée qui étouffe l'atmosphère et...plombe l'ambiance.
Holden ne regarde plus Logan, qu'il snobe en fixant le plafond blanc, terne, comme son regard qui a une nouvelle fois perdu éclat de vie.
Je décroche momentanément mon regard du salon pour le posé sur la reliure du livre, abîmée par le temps et dont la couleur rougeâtre a terni à certains endroits. Je dessine des yeux les arabesques - fissurées par les plis de l'usure - qui décorent simplement la quatrième de couverture et effleure du bout des doigts les pages à l'allure jaunie. J'en suis sûre ; ce livre a fait du chemin, a traverser le temps jusqu'ici et il est sans doute la seule chose dans cette maison qui possède encore une âme intéressante.
Ma curiosité piquée au vif et un minuscule sourire niais plaquée sur le visage, je retourne le livre et m'arrête sur le titre - que je ne connais que trop bien.
Ce livre n'est autre que celui que je me trimballais partout à New York, le genre de roman qui fait écho plus particulièrement aux cœurs écorchés - et ce livre possède bien une âme ;
L'Attrape - coeurs.
— Il s'appelle Eagon, Elton, Marlon... enfin - son prénom est dégueulasse de toute façon, commence Holden d'une voix lointaine. Pour me convaincre, il m'a envoyé une photo prise au téléphone d'une de ses premières créations ; une salopette - short pour homme. Rien de très original pour un gars ayant étudié en Asie, mais j'ai accroché - tout simplement.
Logan hoche la tête, sceptique et répond :
— Envoie-moi la photo par mail que je juge par moi-même.
Holden ne répond pas à son exigence et réplique :
— Il m'a aussi demandé une collaboration pour lancer sa carrière et propulser la mienne. Je ne lui ai pas donné de réponse. De toute façon, elle compterait pour du beurre, pas vrai, papy, souffle t-il sur un ton accusateur, un sourire mauvais lui fendant les lèvres.
Sur ses dernières paroles, le mannequin se retourne, face contre le dossier du canapé, de sorte que l'on ne voit pas son visage.
Comment est-ce qu'un homme aussi juvénile peut posséder ce genre de livre ?
Oh, que cette question sonne hypocrite lorsque l'on sait que je suis plus jeune que lui et que je possède exactement le même roman !
Une lueur de désespoir scintille dans les yeux de Logan. Après un court instant à jauger d'un regard flapi le dos voûté du mannequin, il soupire comme déçu, et juge ainsi que c'est le bon moment pour s'éclipser dans le plus grand des calmes, sonnant le gong de ma libération. De ses grandes jambes il traverse le salon pour m'attraper fermement par le poignet et me tirer vers la porte d'entrée. Étrangement, bien que je n'aspire qu'à soustraire mon bras de sa prise trop... trop éhonté pour ce corps trop sensible, je ne riposte pas ; moi aussi j'ai envie de me tirer de là.
— Hé, Casper ! Tu comptes te barrer avec mon livre en plus d'avoir oublié les bonnes manières, intervient une voix derrière mon dos ?
Interloquée, je tourne la tête vers le salon-séjour, un sourcil légèrement relevé - sans pour autant être dans l'arrogance. Deux billes bleues me fixent, sans la moindre expression descriptible, ni colère, ni jugement - rien - mais qui pourtant gardent en elles une certaine intensité bestiale à en faire vibrer les parties sensibles de... de quoi ? J'en sais foutrement rien.
Un flot de questionnement se bouscule dans ma gorge asséchée par l'acuité de cette échange visuelle et se bloquent au bout de mes lèvres qui s'entr'ouvrent et se referment à répétition :
Pourquoi est-ce que j'ai l'impression de reprendre mon souffle dans un regard qui parait mort ? Et pourquoi est-ce que ça me rassure de voir un regard sans doute plus vide que le mien ?
— Tu ne veux pas me répondre ou tu n'as pas la réponse ?
Lorsque le mannequin se lève du canapé, la poigne de mon frère se resserre sur mon bras. Bordel, a-t-il oublié qu'il avait une grande main ?
— Excuse-moi ? m'entends-je dire à haute voix.
Un ricanement mesquin vibre dans sa gorge :
— Rends-moi mon bouquin et on verra pour ça après, dit-il en s'approchant, une main dans ses cheveux en pagaille.
Je me mords la lèvre inférieure, pour m'empêcher de lui répondre trop brusquement et lui tends le livre que j'ai complètement oublié de re-déposer sur le guéridon. Il faut dire que Logan ne m'en a pas vraiment laissé le temps mais ce n'est pas une excuse ; je n'aurais pas dû y toucher.
Holden reprend le livre auquel il ne jette même pas un coup d'œil puis comme pressé par le temps, Logan réplique aussitôt :
— On s'en va, April.
Je ne dis rien, ça ne sert à rien ; Logan m'a déjà traîné hors de la maison.
—
I wish you all The best.
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