p.29 › le Père Tordu.
Et c'est à partir de ce mercredi que plus personne ne me vit à la cafétéria.
Chaque midi c'est avec Roshe que je déjeune. On révise, on discute, on s'énerve, je me tape la tête contre les murs. Ce gars est intelligent. Beaucoup trop intelligent. Il est d'ailleurs tellement horripilant que je ne peux même plus le saquer. Mais c'est aussi un gars acharné qui t'attrape par les cheveux et te plonge la tête la première dans l'exercice. Alors oui, Roshe est fatigant. Mais il fait ça pour mon bien, et je ne peux pas le lui en vouloir. Billie H aussi essaye de m'aider... mais c'est loin d'être une lumière. Alors elle se contente de nous payer des tacos lorsque nous mangeons à l'université.
Elle dit que mes cheveux s'éclaircissent au fur et à mesure que je progresse. Ce sont des bobards, elle est juste un peu trop poétique. Plus je la connais, plus j'ai l'impression que nous nous ressemblons, elle et moi. Filialement parlant elle est l'aînée d'une gamine de treize ans, donc d'une ado en pleine crise, et elles se détestent mutuellement. Sa mère est une ratée qui vit au jour le jour, change de boulot toutes les semaines et ne s'entend absolument pas avec elle. C'est comme si un truc s'était rompu entre ces deux femmes. Plus personne ne sourit, plus personne ne se parle, plus personne ne s'aime. Alors oui, on se ressemble.
Et puis elle apprécie beaucoup Roshe. Peut-être plus que moi ? La façon dont ils se touchent, pour se dire au revoir, la façon dont ils discutent... Je l'envie un peu pour ça. Lorsqu'elle le regarde, ses yeux s'éteignent pour laisser place à deux objectifs qui ne le lâchent pas d'une seconde. Comment se sont-ils rencontrés ? Je n'en sais rien. Par pudeur je ne leur ai pas demandé.
Mais il y a quelque chose qui me tracasse. Outre ma jalousie florissante, il y a ce truc : l'énergumène dit avoir emménagé aux États-Unis il y a sept mois seulement. Alors comment sont-ils devenus aussi proches en si peu de temps ?
« Je te préviens : mon père n'est pas très grand. Et il est un peu tordu. Mais ça... tu comprendras en le voyant. »
Roshe tapote sur son volant. Il conduit toujours aussi mal. Une minute passe, il bloque les roues. Il recule, il se gare, me lance un regard : nous revoilà à la maison sauvage.
« Il n'a pas d'entraînements le dimanche, me glisse-t-il, alors il est fort propable qu'il soit en train de squatter la télé. Mais peu importe. On bossera mieux chez moi.
— Et il est au courant...? je murmure comme si l'on pouvait nous entendre à travers les vitres.
— Au courant ?
— Hm-mh.
— Ah ! Oh, il s'en fiche. » lâche Roshe en époussetant l'air du dos de la main.
Comment ça son père s'en fiche ? Sait-il seulement que son fils est gay ? Et puis s'il est coach sportif, il doit sûrement me connaître...
Mais je n'ai pas le temps de le rattraper que Roshe s'enfuit déjà. Trottinant jusqu'au seuil du 6 Holly Hill Street, il sort un trousseau de clefs puis disparaît derrière la porte entrebâillée. Je te hais, Roshe Dunkel, je pense en m'extirpant du véhicule. Alors telle une ombre je me glisse, frôle l'embrasure sans la toucher et referme la porte sans faire un bruit.
L'endroit est plutôt sombre. D'un terne bleu layette, le sol en moquette semble ne pas avoir été nettoyé depuis des lustres. La pièce principale est tapie de meubles sobres, ses couleurs semblant avoir pris de l'âge, et le canapé ouvert sur la télé paraît comme amorphe au milieu du salon.
À droite, la cuisine. Sans surprise étriquée et la vaisselle délaissée dans l'évier, une machine à pop-corn repose sur le carrelage en damier.
« Roshe ! Ça fait trois jours que ton bol croupit dans l'évier ! tonne une voix derrière le sofa.
— Trois jours, deux nuit, quatre ans, peu importe : la céramique ne moisit pas, rétorque le garçon.
Il a enlevé son manteau et jeté ses chaussures dans un tiroir prévu à cet effet. Il pivote :
— Je reviens dans deux minutes. Attend-moi là. » murmure-t-il en s'éclipsant.
Pris au dépourvu, je reste planté là. Les mains nouées contre mon ventre, j'aperçois ce qui semble être son père dissimulé par le canapé.
« Avance donc, je ne vais pas te manger, lâche l'homme d'un ton avenant.
J'obtempère. Un, deux, trois pas et me voilà près de la télévision.
— Oh mais c'est Kyrel ! Ravi de te voir ici mon garçon. »
Devant moi est assis un homme d'une trentaine d'année (une trentaine d'année ?) à la voix mature et au regard doux. Il possède de fins yeux bruns et un nez retroussé semblable à celui de Roshe, arborant le même teint basané. Son visage paraît encore jeune, mais des pattes d'oies viennent déjà s'y creuser. Effectivement il n'est pas très grand. Son épaule droite pend, gardant sa main immobile, et la cheville du même côté semble partir en vrille. De petites cicatrices zèbrent l'une de ses joues.
« Oh excuse-moi, je ne me suis pas présenté : Yessem Dunkel.
— Kyrel, je bafouille en ne sachant pas trop quoi faire de mon corps.
Il me fixe un instant. Ses pupilles brillent et sa main valide vient se poser à côté de lui. Il me sourit.
— Assis-toi, je t'en prie.
Sans réfléchir j'accède à ses mots. Le coussin du sofa émet un "pouf" lorsque je m'y assied. L'entraîneur, lui, papillone des yeux. Sa jeunesse m'étonne encore un petit peu plus.
— Je me doute bien qu'il se passe quelque chose entre toi et mon fils, il murmure en plongeant son regard dans le mien.
Je me fige. Sa spontanéité me prend de court.
— Les orientations de Roshe ne sont plus un secret pour moi, il souffle avec bienveillance. Et tu m'as l'air bien trop gêné pour ne pas être impliqué. Mais je voulais que tu saches que tu ne seras pas jugé, ici, et que votre relation est bien gardée. Je connais Blurdale : pour y avoir habité près de vingt ans, je sais combien il est difficile de vivre dans cette atmosphère vieillote et réac'. Et puis je connais ta réputation... »
Je hoche la tête, ne sachant que répondre. Son ton chaleureux m'a rassuré et je n'ai plus envie de me tordre les doigts. Apaisé par sa sincérité, je me prends même à sourire.
J'époussette les lieux des yeux. Des trophées de basket-ball, une plante défraîchie, des bibelots poussiéreux... Les cadres trônant sur les commodes retiennent mon attention : sur l'un Yessem pose en compagnie d'un parent – j'imagine – et sur un autre, un paysage désertique sous un soleil de plomb. Roshe aussi y paraît, mais chaque vitre protégeant ses traits semble rayée ou fissurée.
« Kyrel ! »
Roshe m'interpelle depuis l'autre bout de la maison. Je m'excuse auprès du père puis le rejoins sans tarder, mille et une questions flottant à travers mon esprit. Les photos cassées, l'état de Yessem...
L'énergumène me fait signe d'entrer dans sa chambre. Au fond du couloir, la pièce sent si fort la noix de coco que je fronce le nez en y pénétrant. D'une décoration au possiblement dépareillée, les couleurs chaudes se superposent et les murs croulent sous les découpages. Un clavier s'abandonne sur un club en cuir et les draps de son lit sont à moitié défaits.
Nous nous mettons au travail. Les maths, l'anglais, l'histoire... Tout y passe sans que l'après-midi ne nous paraisse s'écouler. On se bourre de twix – il possède une réserve – et nos doigts s'effleurent parfois pour nous encourager. Lui et moi n'avions jamais eu l'occasion de se voir autre part qu'à l'extérieur. Ici, tous les deux bercés des silences que provoque notre concentration, tout est plus intime. J'oublie un instant que les garçons autour de moi aiment les filles, j'oublie ma famille et mes amis... J'en oublierais presque qui je suis.
« Hé, Roshe...
Il lève la tête, la bouche modelée dans une moue appliquée.
— Quand est-ce que tu es arrivé aux US ? je le questionne en interrompant ma lecture.
— En octobre.
— Tu m'avais pas dis en aôut...?
Il fronce légèrement les sourcils. Mi-confus mi-agacé, il se replonge dans ses cahiers.
— On s'en fout, c'est la même chose. »
Puis il se braque. Son genou quitte le mien, il courbe le dos. Je repense à Yessem et à sa réflexion sur Blurdale :
" Pour y avoir habité près de vingt ans... "
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