p.52 › crabe ou cheval ?

Cela fait déjà une minute que le moteur s'est arrêté. Pourtant je reste assis sur mon siège encore un instant, à observer la piscine du complexe. Le soleil vient cogner contre la façade avec douceur, projetant des éclats de lumière un peu partout sur le parking. L'atmosphère est différente de d'habitude. Un vent de vacances, de fin d'aventure, le désert qui emplit chaque recoin du complexe et qui me rappelle que nous ne sommes plus vraiment au lycée. C'est à la fois étrange et agréable. Bien qu'il nous reste encore une semaine d'entraînement à purger, l'odeur de la fin est bien plus pesante qu'à l'ordinaire. Et c'est pas moi qui vais m'en plaindre.

J'ouvre la portière et fait tournoyer une paire d'écouteurs entre mes doigts. Je n'ai pas envie d'adresser la parole à qui que ce soit – de toutes manières ça m'étonnerait qu'il y ait foule : je suis arrivé trente minutes en avance.

Je marche jusqu'au bâtiment. Le pas rythmé par un rock dont la mélodie n'a rien d'extraordinaire, mais qui a au moins le mérite d'être entraînante. Ma paume rencontre les portes battantes, mes pieds crissent sur le carrelage. La dame de l'accueil, café à la main, me jette un regard torve alors que je passe la tête à l'intérieur du hall, comme si je venais l'interrompre dans son petit rituel matinal et sacré.

« En voilà déjà un, maugréé-t-elle à l'intention d'un homme occupé à astiquer sa perche de maître nageur.

L'homme ne lui octroie même pas un regard.

— Allons, allons, Beth, intervient une deuxième voix. Sous tes airs de vieille mégère, je suis sûre que ton cœur se pince à l'idée de ne plus revoir la bouille de mes requins. Enfin des plus vieux, bien entendu.

Barett. Les deux pieds enfoncés dans ses claquettes en caoutchouc, il fait son apparition dans le hall. Comme d'habitude sa barbe taillée au centimètre se meut en un sourire taquin, un sourire qu'il n'adresse qu'à ses nageurs préférés. Je parle d'habitude ; pour moi, en tout cas. Je sais qu'il m'adore, alors ce sourire là je ne le connais que trop bien. Mais quelque chose me titille... Et si ce sourire voulait dire autre chose, pour une fois ? À la manière qu'avait eu mon père de sourire après l'incident du bal, un sourire qui n'aurait de sympathie que l'apparence. À cette pensée, je me renfrogne et me dirige vers les vestiaires.

— Hep hep, toi là, m'apostrophe le coach sans se départir de son rictus. Viens sur le bord, faut qu'on cause. »

Beth lève les yeux au ciel, désapprouvant l'idée d'aller s'entretenir près des bassins encore tout habillé.

Sans un mot, Barett et moi traversons les vestiaires. Prenant quand même le temps d'enlever mes baskets, je le rejoins sur le bord et me place face à lui, les bras croisés et le regard dirigé vers mes pieds. Même s'il est plus petit que moi, j'ai l'impressions d'avoir régressé en un Kyrel de six ans et demi qui attendrait de se faire réprimander.

« Tu sais Kyrel, je suis très fier de toi, commence-t-il d'un ton léger.

Je continue de fixer mes orteils.

— Bon, il y a déjà eu deux ou trois nageurs meilleurs que toi dans toute l'histoire de cette équipe de natation – et Dieu sait qu'elle existe depuis longtemps, c't'équipe – mais je ne les ai pas connu. Du moins pas en tant que coach. Alors que toi... (il s'arrête un instant, cherchant ses mots) Toi je te connais, et je suis très heureux de t'avoir connu. Même si tu n'es pas la bestiole la plus commode ni la plus humble que je connaisse, tout le monde t'apprécies, moi y compris. Et pas seulement pour ton talent : chacun te respectes pour une raison différente, mais je sais que la plupart admirent ton courage.

Je ne peux empêcher un rire jaune de percer à travers mes lèvres. Mon courage ? Effectivement, s'enfuir du bal de promo était un acte d'un héroïsme tel que moi-même je ne m'en remets toujours pas.

— Tes cheveux, la manière dont tu vis ta vie à travers le lycée, ton retour après cet... hum, "incident" (une once de mépris transparaît dans son dernier mot. Il s'arrête, puis poursuit :) Connais-tu mon passé de nageur ?

Je hausse les yeux à sa hauteur.

— Vous avez gagné trois fois le championnat d'Ohio et une fois le championnat inter-états en 89. Vous auriez pu concourir dans l'équipe olympique, mais vous ne l'avez pas fait.

— Et pourquoi ?

— Des problèmes de santé.

— Moui, en partie.

Il laisse son regard dériver à travers la salle, glissant sur l'eau et la verrière du plafond. Comme il semble perdu dans ses pensées, je fini par briser le silence :

— Vous aviez autre chose à me dire ?

— En vérité, je l'ai fait un peu par sentiments, lâche-t-il sans se lasser de son vagabondage visuel. Je sortais avec une personne de la même équipe, à l'époque. Sauf que des rumeurs à propos de notre couple se sont hm, comment dire... "ébruitées". Des rumeurs qui auraient pu gâcher nos deux carrières. Elle était bien meilleure que moi, j'avais d'autres projets d'ambition... alors j'ai pris la décision de me retirer de l'équipe. Ça n'a pas été facile, au début. Mais bon : c'était l'équipe ou notre couple. »

Il fait une pause. Je ne suis pas sûr de savoir pourquoi il me raconte tout ça. Peut-être sa psychologue est-elle en arrêt maladie, peut-être conte-t-il ce même speech à tous ses meilleurs nageurs une fois leur lycée terminé, comme un grand-père se raconterait auprès de son petit-fils devenu adulte ?

Ses yeux finissent par accrocher les miens.

« Toujours est-il que maintenant, les mœurs ont changé. Si je m'étais retrouvé dans la même situation aujourd'hui, je n'aurais certainement pas laissé tomber, soupire-t-il. Tu sais de qui il s'agissait ?

— Non.

— Cole Sanders.

Je manque de m'étouffer avec ma propre salive.

— Cole Sanders ? Le mec qui a gagné trois médailles d'or à 19 ans en une seule édition des Jeux ? Wow, c'est dingue...

L'admiration passée, je me répète ce qu'il vient de me confier. C'était un mec, donc.

— Tu comprends pourquoi je t'en parles, feint-il avec un sourire en coin et un clin d'œil. Toujours est-il, Kyrel, que t'as extrêmement intérêt à tout défoncer la semaine prochaine. Sinon je me chargerais personnellement de faire ta fête. »

L'entraînement qui s'en suivit fut l'un des meilleurs que j'eus jamais fait. Car en plus d'exploser tout le monde, un sentiment nouveau avait emplit tout mon être, comme si rien ne pouvait m'atteindre. Je ne saurais comment le définir, mais grâce à lui je m'étais senti dix fois plus fort que la veille. Et ce sentiment n'avait pas des moins tarit lors de ma petite confrontation de fin de matinée...

J'entre dans le vestiaire. En dernier forcément, car Barett m'a pris à part un petit peu plus longtemps que les autres afin de peaufiner des détails avant le meeting. Devant moi se dresse Benjamin. Des boucles blondes et trempées se laissent choir sur son visage. Maintenant, c'est lui que les filles de l'équipe veulent s'arracher. Il n'en est pas peu fier, d'ailleurs, ça se lit sur son expression à chaque fois qu'il m'aperçoit.

« Coucou Kyrel, entonne-t-il sur un ton d'une mignonnerie aussi fausse que mes premières nikes. Pardonne-moi de te déranger, mais je crois que tu t'es trompé de vestiaire. Les fillettes c'est de l'autre côté.

Une vague de ricanements circule à travers les nageurs. Mace, à l'écart, observe la scène sans faire d'objections. Je crois qu'il a compris.

— En effet, moi qui pensais m'incruster pour trouver du mâle, je suis légèrement déçue..., je minaude en m'approchant de lui.

Ne s'attendant probablement pas à ce que je le calcule – comme à chaque fois qu'il daigne ouvrir sa bouche depuis notre bagarre – le blond esquisse un mouvement de recul.

— Me touches surtout pas, pédé. J'veux pas de ton sida à la con, crache-t-il sur un timbre radicalement changé.

— Ne t'inquiètes pas pour ça, j'enchaîne en fixant son entrejambe. Le genre surimi n'a jamais trop été mon truc.

Partagée entre l'envie de se moquer de l'engin de Benjamin et la gêne provoquée ma dernière remarque, l'assistance émet quelques gloussements, puis se tait. Benjamin me dévisage, à la fois rouge de colère et de honte. Mace sourit.

— Bien. Maintenant, si vous voulez bien vous écarter, j'aimerais accéder aux douches. Manquerait plus que je sois pris d'érections incontrôlées à force de traîner au milieu d'autant de mecs à poil. »

Personne ne pipe mot, et un couloir se forme afin de me libérer le passage jusqu'aux cabines. Nul n'ose m'adresser une insulte, ni même me lancer un regard.

Suffisait de mettre les choses au clair.

Assis à côté de Mace, j'observe d'un œil perplexe les jumeaux se chamailler près du plongeoir.

« Tu devrais pas intervenir ?

— Mmh. »

Le brun est complètement désintéressé de la scène. Trop occupé à faire rebondir sa balle flottante, je doute qu'il ai entendu ce que je viens de lui dire. Alors que nous sommes posés au bord de la piscine qui longe l'arrière de son manoir, ses petit-frères semblent avoir décidé de se faire la guerre pour une simple histoire de pistolets à eau. Un peu plus loin bronzent Darlene et Anastasia, assommées par la chaleur de ce début d'été. À deux jours du meet, nous avions bien mérité une après-midi tranquille.

J'ai hésité à parler de Barett et de Cole Sanders à Mace. Même s'ils ne se reverront probablement plus jamais après la compétition, j'ai tout-de-même décidé de l'en écarter. Après tout, il m'avait raconté son histoire sur le ton de la confidence, et la divulguer à son insu n'aurait pas été très respectueux. Alors je l'ai gardée comme un secret. Un précieux secret qui me donnera probablement la hargne de remporter ce foutu meeting.

« Du coup c'est quoi vos plans pour après les vacances ? lance Darlene en s'extirpant de sa sieste.

— Mais quelle rabat-joie celle-la..., grommelle Mace sans se départir d'un petit sourire.

— Oh, excuse-moi de me préoccuper du sort de mes amis...

La blonde se détache de son transat, puis vient s'asseoir sur les épaules de son copain. Sans sourciller il continue de jouer avec sa balle.

— Bah moi c'est Yale.

— "Bah moi c'est Yale...", je rétorque d'un ton goguenard.

— Et toi Ky ?

Anastasia s'est redressée sur son siège.

—  Hm... Je crois que je vais aller à Columbus. Squatter chez Elijah et Madeleine, trouver un petit boulot, attendre que Roshe sorte du lycée, puis le suivre là où il décidera d'aller pour étudier.

En le disant, je me remémore la pause de notre relation. Mais au fond de moi, je suis convaincu que je trouverais un moyen de me faire pardonner. Quoi qu'il m'en coûte.

— Comme c'est mignon, marmonne-t-elle en ramenant ses jambes contre elle. Tu viendras me voir à Columbia ?

— Bien sûr. Tout pour ma jolie rousse.

Elle émet un petit rire, comme si je lui faisais une vanne tacite que seuls elle et moi pouvions saisir. Au bout de quelques secondes, elle se soulève et vient nous rejoindre sur le bord du bassin.

— En parlant de ça..., commence-t-elle d'un air sibyllin. Vous voyez Eliott, de l'équipe de base-ball ?

Mace et moi hochons la tête. Il nous arrivait parfois de manger avec lui, entre deux séances d'entraînement, sur le complexe sportif. Un grand métis à la mâchoire si carrée qu'elle pourrait broyer n'importe quelle noix.

— Et bien je crois qu'on sort ensemble...

— C'est trop cooool ! » s'exclame d'un coup Darlene qui se jette littéralement au cou de son amie.

Déstabilisant à la fois Mace et Anastasia, elle m'entraîne aussi dans sa chute et nous fait tout les quatre valser dans le turquoise de la piscine. Nous atterrissons dans un grand « plouf », qui se met alors à raisonner entre le jardin et le manoir.

Je suis heureux pour Ana. Sincèrement. Pour lui montrer mon engouement, je la soulève dans les airs et lui chatouille les côtes. Tordue de rire elle s'accroche à mon torse et m'enlace, tandis que Mace et Darlene se pressent hors de l'eau, ayant tristement réalisé que le téléphone de Mace se trouvait dans sa poche de short. Je fais face à la rousse.

« Et ouais, t'es pas le seul à t'être trouvé un mec, me nargue-t-elle.

— C'est vrai que je commençais un peu à désespérer pour toi... »

Elle me coule sans aucune hésitation. Puis nous finissons par nous ruer à l'intérieur, histoire de venir en aide aux deux décérébrés qui nous servent d'amis. Forcément, aucun n'a pensé à sortir un paquet de riz.

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