Chapitre 1
Je t'avais dit que je mourrais sans toi, pensa Alex Bates en regardant en bas de la plateforme où il se tenait. Il avait grimpé sur le toit de la patinoire où il allait souvent étant jeune, et était maintenant en train d'observer tous les gens qui se trouvaient en dessous de lui.
Il imaginait quelles seraient leurs expressions s'il sautait devant le prochain train. Il imaginait la chute, ces quelques minutes de suspension avant l'impact. Il imaginait son sang jaillire sur les fenêtres, le rouge cramoisi contrastant avec le blanc éclatant du train.
C'était presque drôle de penser qu'un lieu contenant autant de bons souvenirs serait aussi l'endroit où il contemplerait sa mort ; la haine dans sa tête se juxtaposait aux souvenirs qu'il emporterait. Il ne savait même pas vraiment comment il s'était retrouvé sur le toit d'un vieux bâtiment surplombant les stations de train Londoniennes, mais il n'arrivait pas à repartir.
Ce jour-là, la matinée avait été chaude, le ciel clair et le soleil brillant. C'était presque comme une photographie de magazine ; une journée parfaite. Ha. Juste comme la chaleur extérieure d'Alex était une façade pour la glace qui habitait son cœur, l'air autour de lui était froid. Le vent soufflait doucement, faisant voler ses cheveux chocolat devant ses yeux - les yeux qui le hantaient chaque fois qu'il se regardait dans le miroir. Des iris sombres bleu cobalt avec des taches presques dorées dedans, encadrés de cils noirs. Des yeux qu'il avait partagés avec sa sœur jumelle Alice.
Des yeux qu'elle n'ouvrirait plus jamais.
Cela faisait deux mois que l'accident de voiture lui avait ôté la vie, deux mois agonisants à cacher la souffrance qu'il ressentait. Bien sûr, tout le monde s'attendait à ce qu'il soit triste, comme n'importe qui le serait après avoir perdu un membre de sa famille. Mais ce que personne n'avait réalisé était la spirale destructrice qui le tirait vers le bas depuis. Si seulement il n'avait pas été aussi têtu, il se serait arrêté pour trouver une direction, et il ne lui aurait pas demandé d'aller chercher la carte qu'ils gardaient toujours dans le siège arrière. Et elle n'aurait pas détaché sa ceinture pour aller la prendre.
Si seulement.
La dernière chose qu'il lui avait dite, quelques instants avant l'impact, avait été une exclamation exagérée lancée avec sarcasme :
« Merci, Alice. Tu sais que je mourrais sans toi, hein ? »
Il ne se souvenait même pas de quoi ils parlaient avant ça, mais cette simple phrase l'avait toujours hanté depuis. Parce que c'était la vérité.
S'ils avaient juste été des frères et sœurs normaux, peut-être que ça n'aurait pas été si dur, mais ils étaient des jumeaux. Ils avaient tout fait ensemble, surtout depuis que leurs parents étaient décédés quelques années auparavant. Un accident de petit avion ; il avait été hors de contrôle pendant quelques instants et avait atterri dans l'océan, sur le chemin du retour de leurs premières vacances sans leurs enfants. Même si les deux frères et sœurs étaient assez chanceux pour avoir un oncle et une tante formidables qui leur avaient tendu la main, ils avaient toujours pensé qu'ils étaient seuls contre le reste du monde. Mais maintenant, Alice était partie et Alex détruit.
En regardant un homme habillé en costume d'affaires - à coup sûr en train de rentrer du travail - courir pour avoir son train, Alex ne pouvait pas s'empêcher de penser au transport. C'était les transports qui avaient causé la mort des membres de sa famille, alors pourquoi ne pas laisser un train être la cause de la sienne ?
Il ne s'était pas senti aussi vide après la mort de ses parents, en tout cas pas autant que ce qu'il ressentait maintenant sans Alice. Ils étaient jumeaux, et avaient partagé plein d'expériences et d'émotions ensemble. Étant enfants, à chaque fois qu'ils s'étaient plaints de devoir partager leurs jouets, leur mère avait dit :
« Si vous avez pu vous partager un utérus, alors vous pouvez vous partager tout le reste. »
Plus proche qu'une meilleure amie, Alice avait toujours été là. N'était-il donc pas juste qu'il soit également avec elle dans l'au-delà ?
Il ferma les yeux, se laissant emplir du bruit des rues bondées de Londres. C'était dans les moments comme celui-là qu'il se sentait enfin en paix. Le bruit autour de lui était suffisamment fort pour bloquer les cris de sa sœur morte qu'il entendait dans sa tête, encore et encore.
Il fit un pas en avant. Encore un seul, et il tomberait en plein sur les rails.
Encore un pas.
Ne fais pas ça, lui chuchota une douce voix derrière lui.
Cette voix inattendue éclaira l'esprit d'Alex, le ramenant à la réalité. Ses yeux s'ouvrirent brutalement, et sa tête tourna rapidement pour voir qui lui avait parlé. C'était une fille de son âge. Il la reconnut de l'école ; il ne lui avait jamais parlé avant mais elle avait été dans plusieurs de ses classes, et il savait qu'elle s'appelait Kalila.
Joli nom pour une fille aussi ordinaire.
La première chose qu'il remarqua fut le badge rouge attaché autour de son cou, lui indiquant qu'elle travaillait au café de la patinoire. Sa main gauche était légèrement levée, comme si elle allait le réconforter, bien que ce ne fut pas nécessaire. Son autre main tenait un paquet de Skittles et un café Costa. Peut-être un goûter sur le toit avant de quitter le travail ?
Il lui sourit simplement, comme si se tenir sur le bord du toit devant les stations de train était une activité parfaitement normale à faire le dimanche après-midi en plein mois de novembre. Même s'il ne la connaissait pas vraiment, il savait qu'elle était le genre de bonne personne qui allait essayer de lui parler. Cette pensée le fit presque rigoler, chose qu'il n'avait jamais faite depuis l'accident. Le petit minois de cette fille ne pourrait pas l'arrêter.
Mais elle ne lui parla pas.
Elle ne plaida pas, ne mendia pas, ne pleura pas ; aucun mot sur comment il se sentait ou comment il pouvait se reculer du bord. Aucune connerie sur le fait de rester fort et d'aller mieux. Aucune de toutes ces merdes qu'il avait déjà entendu des millions de fois ; rien de ce à quoi il s'attendait.
Tout ce qu'elle fit fut de lui tendre le paquet de Skittles. Les sourcils d'Alex se froncèrent de confusion.
— Qu'est-ce que tu fais ? demanda-t-il, perdu.
Elle ne répondit pas tout de suite, elle se contenta de le fixer comme si elle ne l'avait encore jamais vu. Ce qui n'était pas vrai, puisque Alex était l'un des garçons les plus populaires dans son école. Mais le voir si vulnérable le changeait en une nouvelle personne, très différente de celle qu'elle avait l'habitude de voir se pavaner avec l'équipe de football.
— Il n'y a aucun mot que je puisse dire pour te faire changer d'avis. Même si j'arrivais à t'arrêter maintenant, rien ne me dit que tu ne sauteras pas plus tard. Donc j'ai pensé que quitte à mourir, tu devais au moins le faire en ayant d'abord mangé les meilleurs bonbons de l'humanité.
Et sur ce, elle tourna les talons, laissant derrière elle un Alex très confus.
***
Même si tout ce qu'avait voulu Alex était de faire ce dernier pas pour que les cris dans sa tête se taisent, il ne pouvait plus que penser à cette fille étrange. Il avait été surpris, ne s'y attendant pas, et ne pouvait s'empêcher d'être intrigué par le calme dont elle avait fait preuve dans un tel moment de vie - ou de mort. Il oublia le train pendant un moment, débattant intérieurement sur ce qu'il devait faire à présent.
Avale ça, pensa-t-il en ouvrant le paquet de Skittles avec ses dents. Après tout, il n'avait pas déjeuné et il était désormais presque dix-huit heures. Il se tourna et descendit les marches - celles que Kalila venait d'emprunter.
Ni les trains ni le toit ne vont s'en aller. Je peux avoir mes réponses et revenir ensuite, n'est-ce pas ?
Satisfait de sa décision, il entra dans le café où elle travaillait, espérant avoir une explication sur ce qu'il venait de se passer, mais il était vide. En fait, tout le bâtiment semblait être vide. Il n'y avait personne en vue et s'il n'y avait pas eu la petite musique qu'il entendait en fond, il aurait pensé qu'ils avaient fermés pour la nuit.
Marchant sur la pointe des pieds pour ne pas être remarqué, Alex marcha lentement une direction d'une faible lueur. Il savait que c'était la piste de patinoire, mais pourquoi est-ce que quelqu'un patinerait seul à l'heure de fermeture ?
C'était Kalila. Même s'il l'avait supposé en la suivant, il était surpris. Elle n'avait jamais rien eu de remarquable ; sa peau était légèrement bronzée, elle avait des cheveux noirs ondulés et des yeux marron. Mince mais pas maigre. Intelligente mais pas surdouée. Ni petite ni grande. Elle était moyenne dans tous les sens du terme.
Kalila était le genre de fille à qui on empruntait un stylo sans jamais lui rendre, la fille à qui on sourit dans les couloirs sans s'arrêter pour lui parler, la fille à qui on dit « salut » en classe avant de se retourner vers ses amis. Mais en étant posté là, caché dans l'ombre, Alex réalisa que Kalila avait quelque chose pour elle.
Ce n'était pas quelque chose d'évident ; pas son visage, pas sa manière de parler ou son style vestimentaire. C'était la façon dont elle bougeait, le positionnement de ses bras quand elle se stabilisait, l'étirement de ses jambes quand elle glissait sur la glace. Elle avait en elle une étincelle d'équilibre, de grâce et de passion. De bonheur.
En repensant à la première impression qu'elle lui avait faite, celle d'être une petite souris, Alex ne put s'empêcher de secouer la tête. À présent, quand il la regardait, il voyait plus une panthère glisser sur le sol, puis sauter en l'air. Il y avait quelque chose de félin dans sa manière de tourner, inconsciente de tout ce qu'il se passait autour d'elle. Elle bougeait comme s'il n'y avait rien d'autre qu'elle et la glace.
Et pour la première fois depuis que sa sœur était morte, Alex ressentit autre chose que la peine à laquelle il était habitué. Il ressentit de l'admiration. Il sût qu'il voulait lui parler, apprendre à connaître cette fille qui le fascinait.
Et peut-être, juste peut-être qu'il n'était pas prêt pour mourir maintenant.
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