p.13 › c'est con, 17 ans.
« Je rêve ou Maé est déjà défoncée ? »
Devant moi se déroule une route de goudron cabossée, paumée au beau milieu de la cambrousse. À bord de la vieille Ford de mes parents, devenue mienne par l'usure et la crasse, je fais la navette entre la soirée de Mace et le quartier d'Hershel. Il y fait déjà chaud : derrière moi planent les relents d'un parfum surdosé mêlés à ceux de la sueur d'avant-fête.
Je tiens le volant dans la main droite et me recoiffe de l'autre. Un boys-band pas terrible gueule à travers l'autoradio. Mes passagers ont l'air d'être contents : Maé chante à tue-tête, Benjamin tweet sans relâche, Ana rigole à gorge déployée et Sylvester se colle à elle.
Mais au fond, brinquebalé entre une portière mal fermée et le couple enlacé, Cesar soupire. Et dire qu'il n'a même pas conscience de l'honneur qu'est d'effleurer mes banquettes arrières...
« Ben alors le Marsouin, on s'amuse pas ? je lui demande en jetant un regard dans le rétro.
— Si si, j'attends juste qu'on arrive, il répond en émettant un sourire timide. Syl et Ana me bavent dessus.
— Oh c'est pas vrai, on a à peine rien fait... » ricane l'intéressé.
Je lève les yeux au ciel. Moi aussi je prie pour ne plus avoir à supporter les nids-de-poule qui me pompent les biceps tous les vingt mètres. En soi j'apprécie conduire, j'apprécie mon meilleur ami et j'apprécie les fêtes. Mais pourquoi diable a-t-il fallut que la famille Denver soit si riche qu'elle habite une énorme baraque à dix mille bornes de Blurdale ?
Enfin, après une bonne dizaine de minutes à amorcer les pilages de cette fichue bagnole, les pneus de l'auto crissent sur le parking de la propriété. Un coup de klaxon résonne dans la nuit, avant de se répercuter contre les conifères qui habillent les alentours.
« Allez, tout le monde descend. »
Il fait sombre. Vraiment sombre. Benjamin et moi avons le réflexe d'allumer la lampe-torche de nos téléphones. La bâtisse se trouve au bout de l'allée qui se profile derrière les voitures : il va falloir marcher.
Au loin, on aperçoit sans mal le manoir qui fera office de salle des fêtes. La musique est si forte que les murs battent la chamade. L'ossature tremble, vibre la terre, mon thorax, mes dents, je sens les graves s'emparer de ma poitrine.
La baraque prend place au milieu de la campagne comme un gros cœur illuminé, prêt à éclater. C'est très certainement l'une des masures les plus somptueuses que j'ai jamais vues : mêlant art-déco et contemporain, elle diffère des autres villas vieillotes de par ses longues terrasses en bois clair et ses meubles de créateurs. Devant elle s'étale un jardin taillé au millimètre, vert et divers au possible. Des putains de bourges les Denver.
Sauf qu'ici, au parking, il règne un silence de mort. Seul se faufile le son feutré des basses qui tonnent au loin, le sifflement du vent qui se calfeutre contre les pins. Les portières qui se claquent, le gravier qui s'écrase, nous nous mettons en route. Mais on a beau bavarder, traverser un parc versaillais en compagnie d'une Maé braillarde, c'est insupportable. Et je pèse mes mots.
∀
La fête bat son plein.
Les gens autour de moi s'embrassent et s'enlacent, sans scrupules, des rires qui empestent l'alcool. Moi je ne bois pas et je suis constamment de mauvais poil car ce soir, c'est moi qui conduit. Triste vie.
La chaleur me monte à la tête. Les nuques, les fronts scintillent tout contre moi tandis que les iris passent du rouge au bleu et du vert au jaune. Les caissons de basse placés sous le parquet font trembler mes tibias et m'encouragent à danser. J'aime cette sensation, la sensation d'être pertinent parmi cette foule d'ados dévergondés. Ils sont tous soûls, leur visage est flou et barbouillé. Moi je suis net : j'observe. Je discute un peu partout, compte mes pas avant de me faire accoster. J'échange plusieurs fois de coca, arrache un ou deux baisers au tabac froid. C'est dégeulasse, mais je préfère ne pas y penser.
C'est drôle comme les personnalités changent, dans ces moments-là. J'ai dû écarter Darlene au moins deux fois – elle m'a pris pour Mace – et empêcher Benjamin de se prendre en selfie avec les fesses de Penny. On m'a aussi demandé si je comptais sortir une sextape. Apparement, les premières années n'attendent que ça.
Je m'éloigne du salon. Furtivement je traverse le jardin, verre à la main, et rejoins l'arrière-terrasse qui donne sur la forêt. Peu fréquentée, les mecs viennent s'y affronter lors de ping-pongs au rythme endiablé. C'est aussi là qu'a lieu le rite de passage des Pink Sharks, à savoir le "Pink-Pong". En cas de victoire, il est alors possible de lancer un gage à son adversaire. Je suis le dernier a l'avoir fait avec Benjamin, et Dieu sait qu'il était doué – d'où le slip éléphant à porter pour deux semaines.
Lorsque j'arrive, je croise le regard de Sylvester : son jade habituel a viré au kaki – dilaté par l'herbe, d'après les odeurs qui me gagnent. Entouré par une troupe de nageurs complètement à l'ouest, ils se sont étalés sur toute la moitié de la terrasse, disposant des chaises et des matelas gonflables un petit peu partout.
« Hé, Ky ! On cherchait quelqu'un pour faire le Pink-Pong de Cesar ! Et qui de mieux placé que toi...?
L'ensemble de nos spectateurs éclatent de rire. L'ambiance est plus calme, ici. Deux ou trois lanternes sont accrochées au porche, et le roucoulement des bestioles vient bercer le bruit des raquettes qui s'entrechoquent. Des cadavres de bouteille s'entassent au pied des tables.
— On vous a réservé un chouette gage en plus..., murmure Ana.
Elle est assise par terre, le sweat de Syl posé sur les épaules. Ses joues sont rouges.
— Ça te va ? me lance Cesar.
Lui est déjà à l'autre bout du ring, prêt à en découdre. Il attrape une bouteille d'Heineken et en descend le peu qu'il en restait, décidément bien moins réservé que tout-à-l'heure. On me lance une raquette :
— Cesar ! Cesar ! Cesar ! Cesar ! gueulent Sylvester et le reste de l'équipe avec un sourire goguenard.
— Bande de salauds... »
Nous commençons la partie. Les plics et les plocs endorment très vite les quelques filles affalées sur les transats, et les cris d'encouragement s'atténuent au fur et à mesure que le match se resserre. Les scores sont proches et se chevauchent ; je m'humecte les lèvres.
Cesar aussi est sous pression.
« Mince, excuse-moi... »
Je viens de me recevoir un de ses smashs dans le ventre. Grognant sans qu'il puisse m'entendre, je lui renvoie la balle et me tiens prêt.
Et après une dizaine de minutes à essayer de parer ses effets, je suis obligé de m'incliner en poussant un juron.
« Ben alors Bubble-Gum, on s'est fait battre par le p'tit nouveau ?
— J'ai mal aux bras à cause de la route
de tout-à-l'heure. » je grommelle à l'intention de Mace qui vient d'arriver.
Les gens se mettent alors à crier et à siffler, les nanas se réveillent en sursaut et certains vont même jusqu'à porter le gagnant. Je n'ai pas envie de passer pour un mauvais joueur alors – même si ce n'est clairement pas de mon plein gré – je fais mine d'applaudir. Cesar, lui, manque de s'étrangler de rire quand un gars lui ébouriffe les cheveux : il est complètement déchiré.
« Mon Kyrel..., s'esclaffe Ana en m'approchant d'un pas flottant. Deux gages en un mois, c'est champion.
Ses doigts rencontrent mon visage. D'un geste un peu maladroit, elle écarte les quelques mèches qui me tombaient dans les yeux et les ramènent en un chignon. La pulpe potelée de son pouce effleure ma joue.
— Donc, reprend-elle. Nous allons enlever ton t-shirt et laisser à la disposition de tous ton joli torse et ton joli visage ainsi qu'une multitude de jolis marqueurs qui feront l'objet d'une photo qui sera ensuite postée sur ton facebook. OK ? »
Et avant même que je puisse protester, la vicieuse me soutire l'Iphone glissé à l'intérieur de mon sweat. Les gloussements fusent et le ton qu'elle a employé m'arrache un sourire. Elle avait prédit que que j'allais perdre.
∀
« Ne bouge pas... »
Tout le monde est parti dormir ou est en train de se défoncer dans le jardin. Il y fait un froid de canard, mais ça n'a pas l'air de déranger grand monde.
Nous ne sommes plus que deux à l'espace ping-pong. Des effluves amers caressent les chaises abandonnées, provenant des quelques vomis qui jonchent l'arrière-maison, et Anastasia s'improvise photographe. Il doit être aux alentours de quatre heures du matin. Elle essaie de me prendre sous mon meilleur angle, rate, grogne ; recommence.
J'ai les cheveux en pagaille, le teint bouffi et la peau striée d'inscriptions aussi débiles les unes que les autres. Heureusement pour moi, j'ai réussi à proscrire les pénis. Mais je crois qu'une des filles de l'équipe a décidé de détourner les règles en me trouvant un surnom d'acteur porno, lesquelles se sont déchaînées sur mon épiderme. J'ai vraiment intérêt à mettre cette photo en privé.
« Ana, ça va ?
Elle tombe littéralement de fatigue. Je la vois bâiller à s'en décrocher la mâchoire lorsqu'elle appuie – encore – sur le bouton de l'appareil. Elle frissonne.
— Encore une dernière...
— Non mais quelle idée de te mettre en short en janvier... Allez viens, on rentre à l'intérieur. »
La rousse feint me contredire, mais un bâillement vient noyer ses protestations. Ensemble, nous passons devant les quelques tentes plantées près du manoir, traversons le salon où ronflent une bande d'amis trop soûls et nous laissons tomber sur les matelas de la salle de jeu des petits frères Denver.
« Kyrel, je m'excuse d'avance. Pour la photo. Mais c'était tellement marrant...
Elle se blottit contre moi.
— Où est Syl ? je souffle à demi-mot.
— Je sais pas.
— Comment ça tu sais pas ?
— Je sais pas, point.
— Il doit dormir en haut, tu veux pas que je t'y emmène ?
— Oh mais Ky, ferme-la : on s'en fiche. »
Flamboyante dans la pénombre de cette chambre de fortune, elle lève la tête. Ses yeux noisette me dévisagent, et je peux lire à travers ses iris qu'elle repense à cette fête. Cette fête d'il y a un an. Je peux décrypter son sourire, celui qui s'étiole, celui qui peu à peu s'estompe, et je sais qu'elle s'en veut. Qu'elle m'en veut. Mutuellement nous nous en voulons. Et je ne saurais comment l'expliquer, à quatre heures du matin, le regard que nous nous échangeons. Nos souvenirs me serrent la gorge lorsque ses doigts s'égarent sur mon menton. Fébrile, l'envie m'étreint alors qu'elle laisse pendre son décolleté.
Puis, le remord me prend au ventre quand nos salives se mêlent sans qu'aucun de nous deux n'empêche quoi que ce soit. Tant pis pour Syl.
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