⋅ Partie 18 ⋅

Hôpital de Fujikawachiko - 16h27

— Bonjour, je viens voir Ichihoshi Hikaru.

L'hôtesse d'accueil leva les yeux de son ordinateur pour observer Naho au travers de ses lunettes carrées. Ce plan n'allait pas marcher, elle allait craquer et fondre en larmes au beau milieu du hall de l'hôpital. Pourtant, elle savait que Kidou Yuuto n'était pas loin, à la surveiller depuis sa cachette. Ce devait vraiment être une très bonne cachette, parce qu'il lui semblait difficile de se fondre dans la masse avec une limousine, des dreadlocks et des lunettes de plongée. Mais du moment qu'il était là... Elle inspira calmement, tout en s'efforçant de conserver son sourire poli, comme si elle venait rendre visite à son cousin hospitalisé et non à un garçon aux antécédents douteux. L'hôtesse la dévisagea longuement, avant de baisser les yeux vers son ordinateur. Naho crut un instant que tout était fichu, qu'elle allait exiger une pièce d'identité et la faire expulser par la sécurité, mais elle déclara :

— Chambre quatre cent douze. Prenez l'ascenseur à droite, montez au quatrième étage et ensuite c'est tout droit, vous ne pouvez pas vous tromper.

La brunette l'observa un instant, incrédule. Ça venait vraiment de marcher ? Elle pouvait monter rendre visite à ce garçon ? Voyant que Naho n'avait pas bougé d'un iota, l'hôtesse haussa un sourcil.

— L'ascenseur est par là, mademoiselle.
— A-ah... oui, merci beaucoup. Bonne journée.

Cette fois, la jeune fille ne se fit pas prier et rejoignit l'ascenseur aussi vite que possible. Quand elle en sortit, quatre étages plus haut, son regard tomba sur le panneau suspendu à l'entrée du couloir, annonçant en lettres blanches sur fond bleu : « Service Psychiatrique ». Naho s'attarda un instant, décontenancée par cet écriteau, puis elle s'engagea dans le couloir.

Quatre cent huit, quatre cent dix, quatre cent douze... La jeune fille s'arrêta et contempla les chiffres en métal avec hésitation. Le mot « psychiatrie » résonnait encore dans son esprit, ainsi que la description que Nosaka lui avait faite de Ichihoshi. Malgré toute la peur que cet inconnu lui inspirait, elle eut soudain beaucoup de peine pour lui. Que s'était-il donc passé, pour qu'il se retrouve dans un service psychiatrique ? Quelque chose de grave avait forcément eu lieu... mais quoi ? C'est ce qui lui restait à découvrir. Elle soupira pour exhaler son stress puis, déterminée, elle frappa à la porte.

—Entrez, c'est ouvert, répondit la voix étouffée d'un jeune garçon.

Avec appréhension, elle poussa le battant et entra dans la pièce. La lumière n'était pas allumée mais le soleil inondait la chambre de ses couleurs vermeilles

— Bonjour, la salua-t-il.

Sa voix était étonnamment calme et agréable, elle qui s'attendait à tomber sur un grand lascar un peu mauvais genre, comme son grand frère le lui avait été décrit. À bas les préjugés ; en fait, elle trouva sur le lit un jeune garçon à peine plus jeune qu'elle. Et en dépit de ses joues peut-êtres un peu plus rebondies, de son regard plus enfantin, il était en tous points identique à la photo que Nosaka lui avait envoyée. Il ne portait pas les tenues blanches réservées aux patients dans les hôpitaux, mais un simple sweat à capuche noir et un jean. Assis sur le lit, il balançait ses jambes dans le vide et avait dans les mains une Nintendo Switch.

— Je suis Naho, se présenta-t-elle, alors qu'il la détaillait du regard comme elle le faisait.
— Tu joues au football ? s'enquit-il aussitôt.

Il ne passait pas par quatre chemins. Si ce garçon était aussi obnubilé par le ballon rond que Nosaka, il se pourrait bien qu'elle le balance par la fenêtre. Cependant, elle se rappela aussi qu'il était hospitalisé pour raisons psychiatriques et qu'il valait mieux le prendre avec des pincettes.

— Qu'est-ce qui te fait dire ça ? répondit-elle d'une voix douce.
— Ton porte-clés, dit-il en désignant son sac.

Elle baissa les yeux sur le petit tigre en peluche qui tenait un ballon de football en mousse entre ses griffes, accroché à l'anse de son sac de cours. Ce n'était clairement pas le plus joli des porte-clés, mais Tohru le lui avait ramené d'un voyage scolaire à Nagoya, et elle s'y était fait. À force de le voir tous les jours, elle avait même oublié qu'il était toujours là, à la suivre partout où elle allait.

— Ah, c'est un cadeau de mon petit frère, expliqua-t-elle.
— Tu as un petit frère ? fit-il, intéressé, en se redressant.
— J'en ai même deux.

Ses yeux s'écarquillèrent, comme si elle lui avait annoncé qu'elle était venue ici à dos de dragon. Hikaru devait avoir à peine un ans de moins qu'elle, mais il avait l'air d'un enfant dans ses réactions et sa façon de la regarder.

— Toi aussi tu as un frère, non ?

Ce fut prompt, mais Naho ne le manqua pas. Au fond de ses yeux bleus, ses pupilles frémirent à la mention de son frère aîné, comme si son esprit avait vacillé l'espace d'une seconde. Puis très vite, comme si rien ne s'était passé, tout se stabilisa : un large sourire naquit sur ses lèvres et ses yeux s'illuminèrent.

— Tu connais Mitsuru ?
— Vaguement, acquiesça Naho, sans trop oser avancer dans la chambre d'hôpital. Je ne lui jamais vraiment parlé.
— Oh, fit-il, désappointé.

La jeune fille avisa son regard éteint et s'en voulut aussitôt. Cependant, elle discerna quelque chose d'essentiel dans l'esprit du garçon. Mitsuru était une étoile dans sa vie, celui qui l'éclairait et le guidait. C'est lui qui amenait de la lumière quand il était plongé dans les ténèbres. Le monde entier de Hikaru gravitait autour de Mitsuru.

— Ce n'est pas de lui que je suis venue te parler, avoua-t-elle alors en prenant place à côté de lui sur le lit.
— De qui, alors ? couina-t-il en relevant brusquement la tête.

Ses yeux sombres se posèrent sur elle, pleins d'espoir. Ce garçon n'avait rien de méchant. Elle ne pouvait pas se servir de lui et l'interroger comme si de rien n'était alors que sa santé mentale était en jeu. Pourtant, il fallait qu'elle comprenne la source du problème.

— Parle-moi de toi.

Ses sourcils tressaillirent et il papillota des yeux, tandis qu'il cherchait une réponse, le regard hagard. Malgré l'or du soleil au crépuscule qui lui illuminait le visage, il avait le teint terriblement pâle. Il avait besoin d'étoiles. Sans même connaître les détails de son trouble, elle devinait sans mal l'étendue de sa douleur. Et c'était un vrai crève-cœur de le voir ainsi.

— Laisse tomber, finit-elle par dire à mi-voix.

Les mots étaient sortis d'eux-même, en le voyant ainsi tourmenté par ses propres démons dont elle n'avait pas connaissance. Aussitôt, son regard redevint net et il lança un regard curieux à Naho.

— Tu sais quoi ? Je vais t'en faire cadeau, sourit-elle en attrapant le tigre en peluche de son sac.
— Pour de vrai ? s'exclama Hikaru en se redressant, emballé.
— Pour de vrai.

Après avoir lutté pendant de longues secondes, sous le regard fasciné du jeune garçon, elle parvint à détacher le porte-clé. Elle le remit à Hikaru avec un sourire et il s'en saisit avec délicatesse, comme si c'était les Joyaux de la Couronne et non un vulgaire porte-clé payé cent yens à Nagoya.

— Tu en prendras soin, hein ? Mon frère ne sera pas très content sinon, le taquina-t-elle.
— Promis, déclara-t-il en la regardant droit dans les yeux.

Sur cet engagement pris très au sérieux, ils se séparèrent et après lui avoir assuré qu'elle reviendrait très vite, Naho quitta la chambre d'hôpital. Elle n'avait pas eu beaucoup de réponses aux questions de Nosaka, mais elle comprenait peut-être ce qui poussait ce Mitsuru à se battre pour lui.

— Vous êtes une amie de Hikaru ?

Elle sursauta en entendant cette voix, alors qu'elle venait juste de fermer la porte derrière elle. Son stress revint au galop et elle fit volte-face. Un jeune homme en blouse blanche se tenait devant elle. Sous le blason de l'hôpital, son badge indiquait « Infirmier Takahashi ». Il avait un gobelet en plastique à la main et la regardait avec curiosité.

— O-oui, couina-t-elle, en sentant l'angoisse l'envahir.
— C'est génial, ça, sourit-il, à la plus grande surprise de Naho. Il ne reçoit pas beaucoup de visites, vous savez... En même temps, il n'est là qu'une partie de la journée.
— Une partie ? s'étonna-t-elle.
— Oui, le soir surtout. A la fin de son entraînement de football, il vient me voir.
— Ah parce qu'il fait du foot ?

Cette question sembla interpeller l'infirmier puisqu'il arbora un air dubitatif. Elle devait vraiment avoir l'air complètement paumée dans cet hôpital, et devait se ressaisir avant de se faire griller.

— C'est que... je pensais qu'il avait arrêté, vous savez avec...

« Ses problèmes. » voulut-elle finir, mais elle se tut avant de dire une bêtise. Elle ne savait même pas quels étaient les raisons de son hospitalisation. Fort heureusement, l'infirmier reprit la parole très vite.

— Avec l'accident ? Oh, aucun souci pour ça, il peut y rejouer. Je dois vous avouer qu'avec mes collègues, on a hésité au début, mais ça lui a fait beaucoup de bien de reprendre le football. Puis nous sommes en contact avec son entraîneur, il nous informe de chacune de ses phases. Ne vous inquiétez pas pour lui, il va de mieux en mieux.

Ses phases ? Elle n'était pas une experte en psychanalyse, mais cela s'annonçait rarement positif. Plus les secondes s'écoulaient et plus le sort de ce garçon lui brisait le cœur, qu'importe ce que son frère avait fait à l'équipe. D'ailleurs, c'était sans doute les malheurs de cet enfant qui avaient poussé son frangin à agir ainsi. Cela poussa Naho à se demander jusqu'où elle serait prête à aller pour ses petits frères, aussi pénibles fussent-ils.

— Je vais y aller, déclara-t-elle après une longue seconde de silence. Juste, vous savez si son frère est venu le voir aujourd'hui ?
— Son frère ? Dites-moi, vous êtes sûre de bien le connaître, Hikaru ? s'étonna l'infirmier Takahashi, en fronçant les sourcils.

Naho piqua un fard. On y était. Non seulement il y avait un problème avec Mitsuru, mais en plus, elle était littéralement fichue. Elle allait se faire expulser de l'hôpital. Par tous les dieux qu'elle connaissait, et même ceux qu'elle ne connaissait pas, qu'elle trouve une solution, et vite ! C'est bien évidemment lorsqu'on attend le plus une intervention divine qu'elle ne vient jamais.

— Ben... euh, pas vraiment, avoua-t-elle à moitié en détournant le regard.

Ses yeux fouillaient la pièce, à la recherche d'une quelconque issue de secours pour pouvoir prendre ses jambes à son cou. Comme si l'infirmier allait l'attaquer, c'était ridicule. Non, il fallait que... elle baissa les yeux sur son sac de cours.

— J-je suis dans sa classe au lycée et... je dois lui amener les cours, balbutia-t-elle.

Elle se surprenait de mentir avec autant d'aplomb. Nosaka aurait donc eu raison, de croire en elle ? Quant à l'infirmier Takahashi, il hoqueta de surprise devant son aveu.

— Toutes mes excuses, lâcha-t-il au bout d'un instant, je ne voulais pas te faire peur.
— C'est pas grave. Je... j'aurais dû le dire dès le début.

À traduire : elle aurait dû mentir dès le début. Peut-être pouvait-elle se servir de ça pour chaparder des informations ? C'était un peu gros, mais sans essayer, elle ne saurait jamais. Elle s'éclaircit la gorge.

— Du coup, c'est quoi l'histoire avec son frère ? Sans indiscrétion... Comme je sais qu'avec le secret médical et tout...
— En effet, j'ai un devoir de réserve... grimaça l'infirmier en croisant les bras.

Raté. Compréhensive, elle hocha faiblement la tête et regarda nerveusement les portes de l'ascenseur au bout du couloir. Elle ne pouvait plus rien obtenir ici, alors autant partir, non ? Cependant, à ses côtés, le médecin poussa un soupir qui attira son attention. Il jeta un coup d'œil prudent au bureau des infirmiers, puis regarda Naho.

— Oh, et puis zut ! pesta-t-il à mi-voix, en décroisant nerveusement les bras. T'es bien la seule à être venue le voir jusque là. Puis tu es sa camarade de classe, non ?

Honteuse de mentir ainsi, Naho opina du chef. Elle irait brûler en enfer pour avoir autant abusé de la gentillesse des gens. Au moins, c'était pour la bonne cause – enfin, elle l'espérait, sinon Nosaka pouvait d'ores et déjà se considérer mort et enterré.

— Viens par là, fit-il alors en ouvrant la porte d'un petit bureau.

Naho mit quelques secondes à réagir, tant tout ça lui paraissait surréaliste. Puis, incrédule, elle leva les yeux vers le plafond et songea à aller faire un tour des temples de la ville pour remercier tous les dieux qu'elle connaissait. C'était inespéré. Timidement, elle entra dans le bureau et prit place sur la chaise que lui offrait l'infirmier Takahashi. Ce dernier ferma la porte derrière lui avant de venir s'installer de l'autre côté du bureau. Il dégagea plusieurs dossiers qui étaient étalés sur son bureau puis, enfin, il se concentra sur la jeune fille.

— Que sais-tu sur son frère, exactement ? demanda-t-il alors.
— Qu'il s'appelle Mitsuru et... qu'il joue pour l'équipe nationale.
— Ah, je vois... on ne t'a pas tout dit, donc.

On ne lui avait rien dit, oui ! Elle était là, au beau milieu du service psychiatrique d'un hôpital pour aller pêcher des informations sur un garçon qu'elle ne connaissait même pas, et qui avait causé du tort à d'autres personnes qu'elle connaissait encore moins.

—Le Hikaru avec qui tu vas à l'école, et qui est dans la chambre quatre cent douze est suivi ici pour trouble dissociatif de l'identité, commença-t-il avec gravité. Je te le dis tout de suite : même si ça y ressemble, ce n'est pas de la schizophrénie. C'est plus complexe que ça. Quand il était plus jeune, son... son père a eut un grave accident de voiture. Son frère et lui étaient sur la banquette arrière au moment de l'accident. Hikaru a survécu mais...

Alors que les pièces du puzzle s'assemblaient peu à peu, Naho écarquilla les yeux. Elle devinait sans mal la suite, le cœur serré. C'était malheureusement souvent comme ça.

— Ce n'est pas le cas de Mitsuru, poursuivit l'infirmier. Son père est décédé sur le coup lui aussi. Quant à Hikaru, le traumatisme était tel qu'il a... nié la mort de son frère. Et il a assimilé sa personnalité.

L'infirmier fit une pause dans son récit pour boire son café. Quant à Naho, elle fronça les sourcils. Elle ne voyait pas où il voulait en venir.

— Qu'est-ce que vous voulez dire par « assimilé » ?
— Disons qu'il a absorbé la personnalité de son frère et il est « devenu » Mitsuru. C'est un peu comme s'il était possédé.
— Mais... comment c'est possible ?
— C'est un mécanisme de défense, une manière pour lui de le garder en vie. En faisant ça, il a essayé de se protéger de la mort de son propre frère. Maintenant... la plupart du temps, il est Mitsuru, vivant et en pleine santé, qui se bat pour son petit frère à l'hôpital. Et quand il revient ici, il redevient le petit Hikaru en convalescence après un grave accident de voiture, à attendre la prochaine visite de son frère footballeur. Dans tous les cas, qu'il soit dans la phase Hikaru ou Mitsuru, il est persuadé que son frère est toujours vivant...

Dévastée, Naho n'observait plus le docteur, qui racontait les événements. Elle avait baissé les yeux, incapable de regarder qui que ce soit à ce moment précis. Cet adolescent était brisé depuis des années, à attendre quelque chose qui ne viendrait jamais, et l'infirmier semblait peiner à recoller les morceaux entre eux. Même s'il guérissait un jour, est-ce qu'il parviendrait à retrouver une vie normale ? C'était injuste, terriblement injuste.

— Mais il va de mieux en mieux, tu sais, reprit l'infirmier avec un sourire confiant, en se penchant pour capter son regard. Physiquement déjà, il est au top de sa forme. Et psychologiquement... il s'améliore. Tu veux que je te dise ? C'est bien qu'il puisse jouer dans l'équipe nationale. Non seulement il est doué. Mais en plus, faire partie dans cette équipe est la meilleure chose qui pouvait lui arriver.

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