Chapitre 1

A cette heure où mes camarades sont probablement en pleine partie de bière pong, bien éméchés, il est temps pour moi de me mettre en route.

Entièrement vêtue de noir, une casquette masquant mes cheveux relevés en un chignon haut et un masque couvrant mon visage, mon sac sur le dos, j'ouvre silencieusement la porte de ma chambre.

Ne réveiller personne en quittant la maison, voilà la première étape de ma nuit qui s'annonce longue. Je descends avec précaution les escaliers, traverse le rez-de-chaussée, et prends bien garde en refermant la porte d'entrée.

L'air froid et l'obscurité percée par d'innombrables lampadaires m'accueillent alors que je pénètre dans le jardin. Un regard aux étoiles qui me surplombent et je me mets en route.

Sans hésitation, sans inquiétude. Je suis prête. Une nouvelle fois.

Il m'aura fallu une bonne heure avant d'enfin me trouver face au bâtiment qui tout bientôt deviendra le réceptacle de ma colère.

J'ai déjà effectué les repérages, je sais exactement quoi faire. Je fais craquer les muscles de mon cou, il est temps. Je gagne alors la porte de l'ancienne sortie incendie, à l'arrière du bâtiment, qui n'est jamais verrouillée. Je me faufile à l'intérieur, la salle est uniquement éclairée par une lumière tamisée et l'air est empli de fumée de cigares. Nul ne m'a remarqué, ils sont tous bien trop occupés par leur partie de poker. Des gloussements féminins et des jurons masculins se font entendre de toute part, l'alcool coule à flots. Je me faufile contre le mur jusqu'à la porte d'entrée et tourne d'un coup sec les clés imprudemment laissées sur la serrure que je viens jeter au loin sur le sol. Un premier regard vient se poser sur moi, suivi d'une exclamation de surprise, et bientôt c'est l'intégralité des personnes présentes qui me fixent stupidement. Que le spectacle commence.




J'ouvre lentement les yeux à la sonnerie stridente de mon réveil. Sept heures trente. Le moment de se préparer pour aller en cours. Avec un soupir, je m'assieds dans mon lit. Je suis épuisée, je suis rentrée il y a de cela à peine une heure. Je vais probablement encore m'endormir en classe, me faire réprimander par les professeurs, envoyer chez le proviseur, peut-être. Foutre mon avenir en l'air. Chaque jour un peu plus. Je ne regrette pas. La nuit passée, je devais le faire. Aucun regret. Seule de la détermination vide de toute émotion.

Après m'être levée je viens rabattre la couverture convenablement sur le matelas. Pas que je sois soucieuse de l'ordre dans ma chambre, je tiens seulement à camoufler les tâches de sang qui imprègnent le tissu, que je dois cacher à mes géniteurs. C'est en boitant légèrement que je gagne la salle de bain afin de prendre mon habituelle douche matinale. Le sang ayant séché sur mes coupures, je frotte avec vigueur dessus afin de le nettoyer. Ce qui, sans surprise, rouvre les éraflures. Je grimace. Mon corps entier est douloureux, ma tête me fait mal, j'ai besoin de sommeil, avant que je ne m'effondre.

J'augmente encore la température de l'eau et murmure à mon corps de tenir bon. Je dois le faire. Je peux le faire. Je n'ai pas prévu de m'arrêter, quoi qu'il en soit. Je continuerais, jusqu'au bout.


Je vais m'asseoir directement à mon bureau en arrivant dans la salle de philosophie. Je n'ai personne à saluer ou avec qui passer la récréation. Des amis, je n'en veux pas. C'est mieux comme ça. Et puis, je m'en sors tellement mieux par moi-même, c'est ce que j'ai toujours fait.

Je croise mes bras sur la surface de bois et vient poser ma tête dessus avec un soupir. Je pourrais déjà m'endormir. Le bruit d'un raclement de chaise sur le sol m'apprend que mon voisin de table vient d'arriver.

Il ne me salue pas, il a bien essayé les premiers jours, mais comme je n'ai jamais répondu, il a rapidement fini par abandonner.

Un couillon, comme tous les autres. Un connard, rien de plus.

La professeure fait alors son entrée et le cours commence.

Mes yeux se perdent sur le ciel gris de cette journée d'hiver. Je ne suis plus les cours, à quoi ça me servirait de toute manière ? Je n'ai pas d'avenir, pas d'espoir, et je n'ai pas prévu de vivre particulièrement vieille non plus.

Une petite voix vient me sortir de la léthargie dans laquelle j'avais sombré. Je me retourne vers mon voisin de table, ennuyée.

- Quoi ?

- Ehm, tu.. tu as ton manuel ? J'ai oublié le mien..

Ce gamin est tellement peureux, tellement timide. Il a l'air gentil, gentil et mignon. Avec ses cheveux de jais, sa peau pâle et son sourire enfantin, il attendrit tout le monde. Sauf moi. Moi, je sais lire entre les lignes. Je ne me laisse plus avoir. Un couillon comme les autres, rien de plus.

- Nan.

J'ai pas eu le temps de faire mon sac ce matin. Désolée éducation nationale de mes deux mais bander mon genou m'a semblé plus important.

Le gamin à côté de moi pique un fard et baisse la tête.

- Oh.. Dé.. Désolé de t'avoir embêtée..

Je l'ignore et alors que je m'apprête à me tourner à nouveau vers la fenêtre, un regard insistant vient détourner mon attention. Je me retourne et rencontre un regard chocolat. C'est encore ce nouveau dont je ne connais même pas le nom, il semble constamment me regarder et ça commence à me fatiguer.

Il n'a pas d'expression particulière, il semble insondable; son coude posé sur la table et le menton reposant sur sa paume, il se contente de me fixer. Je lui renvoie une moue blasée et pivote à nouveau sur ma chaise, vient à nouveau me caler confortablement sur le pupitre, espérant rattraper quelques minutes de sommeil avant de me faire chopper par le prof.

Le cours se poursuit, lentement, et lorsque enfin il se termine, je me hâte de sortir.

Nous avons une heure d'étude avant de reprendre sur deux heures d'anglais et je ne compte pas la perdre à glander.

Je traverse le couloir à grandes enjambées et montre quatre à quart les escaliers menant au toit. J'avais piqué les clés d'un surveillant en fin d'année dernière et les avait replacées après en voir fait un double. Sans surprise, personne n'avait rien rôdé. Je déverrouille la porte et vient m'asseoir contre un mur. Ici est le seul endroit de ce lycée où je peux être tranquille et seule, et travailler correctement. J'ouvre mon sac à dos et en sors un épais classeur, le seul que j'ai toujours avec moi.

Je viens cocher la page correspondant à ma mission d'hier soir, signe que je l'ait réussie avec succès, avant de venir analyser la prochaine. J'ai encore un ou deux repérages à effectuer avant de pouvoir passer à l'attaque, je n'ai jusque là que pu pirater un plan assez rustique du bâtiment, ce qui n'est définitivement pas suffisant. J'irais demain soir, ce soir j'ai quelque chose d'assez particulier à effectuer.

Je viens regarder les photos de ces ordures que je dois punir, leurs visages me répugnent. Mais je dois rester neutre. J'ai réussi à obtenir pas mal d'informations à leur sujet, ils son plutôt connus dans leur quartier, et certains ont déjà été fichés. Je sais la plupart de leurs points faibles également, même si je souhaite encore le retravailler. Ce sera une mission plutôt facile, cette fois encore.

Je soupire et m'occupe à retenir leurs noms, leurs visages, leurs caractéristiques. Je ne dois rien oublier, je n'ai pas le droit à l'erreur.

J'ai cette aptitude particulière à me concentrer si intensément que tout ce qui est étranger à mon but disparaît. Tout ce qui peut déranger, parasiter, me détourner. Lorsque je suis en mission, plus rien n'a d'importance que de réussir. Je chasse de mon esprit tout ce qui ne concerne pas les tâches à effectuer, c'est devenu un automatisme. Je vois tout, j'entends tout, j'analyse tout ce qu'il se passe autour de moi, mais ce n'est que purement utilitaire : rien de ce qui ne concerne pas mon but vient m'interrompre.

C'est ainsi que je passe ma pause à analyser des visages qui paraîtraient communs à l'ensemble des gens présents dans ce lycée, à repérer le moindre détail qui deviendrait une particularité, à me remémorer tout ce qui pourrait m'être utile.

Et lorsque la sonnerie de reprise des cours retentit, je sais que j'ai été productive et que j'ai avancé dans la bonne direction, et ce sentiment me redonne de la force.

J'arrive en salle de philo quelques minutes plus tard que les autres élèves, la plupart des sièges sont déjà occupés et je soupire en constatant que mon pupitre à côté de la fenêtre n'est pas disponible.

J'avance dans l'allée à la recherche d'un siège libre et finis bien contre mon gré à m'installer au fond de la salle, au bureau voisin du nouveau.

Je lui envoie un coup d'œil désintéressé alors que je m'assieds, auquel il répond par un regard vide.

Le cours se déroule sans que nous ne nous adressions un seul mot, je garde mes yeux posés sur le tableau durant les deux heures, sans pourtant suivre quoi que ce soit. Mon attention vient se porter sur les étapes suivant le déroulement de ma mission, et je poursuis la planification de mes repérages. La scène finale finit par se dérouler derrière mes paupières, je sais déjà ce que je dirais, comment je procéderais, et un sourire vient prendre possession de mes lèvres.

Ce n'est que lorsque que je sens un regard lourd posé sur moi que j'arrête tout et laisse mon expression vitreuse reprendre possession de mon visage.

La sonnerie annonçant la fin de ces deux longues heures de cours et par la même occasion la pause déjeuner retentit enfin, je balance la trousse et la feuille vierge que j'avais pris l'effort de sortir au fond de mon sac et m'apprête à quitter la salle.

- T'es flippante quand tu souris.

Je pivote brusquement sur mes talons lorsque je sens ce souffle chaud contre mon oreille.

Mon voisin de table se trouve à à peine quelques centimètres de moi, me regardant de ses yeux sombres, sans expression.

- C'est cool.

Je le plante là et quitte la salle.

Depuis quand je t'ai demandé ton avis sur mon apparence, crétin ?

Je sais pas qui est ce nouveau mais il commence sérieusement à me taper sur les nerfs à me fixer aussi souvent. Encore un qui ferait bien de faire gaffe à lui.

Je prends le chemin de la supérette pour m'acheter un sandwich, n'ayant aucune envie d'aller au self. Je ne supporte pas tous ces lycéens aussi stupides les uns que les autres.

Assise sous un arbre, mon classeur ouvert sur mes genoux, une pomme non entamée échouée non loin de moi, je rumine encore. Ruminer et ruminer, suis-je capable d'autre chose ?

Au final, peu importe. Cela ne fait pas si longtemps que j'ai commencé. Moins d'un an, en réalité. Ou peut-être un tout petit peu plus. Aux alentours d'un an. Je n'ai pas compté, mais les souvenirs restent et m'empêchent d'oublier.

Je ne les ai que trop fui, je n'ai que trop eu peur. On finit par se lasser des larmes et de l'angoisse, et alors, on a deux choix : lâcher prise et abandonner, ou faire face et prendre les armes. C'est ce que j'ai fait, et depuis cette décision, chaque jour, chaque heure que je vis a été dédiée à l'accomplissement de mon but. Il m'est arrivé de craquer, il m'est arrivé de vouloir renoncer, mais je n'ai jamais arrêté de courir dans la bonne direction. Je n'ai jamais cessé de me battre. A chaque instant.

Les rayons du soleil éclairent les pages du cahier et viennent chauffer ma peau avec douceur. L'air est glacial, je ne le sens plus vraiment. Nous sommes au milieu de l'hiver, la neige tombée hier a déjà disparu, ne laissant que de la végétation à moitié morte derrière elle.

J'attrape la bouteille d'eau que je viens d'acheter et viens porter le goulot à mes lèvres.

- Qu'est ce que tu fais là ? Le sol est mouillé, tu vas finir avec le cul trempé.

Je lève les yeux pour les poser sur le nouveau, debout non loin de moi, les mains dans les poches, un bonnet ridicule lui masquant moitié le front.

Je ne prends pas la peine de répondre et viens reposer mes yeux sur mon classeur. La concentration n'est plus là, je tends simplement à montrer ce garçon son insignifiance à mes yeux.

- Quoi, tu étudies ? Après avoir passé la matinée à dormir en classe ?

Je pousse un soupir, j'aurais vraiment aimé qu'il me foute la paix. Avec agacement, je lève une nouvelle fois la tête.

- Tu me veux quoi,.. ?

- Taehyung.

- Tu me veux quoi, Taehyung ?

Il vient passer une main dans les longues mèches de sa frange, laisse promener son regard sur la cour déserte avant de le poser à nouveau sur moi.

- Pas grand chose. Je passais par là et je t'ai vue, assise toute seule comme une espèce d'animal banni de sa meute.

- Et donc tu t'es dit, "cool, et si je m'arrêtais pour la gonfler un moment ?"

Il haussa les épaules de manière nonchalante.

- Peut-être bien, ouais.

- Félicitations dans ce cas, tu as réussi, je dis en fermant mon classeur d'un coup sec.

Je range rapidement mes affaires et me relève, ma pomme à la main.

- Et tu as tellement bien réussi que je me casse, tu vois.

Je commence à m'éloigner mais sa voix grave me retient.

- Pourquoi tu parles jamais à personne ? T'es asociale ?

- Et en quoi ça te concerne, Taehyung ?

Il hausse les épaules une nouvelle fois.

- Simple curiosité.

- Que tu ferais bien de garder pour toi.

Je hisse mon sac sur mon épaule, prends le chemin du lycée.

- Attends !

Je serre les poings, punaise, je vais finir par le tuer, sérieusement.

Je pivote sur mes hanches pour la troisième fois en quelques minutes à peine.

- On se met à côté en classe, cette aprèm' ? J'connais encore personne.

- J'passe mon tour.

Il a une moue mécontente.

- Dis-moi au moins ton nom, l'asociale.

Pour toute réponse, je lui envoie ma pomme, qu'il attrape habilement, et m'en vais définitivement.



Au milieu d'une cour de récréation déserte, sous un ciel d'hiver, un garçon se trouve, une pomme rouge écarlate entre ses doigts. Le sort est jeté. Prenez garde, elle arrive.

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