p.21 › automne en février.

Devant le miroir je m'observe. Torse nu, hanches à découvert, mes cheveux creusent des sillons d'eau qui s'enlacent sur mon épiderme. Cette douche a au moins duré une heure. J'aurais pu mentir et décrire de véritables blessures de guerre, mais autant être honnête : je suis pitoyable. J'ai les lèvres gonflées et un cerne qui tire sur le jaune juste sous l'œil droit. Il faut dire que Syl n'y est pas allé de main morte : j'avais les gencives en sang durant tout l'entretien.

Ma mère n'a pas bronché quand elle m'a vu arriver. Un simple signe de tête, un regard fuyard, et puis c'est tout. Je savais qu'elle serait un tantinet triste de me voir comme ça, mais elle a tellement été conditionnée pour me réprimander qu'elle ne fait même plus la différence.

Avant ce qui s'est passé, elle n'était pas comme ça, pas aussi impitoyable. Mais voilà quelques semaines qu'elle s'est sévèrement refroidie. Elle me sourit de moins en moins et sa présence pâlit. Elle pâlit et ses yeux ne sont plus que deux feux mal éteints qui observent notre famille se disloquer sans pour autant s'y opposer.

Il faut dire que nous n'avons jamais été très proches. Elle était trop américaine, trop chrétienne, trop femme au foyer pour vraiment partager mes centres d'intérêts. Et puis j'imagine qu'elle s'en est lassée. Même encore maintenant elle préférait me voir derrière un bureau que dans une piscine, c'est sûr, et elle reste braquée sur cette idée.

« Est-ce que je peux entrer ? »

C'est la voix d'Effy. Elle doit avoir du shampooing à récupérer.

Je me dépêche d'enfiler un caleçon propre et m'empresse de lui répondre ;

« Vas-y, vas-y. »

Elle entre dans la pièce. Elle ramène ses cheveux ternes et roux au creux de ses paumes, les attache, ses yeux passent rapidement mon visage en revue. On a les mêmes, à ce qu'il paraît. Taillés dans un amande prononcé, celui des personnages un peu timides dans les dessin-animés, et de grands iris bleus. C'est comme ça qu'on nous reconnaît, les tâches de rousseur en plus.

« Je ne te comprends vraiment pas, Kyrel, elle commence en fermant la porte. Pourtant tu traînes avec des gens bien... Regarde les Denver : de vrais citoyens exemplaires ! Il n'y a que le travail qui paye, tu sais.

— On peut très bien réussir sa vie sans avoir été bon à l'école, je tente.

— Oui, si on s'appelle Paris Hilton.

Son ironie me fait tiquer : je n'aime pas ce genre d'humour. Mes doigts se crispent sur le lavabo.

— Écoute, reprend-t-elle avec suffisance. Il faut que tu fasses plaisir à ton père : il faut que tu le rendes fier. C'est le devoir d'un fils, mon chéri.

Elle esquisse un sourire, mais il sonne comme ceux des infirmières dans les films de science-fiction. Vous savez, celles qui vous amadouent pour mieux vous foutre dans les pattes du méchant.

— Alors, Kyrel, je t'en prie : arrête tout ce délire de pataugeoire et concentre-toi sur tes études. Avoir de bons résultats est bien plus important que de barboter dans...

— Et si ce n'est pas ce que je souhaite faire de ma vie ? je la coupe d'un ton tranchant. Je ne m'appelle pas Jil, je ne suis pas un fils à papa. Et puis la natation n'a rien à voir là-dedans.

— Tu n'es encore qu'un enfant, tu as besoin qu'on te guide. Tu ne sais pas ce qui est bon pour toi, réitère-t-elle avec un peu plus de fermeté.

— Alors pourquoi te montres-tu aussi intolérante ? Tu ne cherches même pas à comprendre, je soupire.

Lassé, je me pince l'arrête du nez.

— Il n'y a rien à comprendre chez un bulletin de notes aussi médiocre. Tu ne te bouges pas les fesses, c'est tout. Tu fais n'importe quoi et tu fous ta vie en l'air. C'est irresponsable, immature... »

Son arrogance me fout des frissons. Mon palet me démange d'insultes bien senties, mes poignets me piquent et mes joues s'embrasent.

Et là, comme un déclic. Le rendez-vous de Roshe.

Aussi vite que mes bras me le permettent, j'enfile un t-shirt froissé, un jean, et mon sweat à la volée. Nos deux regards se croisent  ; le sien est empreint de mépris, le mien de dégoût. En passant à côté d'elle je la bouscule, ce qui entraîne un juron marmonné et mon nom crié au loin, essuyé par ma fuite. " Kyrel, reviens là ! Nous n'avons pas fini ! "

Ses jérémiades se poursuivent, ma sœur tape contre un mur pour nous faire taire. J'entends mon père. Il n'est pas très loin, juste en bas dans son bureau.

J'enfile mes baskets. Et avant même que Kurt n'apparaisse, me voilà parti. Si j'étais resté une seconde de plus, mon cerveau aurait sûrement explosé.

Le café-librairie n'est pas très dur à trouver. En fait, c'est le seul de la ville. Situé sur les bordures d'une place en cul de sac, il côtoie un atelier de joaillerie et un coiffeur à bas prix. C'est un endroit plutôt calme, bercé par les couinement des teckels et les ronrons des tondeuses à cheveux. Parfois une personne âgée s'y promène, un couple d'ado squatte un banc : je comprends pourquoi Roshe a choisit cet endroit.

Lorsque j'arrive dans le coin, j'ai le droit à un singulier face à face avec le bâtiment du rendez-vous. La capuche rabaissée, je me fais discret. Shakscafè, on peut lire sur la devanture. Comme il fait sombre à l'extérieur, les patères qui illuminent l'intérieur reflètent sur les vitrines les imposantes carcasses des bibliothèques retranchées à l'arrière. Quand j'entre il fait silence. L'ambiance y est sereine, entretenue par le chuintement des doigts sur le papier. Des tables, des fauteuils, sont éparpillés un peu partout dans la salle.

Une jolie métisse lève le nez à mon arrivée. Derrière un comptoir qui a l'air d'être en mauvais état, elle bouquine du Brontë dans l'attente d'un nouveau client. Ses cheveux afro rebiquent sur ses petites oreilles. Elle a l'air d'un lutin.

Et puis, au fond, il y a un bout de sweat péruvien qui dépasse d'un rayon. Je fais quelque pas. Un visage s'esquisse sous la pénombre d'un couloir mal éclairé. Un pantalon trop court et trop grand à la fois. Nos pieds se font face. Des yeux de cuivre dirigés vers moi.

« Kyrel ?

Il a l'air mi-surpris, mi-entendu. Il tient entre ses mains un bouquin sur la sophrologie. Drôle de choix pour un gars comme lui.

— Salut, je murmure.

— Finalement je ne te répugne pas tant que ça.

Il passe à côté de moi et me fait signe de le suivre. Nous déambulons entre les lattes du parquet mal fixé.

— Jamais l'idée que tu puisse me répugner me viendrait à l'esprit.

— Peu importe, déclare-t-il. Je pensais que tu aurais coupé les ponts.

— Et bien finalement non. C'est rare de trouver des énergumènes comme toi dans ce coin paumé, et ce serait bien dommage de t'abandonner pour un simple... »

Baiser ? Non, un baiser n'est pas quelque chose de simple.

Je me tais. Un sourire vient étirer ses lèvres. Enfin, nous nous installons entre une colonne d'encyclopédies et une rangée de livres sur la botanique, assis sur des tabourets et le torse compressé contre une petite table circulaire.

« Ok, il lâche au bout d'un temps. Pourquoi viens-tu ?

— Je me suis battu avec Sylvester, mon père a la rage contre moi, grogné-je

— D'où les bleus ?

— Ouais.

Un temps de latence s'écoule entre ma phrase et cet instant. Cela pourrait devenir gênant, mais je me résigne à briser le silence :

— Roshe, ce qu'il s'est passé l'autre soir, c'était intentionnel ?

Cette question sonne bizarre, comme si l'on pouvait embrasser quelqu'un par inadvertance – surtout dans ce contexte.

— Alors tu vois, je suis atteint de pulsions sexuelles extrêmement incontrôlées qui surviennent lorsque l'individu en face de moi se met à me dévorer du regard, il lance avec sarcasme. Non, sérieusement : ça l'aurait été si je ne m'étais pas trompé sur ton compte.

Bête comme je suis j'y crois une seconde. Je fronce les sourcils :

— Comment ça ? Je ne suis pas...

— Gay ? Je l'ai bien compris. Je pensais juste avoir trouvé quelqu'un d'un peu différent de ces imbéciles d'High Abrahams. Quelqu'un d'un peu plus ouvert, d'un peu plus folichon...

Il m'observe, en quête d'une réaction pouvant trahir ma gêne. Je demeure incrédule.

— Et puis c'est pas un crime d'avoir apprécié m'embrasser en tant qu'hétéro, il rétorque sans pression.

— Quoi ? Mais qui te dit que j'ai apprécié, espèce de cinglé ? je m'insurge avec un petit sourire.

— Parce que tu es revenu, pardi. Si t'avais vraiment été comme ces gros durs de bad-boys à trois neurones, tu m'aurais déjà menacé de mort. »

Il se penche sur la table. Je peux sentir son souffle réchauffer mon nez. Je me laisse pendre sur mon siège, les yeux un peu hagards dans les siens. J'ai complètement perdu mon attitude de mec viril et au-dessus de tout – soit celle que je me suis habitué à revêtir lorsque je suis au lycée.

Ai-je vraiment aimé son baiser ? Ce n'était pas grand chose, rien qu'un frôlement. Mais les lèvres de Roshe ont quelque chose de particulier. C'est rêche, c'est sans prévenir. C'est l'instant où, pour la première fois, je l'ai senti réel. Il existait pour de vrai, il n'était pas juste un garçon dans les vapes à qui j'aime me confier. Mais alors, qu'est-ce que j'éprouve ?
Je n'avais jamais ressenti cela avant. L'attirance, je la connais : mais avec des filles. C'est impensable que cela puisse se retourner envers lui. Mais impossible ?

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