5 - Fuir la solitude.


Tess.

Il est une heure du matin lorsque je me gare dans mon allée. Je reviens de chez Mary avec qui j'ai passé une excellente soirée. Nous partageons toujours de bons moments toutes les deux, alors je suis d'humeur joyeuse, bien qu'un peu fatiguée. Malgré tout, c'est à cause de l'heure tardive que je décide d'effectuer le court trajet en voiture entre nos demeures, plus rassurée à l'abri, surtout qu'en ce moment, l'État est traversé par une mini-tempête.

En luttant contre les rafales qui poussent ma portière, je descends du véhicule, quand un buisson fond sur moi. Bon... déjà, cette image de végétation agressive est bizarre et je m'en rends compte immédiatement. Mais peu fière, je m'apprête à remonter dans la voiture pour m'y enfermer, craignant qu'il ne s'agisse d'un gros chien prêt à s'abattre sur moi. Mais non, c'est Captain America. Celui sur la veste d'Elliot, pas le vrai, qui n'existe pas.

— Mais qu'est-ce que tu fais dehors en pleine nuit ?

— Il y a beaucoup de vent et ça tape partout sur le mobil-home. J'avais peur, répond-il, mal à l'aise.

— Comment ça ? Tu es seul ? Ton frère n'est pas avec toi ?

— Non, il travaille cette nuit.

Mais enfin ! J'imagine le pauvre Elliot dans sa boîte d'allumettes qui doit tanguer comme une vieille barque au moindre coup de vent. Je suis même étonnée qu'avec la force des rafales de ce soir, elle ne soit pas tombée en miettes. Cela dit, je peux comprendre que son frère ne refuse pas une rémunération, même de nuit. Ce n'est pas comme s'il pouvait se le permettre.

En bougonnant tout de même après l'abruti, j'ouvre ma porte et pousse Elliot à l'intérieur. Nous nous déchaussons dans l'entrée, puis je me rends dans la chambre d'ami afin de préparer le lit. Comme ma seule amie habite à côté, je trouve inutile d'y laisser des draps pour accueillir la poussière.

Silencieux, Elliot pénètre dans la pièce en observant tout autour de lui. C'est une chambre toute simple, mais qui dégage une ambiance estivale avec ses meubles blancs et les murs peints en bleu clair, comme la moquette. Elle est meublée sommairement, juste un lit double, une commode, une petite table et sa chaise.

— C'est ta chambre ?

— Non, c'est une chambre d'amis. Tu vas dormir ici pour finir ta nuit. Étant donné qu'elle est plus qu'entamée, tu vas te coucher tout de suite.

Je prends le temps de lui montrer où se situent les toilettes et la salle de bain, et ma propre chambre à quelques mètres en cas de souci. Ensuite, je lui fournis un t-shirt de l'université, et je l'envoie au lit. Je lui accorde quelques minutes pour se changer en attendant dans le couloir, puis je viens le border et l'embrasser en lui souhaitant bonne nuit. Avant de sortir, un détail me revient.

— Au fait, ton frère sait que tu es ici ?

— Non. Nous n'avons pas le téléphone chez nous alors je ne pouvais pas le prévenir.

— Tu aurais pu au moins lui laisser un mot.

— Ah oui, je n'y ai pas pensé. Je suis désolé, répond-il, contrit.

— Ce n'est pas grave, je me charge de le prévenir. Dors, maintenant.

J'éteins, ferme la porte, puis regagne le salon. Sur mon bureau, j'attrape un papier pour écrire un petit mot à l'intention de Cole. J'aime l'embêter, mais je ne vais pas le laisser s'angoisser inutilement en retrouvant le mobil home vide.

Pensant que la première chose qu'il fera en découvrant l'absence d'Elliot, c'est de venir chez moi pour le chercher, je scotche la feuille sur la porte d'entrée. Un mot simple et rassurant, juste ce qu'il faut.

« Cole.

Oui, Elliot est ici et il dort.

Il va bien et je l'emmènerai à l'école demain, alors ce n'est pas la peine de défoncer ma porte pour me hurler dessus, merci bien. »

Pour conclure, j'effectue un passage dans la salle de bain avant de me coucher, claquée. Cinq minutes plus tard — du moins, j'ai cette impression —, le réveil que j'ai eu la bonne idée de programmer me vrille les oreilles.

Je m'apprête à l'attraper pour le jeter par la fenêtre, quand j'entends toquer à ma porte. Je me redresse d'un coup, en cherchant du regard ce qui pourrait me servir d'arme contre la personne qui s'est introduite chez moi. Heureusement, la petite voix derrière la porte réactive ma cervelle.

— Tess ? Tu es réveillée ?

— Oui, j'arrive, Elliot. Va faire ta toilette et retrouve-moi dans la cuisine quand tu es prêt.

Je saute de mon lit pour me traîner jusqu'à ma salle de bain pour un lavage rapide. Mais quand j'aperçois mon reflet dans le miroir, je couine de désespoir et transforme la petite toilette en ravalement de façade. Mon visage présente des couleurs inhabituelles, du genre blanc pâle partout et des touches de bleu sous les yeux. J'ai l'impression d'être délavée.

Quand je retrouve un semblant de fraîcheur, je pars préparer le petit-déjeuner. Elliot est déjà installé sur une chaise devant le comptoir et m'accueille avec un grand sourire. Les nuits agitées n'ont aucune prise sur la jeunesse, il est radieux.

— Je n'ai jamais aussi bien dormi depuis... je ne me souviens même plus la dernière fois, déclare-t-il.

— Je croyais que les enfants pouvaient sommeiller n'importe où et n'importe comment.

— C'est vrai, mais je sais quand je dors super bien mieux.

— Comme c'est joliment dit. Plaisanterie mise à part, mon lit n'a rien de spécial.

— Justement, c'est un lit et c'est super chouette.

Houla ! Je me fige. J'ai peur de comprendre ce que cela signifie. Soucieuse de conserver un ton neutre pour qu'il ne détecte pas mon inquiétude, je le questionne en lui servant son chocolat.

— Ton lit est comment, au juste ?

— Je n'en ai pas, c'est pour ça que je trouve que c'est mieux, déclare-t-il toujours joyeux.

— Rassure-moi, tu ne dors pas dans le panier du chien ?

J'opte pour l'humour afin de dédramatiser ce que je ressens. Mais il doit être aussi réveillé que moi, mon humour, car Elliot perd son sourire en répondant.

— J'aimerais bien. Je rêve d'avoir un chien, mais Cole ne veut pas en entendre parler. Pourtant, je lui ai dit que j'aurais moins peur, et que je serais moins seul.

— Et pourquoi ne veut-il pas de chien ? Il a peut-être de bonnes raisons.

— Ça coûte trop cher, on ne pourra pas lui acheter à manger.

Il est dépité, mais méfiante, j'insiste.

— C'est vraiment la seule excuse ? Tu en es certain ?

— Oui, oui, je t'assure, confirme-t-il en hochant vigoureusement la tête.

Si ce n'est que ça... une idée tellement culottée me vient, si saugrenue que j'ai envie d'éclater de rire en imaginant la réaction de son frère quand je vais la réaliser. Parce que je vais le faire, c'est beaucoup trop tentant et ce sera merveilleux pour Elliot.

À choisir, je préfèrerais lui offrir un lit, plus utile, mais je ne peux pas. Ce serait trop intervenir dans leur intimité et déclencherait la colère de Cole, de façon tout à fait justifiée, je dois le reconnaître. Mais un chien, qui sera à moi et dont j'assurerai tous les frais, je peux le faire et je ne vais pas me gêner. Surtout que j'avais cette envie en tête depuis quelques temps. Je saurais certainement l'affronter pour l'arrivée de la chose pleine de poils dans sa vie s'il lui prenait l'envie de faire une crise. Je pense avoir assez d'arguments pour lui fermer sa bouche de râleur.

Je le presse un peu pour qu'il finisse son déjeuner et je l'accompagne dans la salle de bain, où je lui fournis une brosse à dents neuve prélevée dans ma réserve. Pendant qu'il se lave, je range la cuisine.

Un quart d'heure plus tard, nous sortons ensemble. En verrouillant la porte, je constate que le papier a été arraché. Elliot monte à l'arrière de la voiture et après avoir vérifié qu'il est bien attaché, je m'installe à mon tour.

— Je t'accompagne devant l'école ou je te dépose un peu avant ?

Je préfère qu'il décide, car j'ai souvent entendu des parents expliquer que leurs enfants ne voulaient pas être vus avec eux.

— J'aimerais bien que tu viennes jusqu'à l'entrée.

J'aurais dû me douter qu'Elliot n'est pas comme les autres. Il me le confirme en effectuant les vingt mètres qui séparent le parking de l'entrée de l'école avec ses petits doigts accrochés aux miens. Il est souriant et salue bruyamment ses camarades pour se faire remarquer.

Je joue son jeu jusqu'à la porte, où je dépose un baiser appuyé sur le sommet de sa tête avant de le lâcher.

— Je viens te chercher à la sortie et nous irons faire une course tous les deux. Ça te va ?

Elliot confirme avec enthousiasme qu'il est d'accord avant de s'engouffrer dans l'école. Attendrie, je le regarde courir pour rejoindre ses copains dans la cour. Au moment où j'amorce un demi-tour pour repartir, une femme, en tailleur beige et montée sur petits talons, se dirige vers moi en trottinant. Elle me hèle en levant la main.

— Madame ! Attendez !

Je stoppe sur le trottoir pour l'observer, elle court maintenant vers moi. Me voici un peu inquiète à l'idée d'affronter des problèmes pour avoir déposé un enfant à l'école. Mais je me reprends vite, cette pensée est stupide. Ce n'est pas une chose interdite, tout de même.

— Oui ? je l'accueille lorsqu'elle s'immobilise devant moi.

— Bonjour. Je suis la directrice de l'école et je voulais savoir si vous êtes la maman d'Elliot, explique-t-elle, légèrement essoufflée.

— Pas du tout. Je suis juste une amie.

— Oh, c'est dommage.

Ses épaules s'affaissent, son visage également. Elle ne dissimule pas sa déception. Avec un regain d'espoir dans le regard, elle repart à la charge.

— Mais vous vous occupez bien de lui ?

— Euh... on peut dire cela, oui.

— Alors, je vais prendre vos coordonnées. De cette façon, je pourrais vous joindre en cas de problème.

— C'est son frère qu'il faut contacter pour cela.

— Son frère... oui, bien sûr... mais, voyez-vous, il serait plus pratique d'avoir deux personnes référentes, vous comprenez ?

Avant que je réponde, elle dégaine un carnet et un stylo.

— Bien, si cela vous rassure.

Je cède, désarçonnée par son insistance, et surtout la façon dont sa voix était proche du grognement lorsqu'elle a prononcé le « son frère ». J'ouvre mon sac pour lui présenter mon permis de conduire afin qu'elle relève mon identité, qu'elle s'empresse d'inscrire sur son calepin, avec mon adresse et mes deux numéros de téléphone, maison et portable, au cas où, ajoute-t-elle encore. C'est une chance qu'elle n'ait pas pris mes empreintes digitales. Une fois toutes les informations en sa possession, elle me serre la main avec un sourire exagéré, comme si je venais de lui rendre un grand service.

Nous nous saluons puis je continue mon chemin pour rejoindre ma voiture, en conservant une impression étrange de cette entrevue. Cette femme m'a semblé bien trop heureuse de me rencontrer, je me demande s'il n'y aurait pas quelque chose qui cloche avec Cole. Il faudra que j'éclaircisse cette affaire discrètement auprès d'Elliot.

Dans la journée, je travaille et passe quelques appels téléphoniques afin d'organiser la surprise que je souhaite faire à Elliot après l'école. Quand arrive le moment d'aller le chercher, j'enfile la tenue adéquate pour la suite des évènements. Moi qui suis habituée aux tenues classiques ici, j'opte pour un jean, un sweat-shirt et une paire de baskets. Autant dire qu'à mon sens, cela équivaut à une tenue de jardinage.

En me garant sur le parking de l'école, je suis prise d'un doute. Suis-je autorisée à récupérer Elliot ? Mais oui, bien sûr, puisqu'il rentre seul d'habitude. C'est confirmé lorsqu'il sort en courant dès qu'il m'aperçoit. Heureux, il m'enlace aussitôt.

— Tu es venue !

— Bien sûr que oui, puisque je te l'avais promis, je réponds en lui ébouriffant les cheveux.

— Cole ne fait pas toujours ce qu'il a dit.

— Je crois que Cole fait ce qu'il peut.

Voilà autre chose. Je prends la défense de l'abruti, maintenant. Une fois dans la voiture, Elliot me narre sa journée. Sans reprendre son souffle, il répète presque tout ce qu'il a appris. Après un trajet d'une vingtaine de minutes, il s'aperçoit que je me gare devant un terrain clôturé à la sortie de la ville. En silence, il inspecte les alentours, cherchant à comprendre où nous sommes et ce que nous venons y faire.

Je sors sur le trottoir et l'invite à en faire de même, il ne lui faut pas longtemps pour décrypter le panneau de l'entrée. Statufié, il ouvre grands les yeux.

— C'est le chenil ! s'écrit-il en pointant l'entrée du doigt.

— Exact. J'ai décidé d'avoir un chien et tu vas m'aider à le choisir, dis-je d'une voix faussement blasée.

— Oui ! hurle-t-il en levant les bras. Un gros, on va prendre un énorme chien !

— Euh... j'ai une petite maison et un jardin minuscule. De plus, je me sentirais plus à l'aise chez moi si je n'avais pas à craindre d'être dévorée toute crue par mon animal. Sans compter que j'apprécierais de ne pas ramasser des crottes de trois kilos sur ma pelouse.

La femme contactée par téléphone nous accueille et affiche elle-même un grand sourire en découvrant Elliot si enthousiaste. Après les présentations, elle nous accompagne pour visiter les chenils. Pendant que nous marchons toutes les deux sur les allées bordées de cages — remplies d'animaux bruyants qui tiennent à se signaler comme aptes à l'adoption —, Elliot court partout sans parvenir à contenir son excitation. La responsable s'enquiert de mes souhaits sur l'animal désiré, ainsi que son futur mode de vie. Après avoir écouté mes desideratas, elle convient qu'il ne faut pas un trop gros modèle et surtout, qu'il doit aimer les enfants. Une évidence avec Elliot qui affiche clairement son intention de trouver son nouveau copain.

Nous passons devant les cages, nous les observons tous, petits ou grands, à poils ras ou longs, beaux ou pas. Nous prenons notre temps, la décision est importante, aussi bien pour nous que pour le chien. Il doit montrer l'envie de nous rejoindre, que nous lui plaisons.

Une fois le circuit terminé, nous le refaisons en sens inverse pour revoir ceux que nous avions notés comme adaptés, il y en a cinq. Tous conviennent parfaitement par la morphologie et le caractère, donc, la sélection se fera au feeling. Pour cela, la dame du refuge les sort de leur cage, pour que nous puissions les toucher et les caresser pendant quelques minutes.

À la fin, le choix est fait à l'unanimité. Avec Elliot, nous craquons sur un magnifique bâtard typé berger belge. Il a le mérite de ne pas être affublé de poils longs, ni d'être trop gros, tout en restant un chien qui impose le respect. Celui-ci a un an, de couleur brun foncé avec la tête toute noire, et une immense langue rose qui n'arrête pas de lécher Elliot. Mais surtout, il l'a indéniablement choisi comme son petit maître et refuse déjà de s'en séparer. Avec moi, il est tout aussi gentil, très câlin, alors nous n'hésitons pas, ce sera lui. Elliot lit son nom sur l'étiquette du collier et perplexe, il interroge la femme sur sa signification.

— C'est Ramdam, il faut le prononcer Ra-me-da-me. C'est un mot que l'on utilise pour dire qu'il y a du bruit, comme du boucan. Tu comprends ? lui explique-t-elle.

— Houla ! Est-ce à dire qu'il est bruyant ? je m'alarme.

— Non, pas du tout. En fait, son nom lui vient de sa façon de boire et manger. Vous le découvrirez très vite, s'esclaffe-t-elle.

Elle qui a l'habitude de former les couples entre humains et canins, approuve notre choix. C'est donc tous les quatre que nous nous rendons à son bureau pour remplir les papiers.

Une fois l'adoption officialisée, nous achetons sur place le matériel nécessaire, panier, gamelles, jouets, laisse et collier, ainsi qu'un stock de nourriture. Nous chargeons tout dans le coffre, puis Elliot s'installe à l'arrière avec son nouvel ami, qui se laisse mener sans tirer. Encore un bon point pour lui.

— Il pourra venir chez moi aussi ? s'enquiert Elliot.

C'est la cinquième fois qu'il pose la question, à laquelle j'ai répondu autant de fois. Comme je le sens inquiet, je me répète, mais en détaillant.

— Oui, c'est le contrat. Il est à moi, je l'entretiens et assure tous les frais, mais tu pourras le garder quand tu seras seul si tu le souhaites.

— Tu crois que Cole va l'aimer ?

— Il n'y a aucune raison pour que ce ne soit pas le cas. Ramdam est adorable et ce qui gêne ton frère, c'est uniquement le fait de ne pas pouvoir l'entretenir, non ?

— Oui, c'est ce qu'il m'a dit.

— Donc, il ne verra aucun souci, parce que Ramdam est gentil.

— Je suis d'accord. Et c'est le plus beau chien du monde, décide-t-il fièrement.

Ce chien est parfait, le compagnon idéal pour nous deux. Le fait qu'il ait subi un accident, qui explique les nombreuses cicatrices qui recouvrent sa tête, plus une oreille dont il manque un gros morceau, ne devrait pas poser de problème à Cole. Ce serait un comble.

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