Une bonne connaissance du terrain
— Arrête de fuir, affronte-moi !
Claude s'impatiente de l'autre côté du plateau de jeu. Sur une maquette vallonnée, lui et Steliana ont aligné des figurines représentant leurs troupes. Les bataillons du stratège se rapprochent inexorablement de l'armée de la jeune femme, qu'elle déplace un peu plus à gauche à chaque tour. Elle pousse encore ses pions de quelques cases et pousse un cri de triomphe.
— J'ai atteint la forêt ! Même tes lords wyvernes auront du mal à attaquer mon armée maintenant. Je peux fuir sans aucune perte.
Claude fixe le plateau d'un air absorbé, rejouant les derniers coups dans sa tête.
— J'étais tellement concentré sur la manière de prendre l'avantage que je n'ai jamais imaginé la fuite du combat comme une option.
— Si le terrain s'y prête, autant épargner le plus d'alliés possibles.
— En effet. Eh bien... merci pour cette démonstration magistrale ! conclut-il.
Le regard qu'il lève sur Steliana brille d'une sincérité non feinte. Des paillettes dorées dansent dans ses yeux verts. Troublée, la jeune femme saisit une poignée de figurines et les jette dans une boite.
— Je réfléchis à des stratégies pacifiques ces derniers temps.
— Tu m'en montreras d'autres ?
— Elle en aura sans doute inventé une dizaine d'autres d'ici demain.
Steliana se raidit en reconnaissant la voix de Ferdinand. Le marché qu'elle a passé avec ses parents pour quitter le palais impliquait de suivre son fiancé à l'Académie des Officiers. Cependant, depuis leur arrivée, elle l'évite le plus possible car elle ne veut pas que les autres étudiants devinent le lien qui les unit - et surtout pas Claude.
— Tu me cherchais, Ferdinand ? demande-t-elle avec un sourire crispé.
— Je voulais en effet t'inviter pour le thé.
— Je n'ai pas tout à fait fini...
Claude pouffe de rire dans son dos. Il a en effet déjà rangé les éléments du décor et à moitié démonté le plateau, si bien que l'excuse de Steliana ne tient pas la route. Il vole tout de même à son secours :
— Et si on enchaînait avec un entraînement de plein air ? Ça nous fera du bien de quitter un peu cette salle sombre. D'ailleurs, le soleil est encore haut dans le ciel.
Ferdinand lui jette un regard en biais mais choisit de rentrer dans son jeu.
— Très bien, et pourquoi pas une course ? propose-t-il. Si je gagne, je te ferai goûter mon nouveau thé aux épices, Steliana.
— D'accord. Et si je gagne, tu patienteras jusqu'à ce que je t'invite.
— Et si tu ne m'invites pas ? s'inquiète le jeune homme.
— C'est le jeu, s'amuse Claude.
Le jeune noble le toise, ce qui n'a pour effet que d'élargir le sourire de Claude. En tant que futur dirigeant de l'Alliance, une puissance qui couvre le tiers du continent, il n'a aucune raison d'être impressionné par un simple ressortissant de l'Empire. Après un froncement de sourcil agacé, Ferdinand se tourne vers Steliana.
— Je choisis la course à cheval.
Il lève le menton, comme pour la défier de refuser. Claude s'étonne :
— Attends, Stelly, je ne savais pas que tu montais !
— Stelly ? s'étrangle Ferdinand, mais Steliana l'ignore.
— Je ne monte pas, confirme-t-elle avec un sourire énigmatique en direction de Claude. Est-ce qu'une deuxième leçon sur la façon de tirer avantage du terrain te tente ?
— Je te suis ! déclare Claude sans hésiter.
Ferdinand les guide à quelques toises des murs d'enceinte du monastère, sur le bord d'un chemin herbu qui plonge vers un village en contrebas. La route longe une forêt et son étroitesse permet à peine à deux personnes de s'y tenir de front. À dos de wyverne, Claude a une vue d'ensemble sur l'itinéraire choisi par Ferdinand. Il s'inquiète :
— Ce terrain me semble peu favorable à une course. Vous pourrez difficilement vous dépasser l'un l'autre. Et les irrégularités du terrain risquent de blesser le cheval...
— Tant que Ferdinand von Aegir monte ce cheval, il ne craint rien.
Steliana lève les yeux au ciel. Voilà que son soupirant se met à parler de lui à la troisième personne... Pitié, qu'on en finisse ! Elle natte ses cheveux bruns à la va-vite et lâche, mâchoire crispée :
— Bon, on commence ?
— Quand tu veux ! Laisse-moi le chemin s'il te plaît.
— Comment ça « laisse-moi le chemin » ? s'enquiert Claude, désarçonné par la requête de Ferdinand. Et où est ta monture, Steliana ?
Elle brandit une planche légèrement courbée sous laquelle sont fixés deux patins de bois. Une lueur intriguée traverse le regard du stratège.
— J'avoue que je ne m'y attendais pas. J'ai hâte de savoir comment tu vas t'en sortir !
— Tu ne seras pas déçu, commente Ferdinand avec l'air supérieur de celui qui sait.
Claude le gratifie d'un regard agacé avant de s'élever dans les airs pour donner le signal du départ.
Ferdinand s'élance, mais Steliana ne bouge pas. Ses deux mains tournées vers le ciel, elle attire l'humidité autour d'elle. Puis, d'un geste fluide, elle dessine une bande de rosée le long de la route avec l'eau qu'elle a rassemblée. La magie lui obéit vite et bien aujourd'hui. Le désir d'impressionner Claude qui plane au-dessus d'elle n'y est sans doute pas pour rien. Cependant, elle n'a pas terminé ses préparatifs. Après s'être essuyé le front du revers de la main, elle s'accroupit et invoque la glace pour geler la piste. Il ne lui reste plus qu'à sauter sur sa planche, laquelle prend immédiatement de la vitesse sur la pente.
Steliana fléchit les genoux pour contrôler son véhicule de fortune. Le vent siffle à ses oreilles, étourdissant. Le paysage défile si vite qu'elle n'en distingue plus les contours. Ses jambes tremblent un peu ; elle écarte les pieds afin de se stabiliser. La croupe du cheval du Ferdinand est bientôt en vue. Une fois à sa hauteur, un appel d'air la force à marquer un écart. Elle tombe à genoux sur sa planche. Son poids projeté en avant lui donne un nouvel élan qui lui permet de doubler Ferdinand. D'un cri, le cavalier encourage sa monture dont le galop s'alourdit.
Steliana ne sent plus que l'air sur son visage, grisée. Sa planche menace de verser à tout instant, mais elle rit à gorge déployée. Elle convoque un léger vent glacé pour l'aider à franchir la ligne d'arrivée en premier. Elle roule sur le sol en riant, ivre de sa folle équipée. Claude pose sa wyverne et se précipite vers elle. Il l'examine à la recherche de blessures.
— Tu vas bien ?
— Parfaitement bien ! répond-elle dans un éclat de rire.
Sa joie est contagieuse et Claude se joint bientôt à ses gloussements. Un toussotement les rappelle à l'ordre. Toujours perché sur son cheval, Ferdinand arbore un air désapprobateur. Il secoue ses cheveux roux.
— Tu m'as habitué à des glissades mieux contrôlées. Tes cheveux sont tout emmêlés !
— Tu ne regretteras pas ma compagnie sale et décoiffée, alors, commente-t-elle d'un ton espiègle.
— Bien sûr que je la regretterai, répond-il avec une douceur inattendue.
Il la dévisage un instant avec amertume, puis avec un claquement de langue, effectue un demi-tour exemplaire. L'instant d'après, il remonte vers le monastère au petit trot. Le sourire de Steliana s'efface sur ses lèvres. Elle l'a blessé. Une fois de plus.
Claude frappe dans ses mains pour rompre la tension.
— Magnifique performance ! Je vais sans doute t'infliger un interrogatoire détaillé sur tes techniques mais avant cette séance de torture...
Il effectue une petite révérence devant elle.
— Chère magicienne de la stratégie, accepteriez-vous que je vous montre à mon tour à quel point le vol à dos de wyverne me permet de tirer avantage du terrain ?
Il la connaît assez pour avoir deviné sa réponse. Steliana saisit la main qu'il lui tend sans hésiter. Un instant plus tard, la joue collée contre l'épaule de Claude et les mains autour de sa taille, le terrain lui semble en effet bien avantageux.
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