III
« - Ah, je t'attendais ! s'est soudain écriée Esther en venant enlacer le nouveau venu. »
Esther, avait à nouveau bien changé. Le soleil avait foncé encore plus sa peau et des rides marquaient les années écoulées et le temps bienheureux des gens qui ont vécu et qui en sont comblés.
Avec les gâteaux que Esther passait parfois ses journées à préparer, quelques kilos étaient venus s'inviter autour de sa taille.
Bon... Ne le cachons pas plus longtemps, la nourriture était devenue son petit péché mignon au fil du temps.
Elle enlaca de ses petits bras un long moment son ami avant de reculer pour l'admirer.
« - Oh, si tu savais depuis quand je t'attends, tu en serais tout bouleversé, rit-elle, le cœur léger, le regard étoilé de bonheur. »
Passé sourit timidement à la vieille femme. Il avait une apparence presque fantômatique avec son teint pâle et semblait tout droit sortir d'une bien vieille époque avec son long complet en tissus brun et son grand chapeau melon.
« - C'est que, pour tout dire j'ai un peu peur des gens et de leur vie... De ce qu'ils diront de moi et de leur temps révolu. Ils me hurleraient dessus, me frapperaient pour avoir disparu et avoir laissé Présent les embarquer vers Futur... J'ai donc un peu peur de me montrer, confia-t-il alors à la femme qui s'était assise dans le petit cockpit du voilier, deux thés à la menthe tout fumants dans les mains.
- Je ne vais pas te crier dessus, jeune Passé. Je ne vais pas te battre et pleurer ces années passées sans toi à t'attendre, à attendre de revenir sur les pas de ma vie. Aujourd'hui, nous allons simplement parler, comme deux vieux amis perdus de vue.»
Les yeux, d'un vert émeraude de Passé, se moullièrent quelque peu.
Esther l'invita à la rejoindre d'un signe léger de la main, ce que Passé fit volontiers en s'asseyant à ses doux côtés, tremblotant légèrement.
Elle tendit une des tasses fumantes à son ami et dit en écartant ses mains sur l'infini du monde :
« - Voilà toute ma vie, cher ami du temps révolu ! Tout ce qu'il me reste !
- Ce qu'il te reste n'est que beauté ! »
Un sourire perça les fines lèvres de la femme et ses yeux s'attardèrent contre les eaux mouvantes de la mer.
« - Alors, commença Passé. Raconte moi ta vie, Esther. »
La femme se tourna vers Passé. Jamais de sa vie elle n'avait été aussi heureuse et comblée par ce qu'elle est, était et avait réussi à être. C'était comme si toutes ces années sur terre et sur mer lui avait appris le vrai sens de la vie. C'est comme si tout les temps se reliaient enfin en elle pour ne faire qu'un et briser toutes les horloges du monde de leurs chaînes.
« - Oh... Il s'est passé tant de chose alors que tu m'avais quitté, Passé ! J'ai douté tant de fois que je ne saurais plus te dire le nombre de fois où Présent et moi nous nous sommes disputés, puis réconciliés pour enfin finir par s'accepter l'un et l'autre et ne former qu'un... Je ne sais plus non plus le nombre de fois où j'ai eu peur de Futur, de mes rêves que je n'aurais jamais pensé réels mais qui pourtant ont fini par le devenir bien malgré mes doutes... Et combien de fois aussi, j'ai espéré te retrouver sans jamais y parvenir... »
Esther se leva laborieusement en tanguant sur elle même, aidée et soutenue par Passé. Ou peut-être était-ce l'un et l'autre qui se soutenait soudain dans ce monde déséquilibré ?
Esther entra dans le bâteau pour montrer à Passé une vieille photo portant encore la marque d'une petite punaise sur le coin supérieur gauche de l'image.
« - Regarde ! Voilà mon mari, Naoki, et... Notre fille. Marina. Oh ! Elle a bien grandi depuis, la petite, c'est une magnifique femme maintenant ! Mais cette photo est tellement belle ! s'exclama la vieille femme, les yeux débordant d'amour. »
Pour Passé, malgré tout son bon vouloir, cette photographie n'avait rien de particulier... Elle était un peu floue. Une petite fille toute jouflue se tenait dans les bras d'un homme aux traits asiatiques et au sourire débordant sur ses joues. Une femme, ressemblant trait pour trait à Esther en plus jeune, à leurs côtés, les cheveux bousculés par le vent, éclatait de rire. Derrière eux, le ciel était dégagé et un petit voilier, semblant vieux comme le monde, flottait sur l'eau tranquille.
Et pourtant, pour Esther, cette photo était d'une beauté à révolter les cœurs et à imposer le respect pour quiconque poserait son regard sur ce portrait de famille. Cette photo, était la promesse d'un bonheur auquel, jeune, elle n'avait pas pu croire et ne s'était pas non plus autorisée à croire.
« - J'ai vécu tant d'aventures, Passé que je ne pourrais jamais tout te raconter ! Il me faudrait une nouvelle vie entière, je crois bien, pour être capable de tout détailler ! Ce que je sais, c'est que le temps ne m'a pas épargné ses tourments mais il m'a aussi montré la beauté de l'existence, la joie d'un monde imparfait ! Et je suis heureuse de tout ce que j'ai pu contempler, Passé. Grâce à ça, je me suis trouvée. »
Le grand homme tout dévergondé sourit timidement en écoutant la vieille femme dans un plaisir non dissimulé.
Il regarda à nouveau la photographie.
« - Tu l'as fait, en fin de compte, ce tour du monde, comme on se l'était promis il y a longtemps !
- Oui et c'était magnifique ! La mer m'a murmuré des secrets dont je ne saurais décrire la magnificence absolue ! J'ai vu des civilisations que jamais je n'avais imaginé rencontrer, j'ai appris des mots, des langues et découverts plus sur les gens que les gens n'en découvriront jamais sur eux-mêmes ! J'y ai également trouvé l'amour, entre deux continents qui n'étaient pas miens... »
- Oh... ne pu s'empêcher de s'extasier Passé en regardant plus intensément l'homme sur la photographie, ne sachant que dire de plus émouvant que le silence lui-même. »
Esther relava doucement la tête vers lui et continua :
« - J'ai fondé une famille alors que je n'y étais pas préparée, j'ai... J'ai porté la vie dans mon si petit ventre tout rond. »
Elle se toucha le ventre comme ressentant encore de ces sensations révolues mais dont la beauté était restée, comme une empreinte indélébile.
« - Ta vie a donc valu la peine en fin de compte ?
- La vie vaut toutes les peines d'être vécue. Peu importe les malheurs, les déceptions et la douleur, elle vaut la peine. Juste une fois, une maigre fois, où nos existences imparfaites se dévoilent et même, finissent par nous être agréables. »
Esther cilla.
« - J'ai passé un long moment et de longues années à économiser, à lutter contre vents et marées pour ces rêves merveilleux que je voulais à tout prix se voir réalisés... Et j'y suis parvenue ! »
Passé lui tendit la main avec un petit sourire tout gêné mais pourtant aussi doux et mignon que celui d'un petit enfant. Il chuchota :
« - Es-tu prête, alors ? Pour ta dernière grande avanture vers l'inconnu ? »
La vieille femme hocha la tête. Étrangement, elle n'était pas triste. Elle avait vécu ce qu'elle n'avait jusqu'alors pas même imaginé. La vie l'avait pas mal chariée, mais elle en était plus que comblée. Elle attrapa d'une main vieille et tremblante celle de Passé. Elle avait laissé la vie derrière elle et une existence qu'elle espérait moins torturée.
Derrière eux, la mer formait de petites vaguelettes joueuses. Le temps était radieux, il brillait de mille feu en laissant le soleil se refléter et s'admirer à même l'eau salée.
Le spectacle était à couper le souffle des vivants. Et le petit voilier familial de Esther, Naoki et Marina oscillait gaiement au milieu de tout cela, dans une insouciance des plus délicieuses.
« - Alors c'est vrai...
- Quoi ?
- Quand on meurt, notre vie entière passe sous nos yeux...
- Non, c'est le Passé qui passe et qui emmène avec lui, la vie. »
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