II

Esther soupira en reposant sa tête tout contre sa main, les yeux à demi clos. À vrai dire, Esther s'ennuyait et rêvassait en pensant à tout ce qu'elle a été, ce qu'elle a perdu, ce qu'elle ne retrouvera plus.

Depuis qu'elle avait eu son bac de justesse, elle survivrait principalement grâce à de petits boulots hasardeux, ayant principalement un rapport avec l'univers marin... Elle avait au moins réussi cela, se disait-elle.

Elle ne comptait plus le nombre de travaux désagréables qu'elle avait dû subir, qui avait brûlé, craquelé et remplacé sa peau d'enfant, abîmé ses mains caverneuses et brisé son dos en mille éclats douloureux...

Depuis quelques mois à présent, elle avait toutefois réussi à se dégoter un petit job, certes, moins physique que les autres mais également beaucoup plus ennuyeux. Elle était à présent, secrétaire dans un petit centre aquatique proche de la mer. Bien loin de ses rêves d'adolescente insouciante, de voyages et d'aventures.

Les clients étaient principalement des touristes voulant se tester aux vagues et à la plongée dans les grands fonds.

Et la plupart du temps cela lui suffisait. La plupart du temps, Esther était heureuse de pouvoir partager son univers maritime et ses nombreuses connaissances sur le sujet avec ces gens qui n'y connaissaient presque rien.

Sa passion pour l'océan n'avait en rien changé si ce n'est qu'il semblait s'être intensifié. Elle connaissait à présent le nom des moindres océans, des mers et des cours d'eau. Rien ne semblait jamais être dans la capacité de lui échapper. Son cœur tout entier était dévoué sans faille à l'air marin !

Elle avait appris, à ses heures perdues tout ce qu'il y avait à savoir sur le fonctionnement d'un bateau, elle savait pêcher, savait toucher les oursins sans se blesser, manger avec grâce les fruits de mer -ce qui est un exploit, ne le cachons pas !-, elle connaissait le nom de tous les habitants de la mer ou presque
et Esther s'était même dégotée avec ses maigres économies, des baptêmes de plongée, dont elle rêvait et s'extasiait encore...

Les touristes qui osaient tendre l'oreille pour écouter ce qu'elle se passionnait à dire en étaient subjugués et ne pouvaient que l'écouter dans le silence le plus total et le plus respectueux.

Malheureusement, en hivers, surtout vers février, peu de touristes étaient présents pour découvrir la profondeur de l'océan. Esther espérait vite le retour de l'été, gagner un peu plus d'argent pour pouvoir enfin faire son voyage du monde sur son joli petit voilier, pour l'instant, à peine en état de faire un kilomètre.

Esther, assise derrière son vieux comptoir bancale regardait le monde sans le voir vraiment, plongée dans des pensées qui semblaient bien loin du réel. Sa main glissa alors de sa joue et son front faillit percuter le comptoir. Heureusement pour son crâne peut-être pas si solide que cela, il ne fit que l'effleurer de justesse.

Soudain, une silhouette s'arrêta face à elle. Le soleil, qui était dans le dos du visiteur ne permettait pas à Esther de le distinguer nettement. Tout s'enflammait et s'envelopait dans une aura lumineuse de soleil, blessant les yeux de Esther. Ils n'étaient plus dans la capacité de percevoir quelque chose.

« - Oh... Bonjour. Vous êtes ? demanda Esther, une main en visière. »

L'étrange personnage fixa un long moment, sans comprendre, la jeune femme et son air ennuyé. Il semblait juste être là et ne pas se soucier des mots qu'on lui balançaient.

« - Bonjour, retenta Esther. Qui êtes vous ? »

Quand enfin, l'homme comprit qu'on s'adressait à lui, un gigantesque sourire éclata sur ses lèvres. Il bondit d'un seul coup pour pouvoir enlacer au-dessus du comptoir la femme, les bras en l'air et une petite larme au coin de l'œil, qu'il essuya d'un coup de doigt.

Quand la silhouette l'enlaça, une forte odeur d'herbe venant tout juste d'être coupée piqua le nez d'Esther.

« - Aaah ! ENFIN ! Franchement, je me demandais si un jour tu allais te rendre compte de mon existence ! J'avais des doutes, je commençais à avoir peur et à désespérer ! Mais ça y est ! »

Surprise par le comportement légèrement outrageux de l'inconnu, Esther recula, le nez retroussé. En reculant ainsi, son talon heurta un objet lourd et s'aperçut qu'il s'agissait d'une bouteille de plongée qui n'avait pas été bien rangée. Elle la prit donc entre ses mains caleuses, bien décidée à la remettre à sa place.

En se décalant pour ne plus avoir le soleil dans la figure, Esther pu enfin détailler l'étrange personnage.

Il était maigre et assez petit. Ses yeux brillaient dans un éclat brun très chaleureux et pourtant, qui paraîssait comme hanté par le sentiment d'une solitude mise au silence. Le reste de son apparence était si basique que l'homme paraissait être invisible. Parmi une foule, on ne l'aurait pas même vu faire la danse des canards.

« - Hum, oui... Désolée mais on se connaît ? »

La bouche de l'homme s'ouvrit puis se ferma comme la bouche d'un petit poisson marin. Il croisa ses bras contre son ventre quelque peu rebondit et son teint prit une couleur plus vive.

« - Oh... Personne, si ce n'est Présent. »

Sous le choc de cette révélation, Esther failli lâcher la bouteille d'oxygène au sol. Elle venait d'éviter la catastrophe de justesse. Une seule de ces bouteilles coûtait prêt de sept cent euros et elle n'avait absolument pas les moyens de rembourser pareille chose en ce moment !

« - Pr... Présent ! C'est, je... Je suis un peu débordée en ce moment pour avoir le temps de te parler, tu sais... »

Sur ces mots, elle partit dans la remise pour déposer cette bouteille en lieu sûr avec les autres, espérant par la même occasion échapper à son visiteur.

« - Bien sûr que tu n'as pas le temps ! hurla Présent en la poursuivant malgré elle-même. Tu passes ta vie à regarder Futur, à écouter les promesses qu'il te murmure au coin d'un petit feu de camps, à rêver de ce que tu n'as pas et ne prends pas le temps d'avoir avec moi... ! »

Esther posa la bouteille dans un endroit qui lui paru adéquat et se frotta la front, gênée. Elle aurait bien souhaité assommer Présent avec la bouteille... Mais elle n'était pas certaine que cela se faisait.

« - Écoute...

- Non, Esther ! Tu m'as oublié, Esther ! Parce que tu passes ta vie à repenser à Passé et à ces choses perdues qui ne reviennent pas. Tu le cherches sans cesse sous l'écume des eaux salées, dans la brume du petit matin... Partout ! Et moi ? T'es-tu arrêtée un instant pour oser me regarder en face et contempler non pas ce que tu as été et ce que tu pourrais être mais... Ce que TU ES ? T'es-tu arrêtée, Esther, juste un maigre instant d'existence pour moi ? Pour toi ?

-Présent...

-Présent n'est pas présent dans ta vie, a-t-il tranché sans que personne ne puisse rien y ajouter. »

Esther était perdue, elle sentait sa colère s'accroître rapidement devant les paroles qu'on osaient lui cracher.

Présent se pinça l'arrête du nez en faisant remonter ses lunettes rondes.

« - Je me demande à quoi je sers. Personne ne s'intéresse à moi, à cet instant où je suis là, vivant, prêt à aider pour une vie meilleure, plus douce et où moins de rencœur subsiste. Ton Passé te hante alors qu'il a disparu et tu espères pouvoir te rattraper avec Futur et ses promesses d'avenir ! Et moi dans cette histoire ? »

Peiné, Présent termina sa phrase en demandant :

« - Est-ce donc ça l'abandon ? »

Esther se tourna vers Présent.

« - Arrête de faire l'hypocrite ! Tu n'as jamais été présent pour moi ! Je ne te connais plus, je ne sais pas qui tu es ! Tu as disparu de ma vie il y a longtemps déjà ! Comment peux-tu venir, comme ça, comme une jolie petite fleur toute bien cueillie, sur mon lieu de travail pour me hurler dessus et me balancer toutes ces horreurs ? »

Esther rit d'un rire douloureux et bien trop chargé d'ironie pour ne pas être dans le fond, d'une tristesse dramatique. Elle poussa violemment Présent contre des tenues de plongée qui traînaient là et il faillit s'écrouler au milieu du rien.

Présent, face à cette rage glacée, fut choquée et profondément déçu.

« - Moi ? Jamais présent ?! QUI est à tes côtés quand la vie te semble dure, que tu penses crouler sous le travail, sous ce Futur plein d'imagination, loin de la réalité et sous ce Passé brisé ? QUI te console dans cette obscurité du monde où tout te paraît insupportable ? QUI est là, dans la monotonie de ta vie alors que le reste de l'existence semble s'être enfuit et que les secondes te paraissent interminables ? QUI ENCORE passe sa vie à être là sans que tu ne le vois ? Hein ? Dis moi ! Je fais tout pour te soulager mais tu ne me vois pas. Tu es aveugle à ma présence, certainement parce que tu t'imagines ne pas avoir le temps pour l'instant présent... Et c'est triste, profondément triste. »

Présent s'avança tout près de cette Esther, pleine de rage et de douleur qui ne souhaitait plus qu'une seule chose, que Présent s'en aille et disparaîsse avec ses répliques cinglantes qui ne valaient rien.

« - Esther, ne m'abandonne pas... Pas toi aussi... »

L'interpellée sortie de la remise en quelques pas seulement, Présent sur ses talons.

Leurs pieds respectifs s'enfoncaient dans le sable humide de cet hiver si triste et si strident de silence impardonnable. Présent finit par rattraper la pauvre Esther et sa petite vie malheureuse, gâchée par des rêves trop grands pour une existence trop médiocre, trop bancale, trop pas assez de chose.

Il l'enlaca par derrière de son étreinte chaleureuse et brûlante, comme une réalité vivace. Il formait, contre son dos une sorte de carapace contre l'univers tout entier.

Esther ne savait plus quoi dire ni quoi faire. Elle ne pouvait plus hurler contre tout ce que son Présent était, ni cracher sa rage à la face des gens car sa colère s'était transformée en un profond chagrin indélébile.

« - Ah ! Mais lâches-moi, espèce de... De grosse anémone baveuse tiens !  »

Présent ne l'enserra que d'avantage. Et cette chaleur douceureuse qu'il dégageait, fit fondre toutes les belles armures qu'au fil du temps, Esther avait réussi à se forger. Quelque chose s'écroula en elle.

Tout.

Esther s'effondra au sol, un peu comme si tout le poids emmagasinés par ses jobs épuisants, ses patrons dégobillant sans cesse des horreurs à son égard lui revenaient et l'assaillaient tout d'un seul coup.

Ses pauvres genoux heurtèrent la poussière que la mer avait osé balayer vers la terre ferme.

Présent tomba avec elle, parce que, peu lui importait les épreuves, il était à ses côtés, à l'épauler malgré ses désirs de le voir s'effacer de sa propre vie.

Si elle tombait, il tombait aussi. Si elle riait et dansait au éclat sous la nuit, alors lui également. Si elle décidait d'abandonner la vie, lui-même ne saurait comment la continuer.

Le sable sembla ronger leurs rotules et dévorer leur chair à présent à vif.

Malgré les protestation et les cris de Esther contre ce monde impitoyable qui ne pouvait pas lui laisser une minute de répit, elle finit par se calmer, bercée par le bruit des vagues et des goélands qui survolaient la plage en cet instant.

Elle écouta longtemps l'abattement de l'océan contre les rochers et le sablon abrasif. Ces sons avaient toujours eu le don de la calmer et cela, Présent en était bien conscient.

Ils parlèrent longtemps, face à face, assis en tailleur, jouant avec les grains de sables en les comptant, les séparant, les remodelant à leur guise...

Peut-être parlèrent-ils trop et se dénoncèrent-ils trop l'un à l'autre... Mais Esther en fut conquise et malgré elle-même, elle profita du moment qui s'offrait à elle sans penser ni à sa vie passée, ni à ses rêves futuristes. Elle prit le temps.

« - Je t'aime bien, tu sais, déclara son Présent. Tu oublies ma présence, oublies que je suis là mais je t'aime bien parce qu'au moins entre nous, il n'y a ni promesse, ni déception. Il a juste nous et cet immédiat qui nous colle à la peau. Je t'aime bien... »

Un sourire étira les lèvres de Esther, elle se tourna vers le beau parleur et dit :

« - Pas moi. »

Sur ces paroles échangées, Présent attrapa la jeune femme dans un éclat de rire et la jetta sans ménagement dans le tumulte de l'océan. Esther voulut protester de vive voix mais elle but la tasse et ses protestations se noyèrent avec elle. Ce qui ne fit que rendre davantage comique la scène au petit Présent.

Et c'est ainsi qu'ils passèrent un merveilleux moment, à s'éclabousser et jouer, tel deux vieux enfants que le temps avait comme réussi à plus ou moins épargner...

Le problème avec Présent, c'est qu'il était beau et charmeur, imprévisible et irréfléchi... Mais il était aussi profondément et irrévocablement éphémère. Et cela, on ne s'en rend malheureusement compte que trop tard... À chaque fois, on oublie qu'il est là, présent, juste à nos côtés.

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