p.25 › Roshe a une copine.

« Stevie Wonder, ça te va ? »

Je hausse les épaules. Je ne suis même pas sûr de savoir qui c'est, mais cela semble plaire à Roshe. Dodelinant de la tête, il tape sur son volant en rythme avec le jazz diffusé par l'autoradio.

Roshe a beaucoup insisté pour passer me prendre à l'orée du lycée – non pour me déplaire – de sorte à ce que personne ne nous voit. Bien sûr ce n'est pas quelque chose qu'il cautionne, il le fait histoire de me faire plaisir. Personne n'apprécie être le secret de quelqu'un.

« Alors, où est-ce que tu nous emmènes ?

— Patience. Il faut d'abord que j'ailles chercher quelqu'un..., il minaude en s'engageant dans un rond-point.

— Hein ? je réagis alors que la force de l'auto m'écrase contre la portière. C'était pas prévu, ça.

Je pousse un juron en me cognant contre la poignée. Roshe conduit beaucoup trop vite.

— C'est une amie à moi, ne t'inquiète pas. Et puis elle est à l'université. »

Il tourne la tête et m'adresse un grand sourire. Alors qu'il se reconcentre sur la route, une ombre glisse sur son visage et rabaisse le coin de ses lèvres.

Nous roulons encore cinq minutes avant que Roshe ne se gare. La vieille bagnole grince, les pneux poussent un soupir en symbiose avec celui qu'il pousse lorsqu'il lâche le volant. Devant nous s'étale la zone industrielle de Blurdale, plus sombre, moins reluisante, mal fréquentée : c'est ici que les plus modestes croupissent à l'écart des petits vieux et des familles parfaites.

« Qu'est-ce qu'on attend ? je murmure en observant la barre de HLM décrépite qui nous fait face.

— Billie H.

Il a les yeux posés sur mes cuisses. Je sais qu'il ne fait que fixer le vague, mais ses prunelles noisette commencent peu à peu à me mettre mal-à-l'aise.

— Écoute Roshe, j'ajoute en tripotant le bord de ma manche. Pour dimanche...

J'hésite. Je ne sais pas comment lui avouer.

— Ouais, je sais ce que tu vas me dire : no homo, t'étais fatigué, t'avais pas les idées nettes...

— Non, ce n'est pas ce que...

— Tu peux démarrer, morveux ! » s'exclame soudain une voix depuis l'arrière du véhicule.

Je fais volte-face. Une portière claque, les banquettes s'aplatissent dans un gémissement et, enfin, une tête brune se glisse entre le siège conducteur et le siège passager.

Les mèches d'un carré emmêlé me chatouillent les narines, obstruant la vue aux yeux ambre qui se mettent à me fixer. Des effluves de cigarette parviennent jusqu'à mon nez et me laissent découvrir le visage de Billie H. Des poignets malingres, les mêmes cernes que Roshe, le regard vif : ils se ressembleraient presque.

« Kyrel, Billie H, Billie H, Kyrel. Voilà, entonne l'énergumène en appuyant sur le champignon.

Ravi de faire ta connaissance, Billie, je déglutis en me retrouvant plaqué contre la boîte à gants.

— Billie H, rectifie la jeune femme en s'appuyant sur les fauteuils. Alors, c'est donc toi le petit copain de l'autre, là ? »

Je mets quelques secondes avant de me rendre compte qu'elle parle de Roshe. Nouveau silence.

« L'affaire Roshe et Kyrel demeure un dossier encore non-classé. » rétorque enfin le brun.

Il me lance un clin d'œil dans le rétro.

Nous continuons de rouler. Billie H et moi discutons de ses études – études dans l'histoire de l'art, qui plus est – et j'apprends que les HLM sont en fait le domicile de sa mère, à qui elle rend visite trois fois par mois. Pendant ce temps, Roshe fredonne avec Stevie Wonder. La route n'est plus très longue, d'après ce qu'il nous dit. Mais avec lui, nous ne sommes jamais sûrs de rien.

« Tout le monde descend ! »

Je n'ai même pas vu le temps passer. Il faut dire que Billie H est plutôt sympa : elle a vingt-et-un-an, est végétarienne, et avoue être tombée amoureuse des marinières depuis qu'elle en a quatorze.

Tout les trois nous extirpons de la bagnole. D'après les panneaux du parking, nous sommes arrivés à la Falcon Valley. Autrement dit, l'université de Billie H. Située à une petite heure de Blurdale, peu sont les gens provenant du quartier d'Hershel qui osent s'y inscrire. Ici, ce sont surtout les gens sans histoire qui s'y entassent, pas les bourges plein d'avenir.

Billie H me prend la main.

« Viens, je vais te montrer où nous allons manger. »

Son regard de rôdeuse se fraye un chemin jusqu'au mien. Impossible de refuser. Je serre donc sa main, Roshe en retrait à quelques pas derrière moi, et lui emboîte le pas avec entrain.

Tout en marchant, elle m'explique l'aversion profonde que les étudiants d'ici entretiennent avec les favorisés de Blurdale, le nombre excessivement élevé de sachets de marijuana qui circulent dans les couloirs et l'ambiance qui y règne tous les soirs. C'est incroyable comme les gens paraissent tranquilles, ici... Rien à voir avec les prout-prouts de mon lycée.

« Attends... Ton père est bien Mr Jensberg ? Kurt Jensberg ?

— Hum oui...? j'acquiesce en ramenant mes cheveux en un chignon désordonné.

— Ohh mais c'était mon prof de physique de seconde ! Il a aussi bossé pour le lycée de St-Euclyde, non ? Je sais qu'il a muté pour l'université, y'a pas longtemps... »

Elle me raconte qu'il a su être un véritable connard avec elle, et à vrai dire, cela ne m'étonne même pas. Mon père déteste ce genre de nanas.

Roshe, Billie H et moi finissons par nous installer sur les pelouses du parc de Falcon, pile poil en face de l'aile des dortoirs.

« Là-bas c'est l'aile Éole, les lettres, et ici l'aile Apollon, les beaux-arts. La mienne, en l'occurence..., m'apprend la jeune femme en déballant son repas.

— C'est génial.

— N'est-ce pas ? Roshe est plutôt connu, chez les Apo. Il faut dire que je l'ai tellement dessiné... »

Un sourire creuse ses lèvres à l'intention de son ami. Celui-ci rougit, se frotte les mains et me jette un petit coup d'œil. Et ça piaille, et ça bavarde, et ça rigole... Nous trouvons à peine le temps de grignoter les sandwichs que nous nous sommes payés à la supérette du campus.

C'est alors que, au terme d'une quarantaine de minutes à discuter de tout et de rien, je le sens.

Roshe et moi sommes assis en appui sur les paumes, bras tendus dans le dos, face à Billie H qui tergiverse à propos de ses professeurs. Alors qu'elle aborde le sujet des examens, un index furtif effleure le mien, zigzaguant à travers les brins d'herbe. Je fais mine de ne pas le sentir, j'écoute.

D'abord un, puis deux, puis trois, ses doigts effleurent le dos de ma main et viennent titiller les miens. Dissimulés par le gazon, il n'y a que nos deux épidermes pour frémir au contact de ces caresses. Et puis, aussi ambigu que cela puisse paraître, je le laisse faire.

Il est finalement l'heure pour nous de rentrer. Nous embrassons Billie H, la remercions, et je réussis à lui soutirer son numéro. Enfin nous montons à bord de la caisse de Roshe et nous démarrons au quart de tour. De toute manière, l'inverse m'aurait étonné.

La route se fait en silence. Juste le bruit du bitume et des freins, de nos respirations. Puis au bout d'un certain temps je lui demande de s'arrêter, à une ou deux minutes seulement du lycée. Pensant qu'il s'agit encore de l'une de mes sécurités à deux balles, l'énergumène ne dit rien et déverouille les portières, résigné. Mais ce n'est pas pour cela que je l'ai fait se garer.

« Roshe, il faut que je te parle de quelque chose d'important, j'entonne en gonflant la poitrine.

Sa nuque se braque et je n'ose pas croiser son regard.

— Écoute, pour être franc, je ne sais même pas ce que je suis en train de faire. Ces derniers temps ont été très... bizarres. Pour moi. Je me sens bien.

Il m'observe d'un air perplexe. Ses pupilles rétrécissent, fébrile, il rétracte les épaules.

— Content de l'apprendre. Il serait dommage que tu sois malheureux..., il  marmonne avec un petit sourire.

— Non, pas dans ce sens là, je l'interromps en me mordillant la lèvre inférieure. Ce que j'entends par là, c'est que je me sens bien lorsque je suis avec toi. Je ne sais pas comment l'expliquer : avec l'école, ma famille, mes amis... c'est compliqué. Mais avec toi... Je ne sais pas. J'ai l'impression qu'il y a enfin quelqu'un sur cette terre qui ne me prend ni pour un gueux, ni pour un connard coureur de jupons. Non, toi tu me prends juste pour moi ? je balbutie avec un rire nerveux, comme pour moi-même. Je n'ai jamais fait cela avant. J'ai même peur. Mais je sais qu'il fallait que je te le dise. Je n'ai jamais rien ressenti vis-à-vis d'un mec, mais depuis que je te connais...

Je m'arrête un instant, cherchant mes mots.

— Roshe, est-ce qu'il y aurait une petite chance pour que tu me pardonnes et que l'on devienne autre chose que de simples potes ? »

Il en reste bouche-bée. Jamais je n'aurais cru être un jour capable de lui avouer. Lui qui dit ne pas être à-l'aise avec les gens, je comprends ce qu'il ressent, maintenant. Et je ne suis même pas sûr d'être gay ! Ou bi, peu importe : dans ma tête j'ai toujours été hétéro. Peut-être le suis-je encore, mais je ne veux pas y penser. Pas dans une situation pareille.

« Tu veux dire, sortir ensemble ? Pour de vrai ? Pas juste des câlins pour satisfaire tes pulsations sexuelles masculines ?

Je laisse un éclat de rire feindre la surface. Finalement, je ne crois pas être prêt à me défaire de son humour pourri.

— Kyrel, t'es vraiment ravissant lorsque tu sourit, murmure-t-il en me dévisageant. J'aurais presque envie de t'embrasser si tu ne venais pas de t'enfiler un sandwich au fromage. »

Je rougit, et il me prend la main. Si c'est une bonne idée, je n'en sais rien. Mais rien n'aurait pu me rendre plus heureux que son visage à cet instant là.

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