p.32 › nachos and chill.
Holly Hill n'est pas un quartier très rassurant. Avec un nom pareil, on s'attendrait presque à voir des villas-piscine et des familles chien-chien/bébé surgir de nulle part. Pourtant ici, c'est plutôt la banlieue des vétérans de la guerre, des mamies gâteuses qui engraissent leurs chats obèses et des gens blasés. Un quartier de merde, en somme.
Il est vingt heures du soir. Il fait nuit, et j'ai la nette impression que des dizaines de paires d'yeux m'épient. Sûrement, quelle question stupide : les grand-mères n'ont rien d'autre à foutre de leurs journées.
J'arrive au numéro 6. Les lumières sont allumées et les vibrations d'un piano me confirment que la maison est occupée. Je tends l'oreille. Une note, gribouillée sur un post-it, a été collée près de la serrure.
Leryk ertne tse'c trevuo.
Mon prénom écrit à l'envers m'interpelle, et je peux aisément lire la suite du message " Kyrel, entre c'est ouvert. " Flemmard.
Je fais un pas à l'intérieur. Une odeur de gras vient m'éprendre les narines, mêlée aux effluves âcres du sel et de l'avocat. Je plisse le nez. Avec tout autant de prudence que la dernière fois, je m'avance dans le salon (en bordel, soit-dit en passant), et suis à l'ouïe les notes de musique qui s'échappent de la chambre de Roshe. Cet air me dit quelque chose...
Première Gymnopédie. Le pas alangui de ceux qui ne veulent pas déranger, je viens m'appuyer dans l'encadrement de la porte.
Roshe assis en tailleur sur son lit. La pièce est en foutoir, des mouchoirs s'égarent sur la table de nuit, une pile de livres a perdu l'équilibre... Lui-même n'est pas très apprêté. De là où je suis, je peux suivre la progression de ses doigts sur le clavier. C'est doux. Un peu comme la marche d'un grand-père, on entend l'hiver s'installer et les feuilles dégringoler.
Il a l'expression fermée. Ses indexes, pouces et majeurs effleurent les touches avec application et sincérité, comme si chaque note se devait d'être la plus maîtrisée possible. Sa nuque, découverte par un pull-over trop grand, tangue lentement au rythme de la partition.
« Tu vois Ky, il déclare en m'arrachant un sursaut, l'art fait partie de mes plaies les plus enflées. J'en ai d'autres : des plus visibles comme des plus enfouies, certaines qui cicatrisent et d'autres qui refont surface. Parfois je les oublie, parfois elle me prennent par surprise – comme les souvenirs ou les obligations. Pour certaines personnes ce ne sont que des rouages casés dans leur cerveau, et puis pour d'autres, ce sont les reflets de leur regard. Une étincelle, une ombre, une lueur, les "miroirs de l'âme" nous trahissent. Et ils ont sûrement raison, ces gens. Mais chez moi ce sont des plaies. Il y en a que j'aimerais recoudre, mais celle de l'art... je ne sais pas si je veux vraiment la soigner.
Il a arrêté de jouer. Ses épaules sont basses et ses mains coincées entre ses cuisses. Il poursuit :
— Tu sais que j'aime écrire. Jouer du piano, aussi. On dit que ces deux loisirs prodiguent paix et sérénité. Les mots ne sont que des mots, les partitions ne sont que des partitions. Mais grâce à notre imagination nous les emmenons bien au-delà de ce que la réalité peut nous offrir. Beaucoup s'échappent de leurs problèmes grâce à ça. Moi pas. Moi ça m'enferme, ça me confronte face à mes propres aptitudes. Si je n'y arrive pas, c'est que je ne suis pas assez bon pour ça. Point barre. C'est quelque chose de violent...
Son ton s'est affaibli. Et puis il termine :
— Je suis peut-être sado-maso en fin de compte. »
Il lève la tête et affiche un sourire en coin. Je le dévisage : pas peigné, pas débarbouillé, pas préparé. Juste lui. Les contours de ses yeux sont rouges et ses cils sont plus noirs que d'habitude.
« Salut Roshe. Où sont les nachos ?
Il éclate de rire et saute de son matelas. Pour une fois nous sommes seuls, sans public ni amis, dans une maison qui n'est ni infestée de parents agaçants, ni de Jil effarante. C'est le Nirvana.
— T'es vraiment le dernier des profiteurs, il soupire en m'effleurant le bras. Mais un profiteur beau gosse, alors suis-moi. »
Je lève les yeux au ciel.
Nous nous dirigeons vers la cuisine et ce que j'avais d'abord pris pour une simple odeur de gras s'avère être un saladier de nachos au fromage. À la vue du guacamole, mon ventre vrombit.
« J'ai aussi du bacon, si ça te tente. » dit-il en m'indiquant la barquette posée sur le comptoir.
Ni une ni deux je l'attrape, paré à rejoindre sa chambre. Pareils à deux collégiennes nous nous installons sur son lit, moi à plat ventre, lui en tailleur, et il ouvre son ordinateur. Affiché en fond d'écran, un magnifique paysage balayé d'ocre et de cinabre attire mon attention.
« Le Liban ?
Il hoche la tête. Bizarrement il ne s'y attarde pas.
— Ils ont ajouté Usual Suspects y a pas longtemps. Ça te va ? me propose-t-il.
— La chanson d'Hollywood Undead ?
— Attends, quoi ? s'exclame-t-il en tournant la tête vers moi. Tu connais pas ce film ? Avec Kevin Spacey ? Mon Dieu.
— Eh oh l'Encyclo, on va s'calmer, j'émets d'un ton sarcastique. On a juste des références différentes.
— Ouais, ouais, c'est ça... » marmonne-t-il en lançant le lien.
Alors pour le faire taire, je mords dans le nachos qu'il venait de coincer entre ses dents.
∀
Nous sommes littéralement aspirés par le film. Il faut dire qu'avec une trame pareille, se désintéresser de l'intrigue reviendrait à ne plus rien capter de ce qu'il s'y passe. Parfois je glisse une remarque, Roshe rétorque – il adore ce film – et les nachos disparaissent aussi vite que mes hypothèses à propos du Keyser Söze.
Et puis à quelques minutes de la fin, une main s'invite au creux de ma nuque. D'abord timide puis caressante, elle s'amourache d'une mèche rose avant de frôler ce point sensible entre le garrot et la base des cheveux. Je frissonne, courbe l'échine, et jette un coup d'œil vers Roshe. Il fixe l'écran.
« Dis-moi Roshe, je lance d'un ton léger. Ton père m'a dit que ça faisait pas mal de temps qu'il habitait à Blurdale...
Sa main se crispe.
— On y a juste habité quelques temps avant de partir au Liban. J'étais trop jeune pour m'en souvenir, c'est tout. » il débite sans émotions.
Mieux vaut ne pas insister. Il vient d'avouer qu'il a effectivement habité en Amérique avant de rejoindre l'autre continent, ce qui est déjà beaucoup. Et puis j'ai de quoi me sentir vexé : avec un accent pareil, me mentir aussi longtemps c'était juste me prendre pour un idiot.
Mais j'ai tellement de questions à lui poser... Qu'est-il arrivé à ton père ? À ta mère ? Pourquoi cette ambiance si pesante lorsque j'évoque ton passé ?
J'appuie ma joue contre la paume de sa main. N'y pensons pas. Elle est chaude. Son contact me réconforte et je me laisse aller, quelques instants, à ne plus penser au fait que nous soyons deux gars. Il frémit.
« Kyrel, lâche-t-il subitement. Je suis désolé pour ces derniers jours. Je n'étais pas de très bonne humeur et... Bref. Je m'en excuse très sincèrement. Je suis heureux que tu aies gardé ta place dans l'équipe, que tu puisses partir à Paris... Et tu vas me manquer, d'ailleurs.
Il murmure sa dernière phrase. Je le coupe :
— Chacun a ses mauvaises passes. Tu n'as pas à t'en vouloir. »
Mais je sais qu'au fond, sa période à lui n'est pas encore terminé. Et il est vrai que ça me fait mal. Me sentir aussi impuissant... j'aimerais le faire se sentir plus vivant.
Je me redresse, sentant le poids de ses pupilles alliciantes palper mon cou. L'appréhension grimpe dans ma gorge, puis fébrile, dans une décharge électrique, je me laisse aller contre ses lèvres. Son toucher s'aventure sur mes hanches, dans un souffle j'embrasse la chair capiteuse de sa bouche. Et puis très vite, je lui intime à l'oreille :
« Roshe, je ne sais pas embrasser les... mecs.
Je prends position sur les genoux, une main sur sa joue. Il sourit :
— J'avais oublié qu'il n'y avait que moi de préparé, plaisante-t-il. Mais c'est simple : touche-moi comme tu aimerais qu'on te touche. C'est tout.
Il s'immobilise afin de voir si je le suis. De son regard il m'accroche à lui, puis poursuit :
— Tout ira bien, je te le promets. N'aies pas peur de mal faire, je t'aime suffisamment pour me plaindre en silence lorsque tu m'écraseras. »
Je roule des yeux face à sa taquinerie et le laisse me prendre dans ses bras.
∀
Le froufou du feuillage me réveille soudain. Près de moi, un corps se lève et se soulève à intervalles réguliers. Soulignés par la pénombre qui s'est abattue sur la chambre, les muscles nus du dos de Roshe se pressent près de mon torse. Je soupire. Nous sommes en caleçon et il est quatre heures du matin. Si je n'avais pas prévu de dormir ici, j'ai en revanche eu le temps de prévenir mes parents : ils pensent que je suis chez un ami imaginaire. Mais maintenant... Je n'arrive plus à trouver le sommeil.
Nous n'avons pas fait grand chose – du moins pour lui – mais pour moi... Rien que le fait d'avoir pu l'embrasser m'a paru comme le plus grand des pieds de l'année. Je le revois encore mordiller la peau de ma clavicule, traîner ses ongles le long de mon ventre avant de s'arrêter juste sous mon nombril. Je n'avais jamais ressenti cela avant. Les mains des filles sont différentes : sans rentrer dans les détails, elles sont plus fines, plus sensuelles, plus discrètes parfois. Avec Roshe, je peux sentir sa chair accrocher la mienne, ses traits sculptés compléter les miens. Son odeur, aussi. Une odeur brute, une odeur de t-shirts pour mecs et de lait.
À côté de moi l'énergumène remue. Il tourne sur lui-même, me fait face, et passe son index sur son nez. Ses cheveux lui tombent sur le front. Je me souviens de la première fois où nous nous sommes véritablement parlé : à la piscine, lorsque je l'avais plaqué contre un casier. Qui aurait deviné que nous nous retrouvions dans cette position...
Mon regard glisse vers son abdomen. De part et d'autre de ses côtes, quatre et longues cicatrices lui barrent le ventre. Blanchies par le temps et visibles à cause de leur profondeur. Je me mords la lèvre. Je les avais déjà remarquées, lors de nos baisers. Mais je n'ai rien dit de peur de le froisser.
Je me penche pour le serrer contre moi, comme si cela pouvait effacer ces traces sinistres. Je n'ai aucune idée de comment elles sont arrivées : peut-être n'était-ce qu'un accident d'enfance ?
« Je t'aime. » je lui murmure au creux de l'oreille.
Et il se met à sourire.
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