p.51 › "dernière ligne droite"

Nous étions samedi lorsque ça m'est tombé dessus. Nous sommes dimanche.

Mon corps s'est éveillé de lui-même vers huit heures du matin, comme si deux pauvres heures de sommeil avait suffit à le régénérer. Je n'ai pas réussi à me rendormir. Le visage aplati sous mon oreiller, je n'ose pas l'exposer à la lumière du jour. J'ai essayé de ne pas réfléchir pendant un court laps de temps, comptant de deux en deux pour m'occuper l'esprit, avant de repenser à Roshe. Je suis sûr qu'il ne tiendra pas. Ce froid n'est que passager, notre dispute est trop débile... Les séparations avec Roshe ne se déroulent jamais aussi facilement.

« Ky ?

Jil est appuyée contre ma porte.

— Non, je grince entre mes dents.

Bien qu'elle n'ait probablement rien entendu – j'ai toujours la tête plongée dans mon matelas – elle surenchérit :

— M'oblige pas à forcer la poignée. »

Pas de réponse. D'un coup sec elle fait sauter la serrure, défaillante à cause d'un défaut de fabrication. Ses talons claquent contre la moquette. D'un pas sûr comme celui qu'empruntait ma mère pour m'arracher à mon lit quand j'étais petit, elle s'approche de l'endroit où se situe mon crâne. Alors, je sens une main glisser juste sous ma bouche. Je me redresse d'un bond.

« Dégage Jillian.

La moitié de ma literie se retrouve par-terre. Jillian, les cheveux ramenés en une queue de cheval grossière et le visage tout juste maquillé – c'est très laid – m'observe avec des yeux de poissons. Nous nous fixons l'un l'autre. Pendant un bref instant, nos regards se captent et elle ne rétorque rien. C'est comme si nous nous revoyons pour la première fois depuis six mois.

— Je suis allée sur facebook ce matin, finit-elle par avouer.

Ses sourcils m'indiquent qu'elle attend une réaction de ma part.

— Ok.

— Kyrel...

— Ok ! Qu'est-ce que tu veux que je te dise d'autre ? je soupire en me laissant tomber sur les draps.

C'est vrai, que devrais-je avoir d'autre à lui dire ? M'excuser de ne pas lui en avoir parlé plus tôt, sachant qu'elle aurait tout répété aux parents ?

— Je ne sais pas, articule-t-elle en ayant le culot de s'asseoir sur mon lit. M'expliquer de quelle manière-...

— T'expliquer quoi ? T'expliquer comment il est biologiquement possible pour deux individus de même sexe de copuler ? je grogne d'un ton sans appel. Non merci, j'ai passé mon rôle d'éducateur sexuel.

Bien que ce ne soit pas du tout l'effet escompté, Jillian laisse un ricanement échapper ses lèvres. Aussitôt  mon pied rencontre son épaule – et pas pour lui adresser une caresse.

— Non, je veux dire : comment toi et ce garçon avez fait pour vous rencontrer ? Et vous... "plaire" ?

Elle a l'air sincèrement intéressée. Voire un petit peu trop, mais je ne suis pas d'humeur à parler de ma vie affective avec une gamine de quinze ans qui fantasme sur tout ce qu'elle ne connaît pas.

— Écoute Jillian, je commence en me redressant. Si on pouvait éviter de parler de ça aujourd'hui, ça m'arrangerait. Beaucoup. Et puis sans vouloir te vexer, c'est sûrement pas toi que j'irais voir pour disserter sur le sujet. »

Sans lui laisser le temps de répondre, je l'attrape par les épaules et la pousse au-dehors de ma chambre.

Pour être totalement franc, je ne m'attendais, mais alors pas du tout, à la réaction de mon père. Vingt-trois heures trente, j'avais faim. Tout ce remue-ménage ayant drainé les dernières forces dont je disposais, j'étais descendu me préparer un sandwich. Manque de pot Kurt était là, sagement assis dans son fauteuil au milieu du salon. Lorsqu'il a levé les yeux de son journal – il savait : ses amis profs l'avaient sûrement appelé – et qu'il ma regardé, je m'attendais à ce qu'une bombe nucléaire se déverse dans le rez-de-chaussée.

Au lieu de ça il a rit. Peut-être qu'il se forçait, son ton ne paraissait pas très naturel, mais tout ce dont il a été capable fut de se tordre de rire en me dévisageant.

" Je savais que t'étais faible à l'école, mais faible à ce point, Kyrel..., il a réussi à articuler. Si tu en viens jusqu'à t'abaisser à ce genre de pratiques, c'est que t'es un sacré cas désespéré, mon vieux. "

Je n'ai rien répondu. L'ignorer était sans doute la meilleure des choses à faire dans ce genre de situations, et je suis passé en un éclair dans la cuisine. J'ai pris une tranche de pain, du beurre, de la confiture ; il ne restait plus grand chose qui ne soit comestible. Je suis remonté dans ma chambre – je lui ai quand même adressé un large sourire, puis un bras d'honneur après qu'il se soit replongé dans sa lecture. Mon ordinateur posé sur un oreiller afin d'éviter qu'il ne me brûle les jambes, j'ai lancé un film que j'avais certainement déjà vu et auquel je n'ai prêté aucune attention.

« Il ne m'a pas adressé la parole quand je suis sorti ce matin, ni lui ni ma mère. Elle avait l'air complètement absente. Comme si elle avait été visitée par un fantôme.

Anastasia s'est proposée de m'accompagner sur le chemin. Bien que ce détour lui rajoute une bonne quinzaine de minutes sur son trajet, elle n'a pas réfléchi longtemps avant de venir jusqu'à chez moi. Elle conduit sa nouvelle voiture, je lui raconte les péripéties de la veille. C'est donnant-donnant.

— C'est terrible cette mentalité. Aucune famille ne devrait dénigrer un enfant de cette manière..., soupire-t-elle en plissant les sourcils.

— Oh ne t'inquiètes pas, c'est vraiment pas de leur soutien dont j'ai besoin, je bougonne l'air de rien.

— Peut-être, mais c'est ton seul soutien financier.

J'émets un petit rire pincé.

— Après la compèt' je me barre. Je vais habiter à Columbus et je me trouve un job. Fini les parents, fini Blurdale.

Ana semble étonnée. Bien sûr qu'elle sait que je n'envisage aucune université, mais de là à changer radicalement de fréquentations ? Et de secteur ? Peut-être s'attendait-elle à ce que je suive une formation dans le coin, mais étant donné la tournure des évènements, il est hors-de-question que je reste un jour de plus dans ce trou.

— Alors vois ça comme la dernière ligne droite à tes emmerdes. »

Anastasia se gare sur le parking. Elle déverrouille les portières. Nos yeux se croisent, un peu comme lorsqu'on dépose son enfant au collège. J'ai un peu honte. Il ne manquerait plus qu'un "ça va bien se passer" avant que je ne m'enterre trois pieds sous terre. Finalement je descends sans rien dire, laissant la rousse s'attarder un peu plus longtemps dans le véhicule. Un petit groupe d'adolescents patiente devant l'entrée de la piscine. Je reconnaît Dimitris, Kellin, Sylvester, peut-être Cesar derrière l'imposante carrure du seul métis de l'équipe. Et puis Benjamin qui fume.

J'hésite à faire demi-tour et attendre qu'ils rentrent à l'intérieur, mais ma dignité m'empêche de me retourner. D'un pas à la fois ferme et désinvolte, j'avance, poings dans les poches, les mots se bousculant dans mon cerveau tandis que je m'approche du blond. Ils m'ont vu. Tous tournent la tête dans ma direction. Benjamin se trouve légèrement à l'écart, appuyé contre la façade. Il fait mine de ne pas m'avoir remarqué. Arrivé à sa hauteur, je jette un petit coup d'œil aux mines renfrognées que m'affiche le reste de l'équipe. Cesar m'adresse un signe de main désolé.

« Salut Ben. T'as passé un bon week-end ?

Nous avons tous les deux rabattu notre capuche. Mais à l'instar de l'anglais, je ne porte pas de lunettes de soleil Ray-Ban à 600 dollars qui me couvre la moitié du visage. Il lève le nez.

– Plutôt, réplique-t-il en se fendant d'un sourire. Et toi, tu l'as passé en amoureux ? »

Je n'attends pas le ricanement qui aurait dû précéder sa remarque. Au lieu de ça, j'entends la monture de ses lunettes craquer sous mes phalanges, tout comme l'os de son nez déjà tordu. Il met quelques secondes avant de réagir, ce qui me laisse juste le temps de l'attraper par le col et de l'envoyer par-terre.

Bizarrement, personne n'essaye de me repousser. Notre "audience" se tait, laissant place aux frottements des étoffes de nos vêtements et au crânes qui cognent le béton. Anastasia finit par arriver. Elle non plus ne dit rien et vient se placer à l'opposé de la bagarre. Comme si ces coups étaient justifiés, en un sens – ils le sont – et ce malgré les positions de chacun.

« Tu te sentais trop faible pour m'affronter au meeting, c'est ça hein ? je lui crache à la figure. Fallait que tu fourre ton sale nez dans mes affaires, hm ? »

Je continue de le frapper. Un puissant désir de violence déferle à travers mes muscles, si puissant que je pourrais sentir mes tissus se déchirer. Benjamin essaye de parer tout ce qu'il peut, sans trop de succès. Une mâchoire qui claque, un gémissement dû à l'effort. Le silence souligne notre dispute, la sublime presque. La sensation de la chair qui s'enfonce contre la mienne ne me fait pas peur, et je n'hésite pas à ponctuer mes coups d'insultes bien senties. Enfin le blond atteint mon arcade, détourne mon attention et parvient à se redresser.

Mais alors que je m'apprête à relancer la sauce, Barett, notre coach, débarque en trombe depuis l'intérieur du bâtiment.

« Kyrel ! Mais qu'est-ce qu'il se passe enfin ? »

Je fixe Benjamin. Malgré sa tenue quelque peu bancale, il m'offre un large sourire. Il a les gencives ouvertes, et de fins filets de sang viennent teindre l'ivoire de ses dents. Il a toujours eu une tête de mec trop fatigué – ou défoncé – mais rajoutée à son expression goguenarde et son visage poisseux, il fait carrément flipper. Il remboîte son épaule sans me lâcher du regard.

Le quinquagénaire s'interpose entre nous, les paumes tendues dans notre direction. Ses petits yeux de souris vont-et-viennent entre nos deux visages, tout deux légèrement amochés, comme s'il pesait l'envergure de notre altercation. Personne ne répond. Alors il laisse échapper un soupir, comprenant par lui-même la cause de notre emportement ;

« Je ne peux pas vous accepter en entraînement dans cet état-là, j'espère que vous comprenez. » lâche-t-il d'un ton contrit.

Ses claquettes font volte-face et tout le reste de l'équipe s'engage après lui. Sylvester me lance un regard mauvais, imité par la bande de Benjamin – mon ex-bande, en l'occurrence. J'arrive même à saisir un "pédé" marmonné. De loin Anastasia me fait comprendre que je peux l'attendre à l'intérieur de sa voiture, mais j'écarte sa proposition d'un mouvement de tête. Mace semble s'être levé après son réveil, alors à quoi bon rester ici ?

J'inspire. Je repositionne ma capuche et me remets à marcher, cette fois en direction du gymnase. Ou plus précisément de l'arrière du gymnase. Même si je reste persuadé que Roshe ne s'y trouve pas, mon instinct m'incite à m'y rendre ne serait-ce que pour retrouver un peu de réconfort. Alors je m'y rends, et je m'assois sur le bloc d'aération. C'est drôle comme nos premières conversations me paraissent lointaines, désormais. Moi qui m'était accoutumé à cette position, appuyé contre le dos du gymnase et assis face au lac, cela me fait tout drôle de repasser après tout ce qui nous soit arrivé.

« Allô, Roshe ?

J'avoue, j'ai craqué. Après avoir hésité pendant une bonne vingtaine de minutes, j'ai finalement composé son numéro. Il a décroché à la sixième sonnerie – encore heureux qu'il ne m'ait pas bloqué.

— Salut.

— Ça va ?

— Ça peut aller.

— Je t'aime, tu me manques.

Ça me fait mal de l'admettre, mais il semble bien se porter.

— Je sais, mâchonne-t-il. (il se tait pendant quelques secondes, avant d'ajouter :) Mais ça ne fait que trois jours.

— Je sais, je rétorque à mon tour.

— Écoute, reprend-t-il en ayant l'air de se préparer à une longue tirade. Je ne peux pas te voir. Pas encore. J'ai juste besoin d'un petit peu plus de temps tout seul, tu comprends ? Décider de ce que je compte faire, des décisions que je compte prendre, réfléchir... Donne-moi jusqu'au meeting.

Bien qu'il ne puisse pas me voir j'acquiesce en silence. Enfin, au bout de la minute la plus longue de ma vie il finit par mettre un terme à notre conversation :

— À plus tard, Ky. Toi aussi tu me manques. »

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