p.39 › à nos promesses.

Je ne pensais pas qu'il serait aussi dur de vivre sans Roshe. Ne plus presser sa main dans un élan d'intimité, ne plus rien apprendre de ses monologues introspectifs... Jamais je n'aurais cru qu'un jour je m'attacherais à quelqu'un comme lui. Sa présence redonnait à mon quotidien son lot de sensations, depuis longtemps tapis sous la routine emmerdante qu'inflige Blurdale à quiconque y vit trop longtemps. Un individu comme ça ici, c'est bien trop précieux.

Tout porte à croire qu'il ne veut plus de moi. Car un mois, c'est long. Et Dieu sait que je ne le supporte pas. J'ai arrêté de m'apitoyer sur mon sort il y a seulement dix jours. Maintenant, c'est la phase morose qui m'attend. Celle où la bouche reste pâteuse en dépit de la nourriture sans goût que l'on ingurgite. À la natation mon niveau se dégrade. Ma motivation en a pris un coup, et j'ai du mal à apparaître en forme au bord du bassin. Barett hésite à me rajouter des heures supplémentaires pour que je garde la forme. Il s'inquiète, tout comme mes amis. Mace le premier. Je suis un meilleur ami de merde, mais lui continue de m'attendre tous les soirs après les cours et les entraînements. J'aurais aimé lui rendre la pareille, me montrer plus présent, mais je n'en ai pas l'humeur. Pas maintenant. Tous mettent ma baisse de moral sur le compte des disputes familiales ; et il est vrai qu'ils n'ont pas totalement tort.

« Kyrel...

Je me tourne vers ma sœur. Elle a mis sa partie de Guitar Hero en pause et me regarde. Ses épaules de grande perche sont penchées en avant, et ce qu'elle s'apprête à me dire semble la mettre mal à l'aise.

— Tu voudrais pas te remettre à travailler ? avance-t-elle avec prudence. Enfin, je dis pas ça méchamment. Mais je crois que ça met vraiment Papa dans une humeur de merde, et...

Je ferme le bouquin que j'étais censé lire pour le cours d'anglais. Les mots  me démange les yeux et avec du hard-rock en fond sonore je n'arrive pas à me concentrer.

— Comment veux-tu que je bosse, ici ? je soupire en jetant un regard accusateur à la cuisine.

Kurt et Effy y discutent avec véhémence. Dédain, conversation abrupte : cela ne s'annonce pas de tout repos. Jil souffle.

— Contente-toi de faire ce que tes profs te demandent, ok ?

— D'accord. »

Je me lève. Mon regard glisse sur celui de Jillian et j'y décèle une sorte de pitié mêlée à de l'encouragement. Qu'ont-ils tous à me regarder comme ça ?

Une fois dans ma chambre, j'allume l'ordinateur. Posé en équilibre sur une pile de linge sale, près de mon lit, j'y tape tout en me dépêtrant de mes vêtements. Cesar m'a envoyé un message via facebook.

De : Cesar Fitzgerald (22:40)
" J'ai reçu un texto de billie h "

De : Kyrel J. Jensberg (23:02)
" doù elle te connait? "

De : Cesar Fitzgerald (23:02)
" Ct la pote de roshe bien avant qu'il déménage, rappelle-toi... >>"

De : Kyrel J. Jensberg (23:03)
" donc? "

De : Cesar Fitzgerald (23:03)
" Elle prend des nouvelles de son cher kyrel :)"

De : Kyrel J. Jensberg (23:03)
" qu'elle aille crever "

De : Cesar Fitzgerald (23:03)
" 3: "

Sentant l'utilité de cette conversation décroître à folle allure, je ferme le chat. Mes doigts hésitent au-dessus du clavier. Ce que je pourrais faire ? Mater un porno en essayant d'oublier. Mais dit comme ça... J'ai l'air d'un blaireau. Je pourrais aussi penser à toutes mes connaissances et me sentir bien plus sale et égoïste que tout le monde, mais je ne veux pas jouer les martyrs. Alors je vais juste dormir, passer outre le fait que Roshe et Billie H aient probablement couché ensemble, et sombrer dans la culpabilité.

Réveil, fringues propres, miroir, bol de céréales. Remarque du paternel qui me somme de changer de t-shirt – "nobody fucks with jesus". Regarde les cernes des parents. Ce soir ils partiront chez les beaux-parents, nous laissant la maison pour le week-end ainsi que vendredi soir.

« Pas de bêtises en notre absence, n'est-ce pas ? s'inquiète Effy en nous prenant tous les deux – Jillian et moi – par la joue.

Subitement tout proches, nous esquissons une grimace de mécontentement tandis que nos mâchoires se heurtent. Je déteste lorsque notre mère fait ça. D'ordinaire cela signifie qu'elle se fait du soucis pour nous, mais son intonation a tout l'air de mentionner l'état de la maison plus que le nôtre.

— Jillian, je compte sur toi pour préparer à manger pour toi et ton frère, lâche Kurt. On ne sait jamais ce que Kyrel peut y glisser...

Il dit ça sur le ton de la plaisanterie. Mais une fois de plus, c'est pas drôle.

— C'est pas drôle. »

Ses petits yeux passent sur moi et il semble m'avertir de ne pas faire d'histoires.

La portière claque, un sac-à-dos saute sur le siège passager et déclenche un ronflement puissant. Il faut que j'aille faire le plein. La route jusqu'au lycée est silencieuse, tout comme la première heure, puis la deuxième, et la troisième, les heures de plus en plus creuses jusqu'au midi. Le réfectoire plein, je me retire derrière le gymnase. Ni Ana ni Mace ne me suivent, occupés à abattre les rumeurs qui commencent à circuler entre elle et moi.

Autour de moi la nature se tait. Le fleuve s'écoule sans bruit et les oiseaux ne chantent pas (ou alors c'est moi qui ne les entends pas). L'aération gronde sous mes fesses, une mèche de cheveux roses s'éprend mollement du vent et m'obstrue la vision. À dire vrai je me sentirais presque bien, là, maintenant.

Vrrr, vrrrr, vrrr...

Ma cuisse vibre. D'un seul mouvement j'attrape mon téléphone, comme si cela pouvait être Roshe, et décroche sans faire attention au numéro.

« Allô ?

Silence.

— Il y a quelqu'un ?

Nouveau silence. Des bruits de fond surviennent alors, comme des feuillages fouettés par le vent et des branches qui craquent. Mon cœur accélère.

— Je vais raccrocher..., marmonné-je à contre-cœur.

— Kyrel !

Je sursaute à l'appel brusque de mon interlocuteur. Des respirations entrent dans le champ de l'appareil.

— Ne quitte pas, d'accord ?

Cette voix.

— Roshe ! Tu-...

— Chhht, j'ai pas le temps, d'accord ? me coupe-t-il sans ménagement. Vous dites tous ça, je peux bien m'en passer pour une fois...

Mais qu'est-ce qu'il raconte ? Sa voix est entrecoupée de soupirs, et je conclue qu'il marche à travers la forêt.

— Tu n'es pas au lycée ? Mais...

— Merde, Kyrel ! Khra...

Je reste muet.

— Tiroir de gauche, poursuit-il sans lâcher sa vivacité, sous Le chat du Rabbin, le cahier bleu est à Billie H. Tu lui rendras. (il s'arrête, puis reprend :) Tu m'entends, hein ? Dis-moi que tu ne raccroches pas...

Son ton se fait plus suppliant, il s'aggripe au téléphone et je n'ai qu'une seule envie : le rejoindre.

— Ne dis rien d'autre que "oui", Kyrel. S'il te plaît. Allez ! il soupire avec impatience.

— Oui, je souffle dans le combiné.

— Et sur le bureau, sous le bocal vide, la cassette...

Il arrête de parler. Dans sa barbe il chuchote, et de là où je suis je ne peux percevoir qu'une série de murmures répétitifs. Il semble essoufflé.

— La cassette est pour toi. Attends moi avant de l'écouter, hein, promet-moi d'attendre ce soir. Je serai là. D'accord ? »

Il met fin à l'appel.

Le stress me serre la gorge : après un mois d'absence insoutenable, le voici qui m'appelle avec la voix d'une bête traquée. Le fait de ne pas savoir ce qu'il fait, où il le fait, et pourquoi n'est-il pas en cours m'angoisse, et j'envisage sérieusement de le rappeller. Mais le connaissant, il ne décrochera jamais. L'envie de me barrer d'ici refait surface et ses mots me tournent en boucle dans la tête. Sauf qu'il m'a expressément dit de patienter. Et je ne peux pas le trahir une seconde fois.

Le reste de l'après-midi se déroule avec lenteur. Sur ma chaise je ne tiens pas en place, et aucun souvenirs de cette journée ne me reviennent en mémoire. C'est pour dire : je suis si absorbé par mes pensées que j'en oublie même l'entraînement.

« Hé, Ky ! Tu viens pas ce soir ? » me lance Benjamin alors que nous sortons du cours de Français.

Il se dirige vers le centre sportif. Je secoue la tête, m'engouffre à l'intérieur de ma bagnole et re-constate qu'il n'y a bientôt plus d'essence. En espèrant qu'elle tienne jusque chez Roshe.

Je grince des dents. Le béton se mange mes roues, par quatre coups de volant, accélération, puis elles pilent : plus de carburant. Merde. J'arrive à peine à me garer sur le bas-côté : il va me falloir continuer à pied.

Je me mets à courir. Arrivé à l'embouchure d'Holly Hill Street, je remarque que les grands-mères sont de sortie. Debout sur leur palier, la mine soucieuse, elles murmurent entre elles comme un nuage de pies aigries.

Le profil de la maison se dessine enfin. Droite, fragile, plantée au milieu de son terrain vague. La voiture de Roshe n'apparaît pas devant le portillon, et j'aperçois une ombre s'activer derrière les fenêtres. J'hésite : une sensation étrange pèse sur les lieux. Soulignée par les murmures des commères, elle s'insinue par delà mon col et me caresse la nuque, froide et lourde à la fois.

Je franchis le portique et vient toquer à la porte. Une canne frappe alors le sol, faisant trembler les gonds :

« Roshe, c'est toi ? me lance-t-on depuis l'intérieur.

J'aperçois Yessem dans l'entrebâillement.

— Oh, Kyrel ! ajoute l'homme en me voyant. Entre, je t'en prie... »

Je fronce les sourcils et le suis à l'intérieur. Mais au tournant du vestibule, les mots me manquent : les coussins du canapé, les photos posées sur les commodes, les paquets de chips vides, les CDs de jazz... Tout est éparpillé sur le sol. Un plaid pend comme un linceul au-dessus d'une chaise tombée par terre, écrasant sous son dossier des feuilles déchirées, et la plupart des chaises se sont retrouvées les quatre fers en l'air. Jamais je n'ai vu un tel bordel.

« Je ne sais pas ce qu'il s'est passé..., me répond Yessem avant même que je n'ouvre la bouche. Je suis rentré du club et puis... voilà. Et plus de Roshe. J'ai appelé les écuries, Billie H, Numa, Cesar... Mais aucun d'eux ne l'a vu.

Le front ridé par le soucis, il semble avoir pris une vingtaine d'années depuis que je l'ai vu. Il s'assied avec difficulté sur un fauteuil encore debout et poursuit :

— Tu as vu Roshe récemment ?

Pas depuis un mois, non, je rétorque à demi-voix.

Je soutiens son regard désolé. Il est au courant.

— Pas un texto, pas un appel...?

— Si, ce midi.

Tandis que je me repasse le fil de la conversation, le Libanais s'agite.

— Qu'est-ce qu'il t'a dit ? s'enquiet-il.

— Que je devais aller chercher quelque chose pour lui dans sa chambre et...

Je cherche mes mots. Yessem me dévisage. La tension monte.

— Qu'il serait là pour qu'on écoute quelque chose ensemble, et que je devais l'attendre. Mais je ne sais pas ce... »

L'homme ne me laisse pas le temps de terminer. D'un geste vif il me fait signe d'aller fouiller la chambre. Sans attendre je m'active et trottine jusqu'à la pièce, m'y glisse, puis me penche sur son bureau tout aussi bazardesque. Mes mains tremblent lorsque j'actionne la poignée du tiroir : Le Chat du Rabbin y est bien, le carnet aussi. Mais par respect pour Roshe, je brave ma curiosité et ne l'ouvre pas.

C'est maintenant au tour du bocal. Calé entre une pile de livres et une plante mourante, il se tient là, singulier et vide. Un frisson parcourt mon échine, mes doigts se tendent pour le soulever : un post-it ?

Pas de cassettes. Pas de Roshe. J'attrape le bout de papier et l'apporte à mes yeux ;

Va te faire foutre.

« Kyrel !

Je sursaute au cri de Yessem. Le regard encore fixé sur l'encre rouge de la note, je fais mine de lâcher le carnet et regagne le salon aussi vite que possible.

— Kyrel, l'hôpital vient d'appeler, s'essouffle l'homme en ramassant un trousseau clef. Ce sont eux qui l'ont trouvé. »

Mon cœur rate un battement. Sans parvenir à lui répondre, nous nous extirpons de la maison et nous précipitons vers la voiture de Yessem. Le ciel est d'un goudron nuageux qui pèse sur la route, route qui ne semble jamais se finir une fois le véhicule démarré. J'ai la bouche pâteuse, les mains moites. Yessem me jette un regard en biais.

« Ce n'est pas la première fois qu'il fugue.

Je tourne la tête vers le conducteur. Son ton se veut rassurant, mais ses yeux ne sont pas tranquilles.

— Au départ ce n'était qu'un jeu avec son frère : le premier qui flippait perdait. Roshe n'a jamais eu peur de rien, alors que Nakad... il faisait ça pour lui faire plaisir. Et puis à force il a gardé cette sale habitude. Un gosse terrible !...

Dans l'obscurité, Yessem sourit. Puis face à mon air ahuri, il poursuit :

— Roshe ne t'a jamais parlé de sa mère, hm ?

— Il m'a juste dit qu'il n'en avait pas, je lâche alors qu'un virage serré me pousse contre la portière.

— C'est faux. Il a une mère, une mère irresponsable qui nous a lâché à la naissance des jumeaux.

— Des jumeaux ?

Yessem plisse les paupières. Il a l'air tout aussi surpris que moi que je n'en sache rien.

— Beth avait dix-huit ans lorsqu'elle a accouché de Nakad et Roshe. C'était certes jeune, moi aussi je l'étais, mais elle ne s'est jamais donné la peine de s'en occuper. Je suppute que ses parents étaient totalement contre l'idée de garder deux gosses de cet âge, mais ils n'ont jamais envisagé une quelconque solution pour élever la progéniture de leur fille. Rien, nada : c'est à peine si elle aussi se foutait de ses mômes. Alors c'est moi qui m'en suis occupé avec ma mère, alors qu'elle vivait encore sur le continent.

Il s'arrête un instant pour négocier un rond-point.

— Puis lorsqu'ils ont eut dix ans, elle s'est ramenée, telle une fleur, pour reprendre les gosses. Roshe ne s'est pas laissé faire, mais Nakad... (une ombre passe sur son visage, et il reprend :) Tu connais la suite. J'aurais espéré que tu le saches, mais je constate qu'il n'a pas encore tourné la page...

Nakad, Nakad... Encore un chapitre brumeux à propos de Roshe que je m'efforce de cerner.

— Mais tout ça c'est du passé, maugrée Yessem alors que nous atteignons un feu rouge. Prions pour qu'il ne lui soit rien arrivé... »

Il cligne des yeux. Par mimétisme je fais de même et, les mains nouées autour du bout de papier lourd de reproches, je prie pour qu'il soit encore en vie. Et qu'il me pardonne peut-être un jour.

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