"Quoi ?"
C'était il y a deux semaines. Deux semaines, déjà. Je m'en souviens comme si c'était hier. Je nous revois, moi, mes peurs et mes doutes, mon arme, encore tremblotante entre mes mains. Mais il y avait aussi les autres, ceux que j'appelais mes frères, que l'on m'avait appris à chérir et protéger. Ceux qui, comme moi, défendaient la cause d'une humanité purgée de toute infamie, en accord avec le seul être parfait de ce monde... Dieu. Et puis il y avait les infidèles.
Des regrets ? Pas vraiment. Même si, depuis que je suis ici, je dois avouer qu'il y a un certain malaise qui s'installe. Semblable à un serpent qui s'enlace autour de sa proie, le nœud qui me creusait le ventre depuis le début de l'entretien s'est mis à remonter, lentement, jusqu'à me brûler les poumons et rougir mes joues en feu. Silencieux et sournois, il parait déterminé à ne pas relâcher sa victime.
« Que s'est-il passé ? » l'un me demande. « Explique tout » insiste l'autre. C'est le matin, ils sont encore relativement calme. À force, je finis par connaître la pièce et leurs méthodes. Bétonnés, lisses et fraichement repeints d'une agressive peinture rouge sang, les murs me laissent penser que j'ai eu droit à un service première classe. La nourriture n'est pas particulièrement bonne mais c'est toujours mieux que les plats cuisinés par ma mère, de l'autre côté de la frontière. Au moins, je ne meurs pas de faim ou de soif, contrairement à ce à quoi je m'attendais.
Qu'ils soient blonds, bruns, roux, noirs ou blancs, les interrogateurs s'enchaînent et se relaient, me plaçant systématiquement sous surveillance. Malgré ça, aucun d'entre eux n'a réussi à m'arracher un seul mot. Ils ont presque tout essayé et je sens qu'ils désespèrent. J'ai eu droit au coup du méchant et du gentil flic, à l'arrivée intimidante du « big boss » et aux promesses d'un futur clément. Rien.
Je n'ai rien dit, pas par honte ou honneur, pas par mépris ou dédain, mais juste parce que je n'en ai pas envie. Il n'y a rien à dire : ce qui devait être fait était fait, c'est tout.
Et puis ils sont arrivés.
Affabulés de leurs costumes noirs trop petits pour eux, ils demandent aux précédents investigateurs de sortir. Ces derniers allaient protester quand on leur fit comprendre que la situation ne le permettait pas. Au vu des stries sur leurs visages et de la violence avec laquelle ils frappèrent sur la table, je savais que quelque chose était arrivé. Mes frères avaient surement encore frappé.
« Réponds » exigent-ils, en chœur. Le ton est plus insistant, la promesse de violence est réelle. Le premier s'empare du col de ma chemise avant de plaquer violemment mon visage contre la table. Un grincement retentit, mon nez saigne. Les gouttes de sang, du même rouge que les murs, glissent le long de mon visage, s'arrêtent un instant à la commissure de mes lèvres avant de s'éclater sur les photos.
Partout sur le meuble, ils avaient disposés différentes images des victimes et je peux déjà sentir le gras des doigts qui les ont manipulés contre mes joues. Mais il y a autre chose... Les effluves perdues d'un café malencontreusement tombé par-là quelques heures plus tôt chatouillent mon nez, me rappelant le goût infâme de cette boisson tant chérie par les occidentaux. Un cappuccino, oui, ça doit être un cappuccino. Après quelques secondes, une violente douleur à la nuque me tire finalement de mes pensées.
« Écoute-moi bien, connard ! Si tu te décides pas à coopérer maintenant on fera en sorte que tu vives un enfer, bien pire que celui qui t'attends une fois aux côtés du dieu que tu chéries tant. Le reste de ton existence ne sera que supplice et prières à celui qui t'as déjà renié depuis longtemps. » Celui qui m'a déjà renié depuis longtemps ? Qu'est-ce qu'il en sait, lui ? Lui, l'infidèle qui manque de respect à notre dieu chaque jour, lui qui « oublie » de le prier, lui qui n'a même pas lu les saints Écrits !
La douleur se fait plus forte, plus intense. Il approche son visage du mien, pendant qu'il pointe les différentes photographies. Du coin de l'œil, j'essaie, mécaniquement, de suivre ses mouvements. Ma posture rend la manœuvre difficile et, alors qu'il recommence à parler, je ne l'écoute déjà plus : il m'a agacé. Peu à peu, son haleine fétide vient remplacer la douce odeur de café que je commence déjà à regretter. Quelques photographies apparaissent sous mes yeux.
Il y a des portraits de gens que je ne connais pas. Il y a du sang aussi, beaucoup de sang. Je me demande si ce dernier vient des images ou si c'est le mien, qui continue à couler entre les poils fins de ma moustache naissante. Parmi les scènes capturées, une salle de spectacle attire mon attention. La fosse où devait surement se tenir le public est couverte de trainées de sang. Plusieurs cadavres gisent çà et là... Cette scène je la connais, je l'ai vécue.
Pris d'impatience ou de spasmes incontrôlés — comment savoir ? —, son collègue m'empoigne violemment le col et me tire hors de ma chaise. Désormais à quelques centimètres de son visage disgracieux je découvre, sans surprise, qu'il a lui aussi dû se fâcher avec son tube de dentifrice ces derniers jours.
« As-tu, oui ou non, participé, de quelque manière que ce soit, aux attentats du 13 novembre ? » vocifère-t-il alors. Un attentat ? Où ça ? me dis-je. Sans doute fait-il référence aux perpétuels blasphèmes que lui et ses semblables perpètrent jour après jour en toute impunité. Grâce à notre action, ils ont peut être réalisé ce jour-là que la façon dont ils vivaient était un attentat au bon sens, que l'État en place doit être épuré pour que nous puissions enfin revenir aux commandements originels de Dieu. Oui, ça doit être ça, je ne vois pas d'autres possibilités.
La réponse est donc bien évidemment non, puisque j'étais justement là-bas pour mettre fin à ces attentats au bon sens et à notre dieu. Malgré ça, je n'ai pas l'impression que c'est la réponse qu'ils attendent. J'attends donc une nouvelle question, dont la réponse ne serait ni mensonge pour moi ni frustration pour les deux hommes.
Plusieurs coups volent et mes blessures s'aggravent. Le contour de mes yeux est certainement déjà teinté de jaune et de bleu, mes couleurs favorites. La douleur ne me dérange pas tant que ça, j'ai été habitué à bien pire. Cette odeur par contre... Elle me gêne. Leurs propos ? Ils m'agacent. Je dirais même plus, ils m'ennuient.
Nourrissant l'espoir de pouvoir échapper à l'haleine poisseuse des deux hommes, c'est quand ils finissent par me demander « faisais-tu partie de ceux qui tiraient sur la foule ce jour-là, oui ou non ? » que je me décide à briser le silence et répondre fièrement : « Oui. ».
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top