p.50 › plein la figure.

« Démarre.

Roshe sursaute. À moitié endormi sur son siège, il cligne des yeux lorsque je rentre dans la voiture. Je m'assieds à ses côtés. Actionnant le levier de vitesse, il émet un bâillement digne d'un hippopotame qui n'aurait pas fermé l'œil depuis trois jours.

— Eh beh c'est pas trop tôt, souffle-t-il d'un ton pâteux. C'était bien au moins ?

L'auto-radio est branchée sur une station de jazz. Les trombones et les saxos s'occupent de combler le silence qui précède sa question.

— Et bien ? réitère-t-il. Tu n'as pas gagné le titre de Roi de la promo ?

— Si. C'est juste que je suis crevé.

Ses yeux noisette sondent mon visage, comme s'il cherchait à savoir combien de temps je pourrais tenir éveillé. Il a mis un t-shirt de l'aquarium de Columbus. Le contour de ses épaules manque de muscles, ses clavicules se creusent, son cou est fin. Je connais sa nuque par cœur, et je l'observe en essayant de penser à autre chose. Nous roulons sans rien dire. J'ai le cœur qui bat fort et l'esprit paralysé, alors aucun mot ne daigne sortir de ma bouche. Je me remémore rapidement les derniers évènements : le nom de Roshe révélé à tous, les photos, moi qui saute de l'estrade, le sourire de Ben, le regard d'Ana, un crachat qui manque mon pied et puis l'air frais.

— Bon. On va chez moi ? déclare-t-il de but-en-blanc.

Je me tortille sur mon fauteuil. Je préfère éviter d'aller en ville aussi longtemps que cela me sera possible.

— Tu voudrais pas plutôt essayer un truc nouveau ? je propose en essayant de ne pas paraître préoccupé. Genre... Le lac Crescent, à quelques kilomètres du complexe.

Il semble étonné par ma réponse. Faisant mine de réfléchir, il se râcle la gorge et tourne la tête vers moi.

— Tu sais comment y aller ? »

J'acquiesce. Le brun se gare donc sur le bas-côté et nous échangeons nos places. Une fois engagés sur la bonne route, j'oriente la conversation vers les grandes vacances. Je l'interroge sur ses projets, les personnes avec qui il compte partir... Son père a prévu une visite au Liban pour retrouver sa grand-mère et Numa lui a proposé d'aller au Mexique avec des amis. Moi qui ne suis allé qu'en France, je l'écoute avec attention.

Nous arrivons finalement aux abords du lac. Le ciel est dégagé et personne ne semble avoir décidé de se promener sur la berge. L'eau paraît comme immobile, clapotant de temps en temps, et la lumière de l'unique lampadaire se réverbère à sa surface. Nous laissons les phares allumés.

« Tu sais Roshe, j'entonne alors que nous nous asseyons sur la rive, j'ai un plan.

Il m'observe avec de grands yeux.

— Un plan ? pouffe-t-il sans me prendre au sérieux. Tu veux dire, un bon plan ou un plan comme dans les films d'espionnage ?

Je soupire et le prends par la main. J'y détaille ses doigts, les fait glisser entre les miens, les embrasse même, tout ça dans l'attente de trouver les bons mots pour ce que j'ai à lui dire. Il me regarde. D'un regard doux, d'un regard que je voudrais presque encadrer tant j'ai peur de le perdre.

— Écoute, je déclare en prenant une inspiration. Après le meeting, je fonce à Columbus et je m'installe chez le frère de Mace le temps de trouver un job. On attend un an, tu décroches ton diplôme et pouf : on s'installe ensemble à Columbus ou n'importe où qui te plaira. On bosse, on est content, on se fait de nouveaux potes, fini Blurdale, fini ce lycée de merde, fini la famille d'hypocrites, fini...

Il retire sa main. À contre-jour à cause de notre éclairage de fortune, j'aperçois ses traits se crisper. Je me braque, déconcerté par son changement d'humeur.

— Je... pensais pas que tu pensais à ce genre de choses, admet-il en se frottant la nuque.

Il tente un sourire gêné, puis reprend :

— Je sais que tu ne vas pas apprécier ce que je vais te dire, mais autant être franc avec toi : j'aimerais aller à l'université, plus tard. Faire des études, passer des concours... Je sais que tu as une dent envers l'enseignement, que tu n'es pas très axé ambition, mais j'...

— Merci pour l'image de plouc sans avenir, je l'interromps avec un ricanement.

Il lève les yeux au ciel.

— Ne me fais pas dire ce que je n'ai pas dit, il rétorque en évitant mon regard. Ce que j'entendais par là, c'est que je n'ai pas envie de travailler en tant que caissier dans une supérette ou de devoir garder des chiens toute ma vie. J'ai envie de...

— Et bien d'accord ! je le coupe en me redressant d'un trait. Peu importe où se trouvera ton université, je te suivrais. Je me fiche de savoir où je dormirais du moment que je pourrais continuer à te voir...

Il se tait quelques instants. La lèvre inférieure prise entre ses dents, il ferme les paupières. Je le fixe. Enfin, il vient s'accroupir en face de moi. Ses yeux clignent sous l'intensité des phares.

— Excuse-moi, Kyrel. C'est juste que j'ai du mal à me projeter dans un avenir aussi concret, c'est tout, il murmure.

Je le prends dans mes bras, resserre l'étoffe de son t-shirt entre mes doigts. Les minutes défilent et nous nous allongeons sur le sol, sans parler, moi lui effleurant la joue et lui respirant contre ma poitrine.

— Ils ont dit ton nom à la place de celui de la reine, je lâche au bout d'un certain temps.

Lové contre mon torse, Roshe reste immobile. Je déglutis.

— Ils on fait défiler des photos de nous, aussi. Tout le monde est au courant.

J'ai l'impression d'avoir lâché une bombe. Pourtant, le libanais ne cille pas. C'est à peine s'il a l'air d'avoir entendu.

— Roshe ?

Il décolle la tête de ma chemise. Posant ses avant-bras sur moi, il me regarde. En voyant ses yeux pénétrer mon visage, j'ai peur que la scène d'après-Paris ne se joue de nouveau.

— J'ai déjà vécu bien pire, tu sais, soupire-t-il. Au collège, tout ça : je crois que je suis assez grand pour passer au-dessus de ça. Il n'y a personne dont le regard m'importe un tant soit peu, dans ce lycée. Alors ce n'est vraiment pas ça qui va me faire péter un câble.

Il sourit, mais je n'arrive pas à me détendre. Contrairement à lui, cette situation me met dans un embarras contre lequel j'ai du mal à lutter. Depuis le début de notre escapade je parle vite, distrait, car peu à peu je me rend compte de ce que cela implique, de la réputation que je viens de briser en l'espace d'une seule soirée. Et pour la première fois depuis que je suis entré au lycée, j'ai peur d'y retourner.

— Ça ne va pas ? s'enquit-il, ayant constaté mon attitude fébrile.

Je ris jaune. À son tour, il a l'air surpris par mon lunatisme.

– Non ça ne va pas, non. J'ai un meeting ultra important dans une semaine et toute mon école, tous mes amis, tous mes coéquipiers me prennent pour un pédé. Sans compter la rumeur qui va se répandre chez mes adversaires comme une traînée de poudre..., je finis par déballer sous le coup de la nervosité. Et puis je n'ai pas l'habitude de me faire humilier comme ça.

— Un pédé, hm ?

— Non, ce n'est pas ce que je voulais dire..., j'essaye de me rattraper.

— Je croyais que tu détestais ce lycée ? Pourquoi tout d'un coup le fait de devoir assumer que tu sors avec un mec te fout dans le mal ? il me crache à la figure. C'est donc ça ton plan, hein ? T'enfuir comme un lâche avec quelqu'un dont tu as honte ?

Il se détache de moi et se dresse sur ses pieds. Je fais de même.

— Je n'ai pas peur d'assumer que je sors avec toi, je grogne d'un air inquisiteur. C'est cette situation qui m'effraie, c'est cette position à laquelle je suis réduit qui me donne envie de gerber. Toute cette bande de tocards qui me léchaient les pieds en reviennent à leur instinct de bons petits connards bien rangés et vont me piétiner la gueule dès qu'ils me reverront.

— Donc tu as peur de te faire piétiner par des gamins ? Ou alors tu as juste peur que Kyrel le "King du Lycée" n'existe plus ? il ricane en croisant les bras.

Je pousse un soupir exaspéré, exaspéré par sa prétention.

— Tu ne peux pas comprendre ce que je m'apprête à vivre, Roshe. Ça fait 4 ans que tout le monde me considère comme LE mec du lycée, LE mec qu'on retient. Et cette histoire va tellement faire de bruit qu'il est très probable qu'elle compromette mon avenir dans l'univers de la natation... Soit la seule chose sur cette terre dans laquelle je sois bon.

— Attends mais tu rigoles, j'espère ? réplique-t-il en haussant les sourcils. Est-ce que tu te rends bien compte de ce que tu es en train de m'avouer, là ? Que tu préfères conserver ta Cour de petits sujets débiles que de faire face aux putains de problèmes qu'engendre le fait d'être putain d'homo dans cette putain de région ?

Je sens ses expériences passées bouillir dans son esprit. Malgré toute la colère que j'ai accumulé cette nuit, je n'arrive pas à surenchérir. Me dominant de 5 bons centimètres, Roshe me considère avec pitié et mépris. Il ne comprend décidément pas.

— Je ne suis pas homo, je marmonne entre mes dents.

— Ah oui ? T'en es encore à ce stade là ? il s'exclame en laissant retomber ses bras. Écoute Kyrel, j'en ai marre de devoir faire face à ton espèce d'honneur à deux balles. T'es même pas foutu d'assumer que t'as un bulletin de merde et maintenant c'est carrément ton gars que tu renies ? Et ben putain, si j'avais su...

Il tourne les talons.

— C'est quoi ce défilement de merde ? je lâche d'un ton puant le sarcasme.

Il se dirige vers le bosquet. Derrière se trouve une promenade conduisant à Blurdale, et j'imagine qu'il préfère rentrer à pied que de se faire ramener par mes soins. Il brandit son majeur sans même me regarder.

— Va te faire foutre, Kyrel. Une tafiole dans ton genre n'a aucune leçon à me donner. »

Je suis rentré à quatre heures du matin. Après être resté prostré dans ma bagnole pendant au moins trois heures, j'ai quitté le parking du lac et ai roulé sans vraiment savoir où aller. J'ai repensé à Roshe : même si je sais qu'il ne s'agit que d'une passade dans son mauvais caractère, je ne pensais pas qu'il serait capable de me balancer de telles choses à la figure. Je me suis certes mal exprimé au départ, mais son manque d'empathie m'a laissé... de marbre. Bien sûr que j'aurais pu essayer de lui expliquer et de le raisonner, de lui avouer les enjeux d'une telle révélation. Mais je n'en ai pas eu le courage, ce soir.

Sur mon téléphone j'ai pu constater cinq appels manqués de Mace et huit de la part d'Anastasia.

de :: Macey à :: ky
(00:13) rapl moi asap

de :: Anaconda à :: ky
(00:14) Où est-ce que t'es parti ??
(00:18) Je viens te chercher !

de :: Macey à :: ky
(00:26) t où ? on te cherche avec ana

de :: Anaconda à :: ky
(00:38) Tout va bien ?
(00:50) ???

de :: Macey à :: ky
(01:12) ça va?
(01:58) mec c flippant

Une fois rentré à la maison, je me suis enfermé dans ma chambre. Heureusement pour moi, Kurt ne m'attendait pas sur le canapé. Étalé comme un mort – et tout habillé – sur mon lit, j'ai fais la chose la plus stupide que je pouvais faire : aller sur facebook.

Outre des photos de la soirée organisée chez Mace, j'ai eu l'occasion de tomber sur des vidéos du diaporama, d'autres affichant ma tête désemparée lors de l'annonce du nom de Roshe, l'intégrale de mon passage dans la foule avant de sortir de la salle polyvalente...

Benjamin Denver a posté un nouveau statut.
On vous avait promis du beau spectacle ;)

Des publications commencent d'ores et déjà à fleurir sur mon mur perso. Des blagues graveleuses, des insultes pour le moins attendues, et quelques filles "désolées pour moi". Si avec ça j'arrive à fermer l'œil cette nuit, je ne sais vraiment pas comment vont se passer mes derniers entraînements en tant que Pinks.

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