Une tache indélébile

— Redresse-toi. Cesse de te cacher derrière ton éventail. Regarde ta cousine. Sa dignité est un exemple pour nous tous.

           Steliana ne pense pas pouvoir encaisser plus d'ordres sans protester. Pourtant, elle sait que sa mère, Alessandra von Eisstern, peut débiter sa liste d'injonctions à l'infini. L'adolescente s'agite sur son fauteuil.

— Pourquoi dois-je assister à cette exécution ? Est-ce vraiment un spectacle approprié pour une jeune fille de 13 ans ?

            Sa mère soupire discrètement et Steliana devine qu'elle livre un combat surhumain contre elle-même pour ne pas lever les yeux au ciel en public. La jeune fille est une déception constante pour sa génitrice, sœur de l'empereur d'Adestria. Elle ne ressemble en rien à sa cousine Edelgard, héritière du titre impérial. La future impératrice trône au centre de l'estrade des dignitaires. Ses cheveux argentés confèrent une grâce surnaturelle à son port altier. Steliana souffle une des boucles brunes qui s'acharne à glisser sur son front. Si sa mère continue de la comparer à Edie, elle sera toujours déçue. D'ailleurs, plus on la compare à sa cousine et plus Steliana cherche à se démarquer d'elle. Comme si elle entendait ses pensées, Edie lui adresse un petit signe de reconnaissance. Au même moment, sa mère lui donne un coup de bottine discret sous leurs jupes.

— Lève-toi et salue, c'est le fils von Aegir.

— Il est d'un rang inférieur, pourquoi devrais-je...

           Le regard meurtrier de sa mère lui coupe toute envie de discuter. Steliana se lève comme un automate et effectue une petite révérence devant Ferdinand von Aegir. Alors qu'il s'arrête pour lui adresser son plus beau sourire, elle se rassoit et détourne le regard. Elle grommelle entre ses dents :

— Maintenant qu'on a salué mon potentiel futur époux, on peut partir ? Je n'ai aucune envie d'assister à cette exécution.

— Ce sont des voleurs et nous incarnons le pouvoir qui condamne leurs crimes. Nous nous devons de montrer que nous soutenons la justice impériale et pour cela, nous assisterons à la mise à mort du chef de la bande de brigands démantelée par la milice.

           Malgré son discours policé, Alessandra von Eisstern serre son éventail à s'en blanchir les articulations. Elle n'a pas plus envie d'être là que Steliana. La jeune femme s'attendrit et caresse le coude de sa mère du bout des doigts, mais celle-ci s'écarte et lui lance un regard d'avertissement. Steliana baisse les yeux.

— Tuer les gens devrait être interdit par la loi, même en vertu de la loi.

            Hélas, ce n'est pas la première fois que Steliana assiste à une exécution en tant que princesse impériale. Elle fixe un point à ses pieds en essayant d'ignorer la préparation sur l'estrade des condamnés. Les corps qui se débattent tandis qu'on les traîne vers l'échafaud, les gémissements derrière les bâillons et, en fond sonore, les murmures excités d'une foule malsaine. Steliana devine au silence soudain que les bourreaux passent les cordes autour des cous des condamnés. Dans un instant, les trappes s'ouvriront à leur pieds et un bruit de corps disloqué indiquera que cette interminable torture s'achèvera pour eux.

           Néanmoins, le cliquetis des trappes se fait attendre. À sa place, une claque retentissante brise le silence et des pas précipités martèlent le bois de la scène. Troublée par cette entorse au rituel macabre, Steliana lève les yeux. Un des voleurs s'est échappé et fonce droit sur l'estrade des dignitaires. Droit vers elle. Il sait qu'il va mourir et pourtant, il lutte pour voler quelques secondes d'existence supplémentaires. Alors que leurs regards se croisent, elle lit une supplique muette dans ses yeux.

            Puis, un garde impérial bondit devant elle, dague en main, et tranche la gorge du fuyard d'un geste sec. Le sang jaillit de la gorge du condamné et éclabousse les alentours tandis qu'il s'écroule devant les von Eisstern. Pendant qu'on les évacue dans le chaos le plus total, Steliana ne voit plus que les tâches carmin qui s'épanouissent en corolle sur sa robe.

Du sang humain. Sur. Ma. Robe.



           De retour dans leurs appartements, le miroir renvoie à Steliana l'image de sa tenue maculée. Les taches rouges dansent une sarabande morbide autour d'elle. Elle hurle et hurle encore.

— DU SANG ! SUR MA ROBE ! DU SANG SUR MA...

            Sa mère la gifle pour la faire taire. Steliana la dévisage en silence puis d'un air résolu, commence à se déshabiller. Ses gestes sont désordonnés, comme si ses vêtements étaient en feu. Les lèvres serrées, les larmes dévalant ses joues, Elle lance ses vêtements souillés à la tête de sa mère un par un. Paniquée, la princesse Alessandra tire le cordon des domestiques pour appeler à l'aide avant de se réfugier dans un coin. Steliana est presque nue quand une femme de chambre apparaît pour l'envelopper dans une couverture et la frictionner avec des mots doux. Avant de prendre la fuite, sa mère lui crache :

— Je ferai de toi une princesse, Steliana, que tu le veuilles ou non.

           La jeune femme relève brusquement la tête.

— Et moi je te prouverai que je ne peux pas en devenir une ! Garde tes robes et tes spectacles sanglants pour toi et oublie-moi. Laisse-moi, maintenant. Laisse-moi ! chasse-t-elle sa mère.

           Ce cri a drainé ses dernières forces. Elle s'effondre au sol tandis que les pas d'Alessandra von Eisstern se perdent dans les couloirs du palais.


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