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La forêt n'était pas très vaste, à peine quelques hectares, mais elle était monstrueusement dense, étendant ses branches comme pour masquer le ciel et faire régner l'obscurité, déployant ses racines comme pour mieux s'ancrer dans le sol et rester solidement invincible, multipliant ses feuilles comme pour encercler le visiteur et lui parler lorsque le vent se lève. Aucun animaux, aucune chouette, aucun cerf, aucun sanglier, aucun scarabée. La vie elle-même avait eu peur de s'aventurer dans cette masse sombre et imposante, s'étant arrêtée à son orée pour faire pousser une impressionnante barrière de roses rouges, comme pour contenir tout ce que ces bois avaient de mauvais. Alors, il n'y avait ni papillon, ni corbeau, ni chat errant, et seul le silence dominait ces lieux avec un despotisme étouffant.
Steven !
Seulement, cette nuit, deux voix émergeaient de la forêt comme deux sirènes enrouées, rebondissant de troncs en troncs et résonnant dans l'écho du bosquet. Les cris suivaient une curieuse lueur serpentant entre les arbres, la lueur vacillante et discrète du voyageur qui veut voir sans être vu, une lueur qui semblait prête à mourir à chaque instant comme pour céder à une trop lourde fatigue. La femme, qui tenait fermement la lanterne pour mieux inspecter les alentours, essayait d'être douce. Elle enveloppait ses appels d'une musicalité cajoleuse, comme si tout cela n'était finalement qu'une grande partie de cache-cache, et recouvrait toute agressivité d'un léger voile de gentillesse.
Steven ! Viens ici, mon cœur !
Tout en avançant, elle tournait doucement sur elle-même pour observer les obscures profondeurs de la forêt et essayait de relever sa robe avec sa main encore libre, sa toilette traînant sur le sol boueux et ramassant sur ses dentelles des cadavres de feuilles mortes.
Steven, mon chat, rentre à la maison !
Son mari, lui, restait avec son fusil sur l'épaule, aussi concentré et grave qu'un soldat de plomb, le visage assombri par un regard perçant, effrayant. Alors qu'ils atteignaient le centre de la forêt, ils s'arrêtèrent à côté d'une croix rouillée que les ronces avaient prise d'assaut, encerclée par des nœuds d'épines. Helena arrêta ses cris doucereux et se tourna vers son conjoint, épuisée :
« Franck, on ne le retrouvera jamais. On ferait mieux de rentrer. »
Les yeux rivés sur l'obscurité qui lui faisait face, l'homme ne prit pas la peine de regarder sa femme et affirma d'une voix monotone, bien trop aspiré pour laisser les émotions prendre le dessus :
« Nous sommes ici depuis une demi-heure à peine, nous avons besoin de ce gosse. »
Helena soupira, baissant la lanterne comme un boxer baisserait sa garde, et fit craquer son cou :
« Mais nous en avons d'autres, ce n'est pas grave si nous perdons celui-ci. »
Franck se tourna subitement vers la gauche lorsqu'une branche craqua :
« Un de plus ou un de moins, c'est tout ce qui fait la différence. Tu ne sais pas ce qu'ils seraient prêts à faire pour avoir un gamin pareil, en ville.
— Mais nous ne sommes pas en ville ! »
Découragée, la femme s'assit sur le piédestal de la croix en ruine, manquant de briser la lampe contre la pierre. Franck grogna et continua à scruter la sombre étendue d'arbres, ignorant les complaintes de sa compagne, plissant les yeux pour mieux différencier les longues silhouettes végétales à celles mouvantes de son imagination. Helena, baignée des reflets dorés de la bougie à l'agonie, avait plongé sans regard dans le vide, hypnotisée par la fatigue :
« Il est sûrement déjà dans la voiture d'un inconnu. »
L'homme fronça les sourcils et resserra son arme contre son épaule. Quelque chose de pâle se dessinait au loin, quelque chose qui bougeait et s'avançait, quelque chose qui semblait resurgir du passé.
« Tu sais, il n'y a pas mal de conducteur de l'autre côté. Ils ont du se jeter sur lui dès qu'il est sorti de la forêt. Comme tu l'as dit tout à l'heure, ils sont prêts à... »
Chut.
Helena se tût et se leva aussitôt, tétanisée. Un enfant se tenait devant eux, timide mais l'air confiant. Il tenait dans sa main droite une peluche qu'il laissait négligemment traîner sur le sol, comme une simple carcasse de lapin que l'on ramène au retour de la chasse, un cadavre boueux de laine et de tissus. Le garçon était pied nu mais ne semblait pas avoir froid, alors même qu'il n'était habillé que d'une simple chemise de nuit blanche qui le transformait en spectre luminescent tant elle tranchait avec l'obscurité environnante. Il n'avait ni l'air effrayé, ni l'air surpris. Son visage était celui de l'enfant qui se lève la nuit pour retrouver du réconfort auprès de ses parents, la bouche tordue dans une grimace de contrariété et les yeux encore habités par le léger voile du sommeil.
Le couple n'osait pas bouger, comme s'il se trouvait devant un animal rare qu'il ne fallait pas faire fuir avec des gestes trop brusques, et observait le garçon avec appréhension. D'un geste calme mais net, l'homme avait doucement placé la silhouette fantomatique au bout de son viseur, respirant avec profondeur et rythme pour ne pas trembler. Sa femme, elle, observait la scène avec le regard stupéfait du chercheur d'or découvrant une énorme pépite, les yeux écarquillés et la bouche ouverte, ne sachant pas vraiment comment réagir. Dans la pénombre, l'enfant sembla se frotter les yeux et Helena, poussant un profond soupire, leva sa robe. Doucement, elle s'accroupit sans quitter la silhouette du regard, effrayée à l'idée de le voir courir dans la direction opposée, et tendit peu à peu les bras vers le garçon, ignorant le craquement de ses os fragiles :
« Steven, vient dans mes bras mon chéri. »
Le garçon ne bougea pas, observant la femme avec indifférence, insensible à ces deux mains charnues hissées vers lui. Alors, un rictus se dessina sur le visage de la femme qui essaya de nouveau d'attirer l'enfant sur son sein, remuant ses doigts avec l'espoir que cela amuse cette proie en chemise de nuit :
« Allez, vient faire un câlin à maman. »
Steven n'avança toujours pas, comme pour rester caché dans l'obscurité, mais lâcha sa peluche qui s'écrasa lamentablement sur le sol comme un homme fusillé. Sa petite voix résonna dans l'étendue forestière :
« J'ai faim. »
Franck haussa un sourcil :
« Nous aussi. »
Il sourit et appuya sur la gâchette.a
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