Chapitre 7 : Accident



Je me sens sombrer dans de profondes abysses, je suis là, sur l'asphalte, seule avec moi-même. Aucun bruit ne vient exciter mes tympans, tout semble mort autour de moi, mais un bourdonnement résonne dans mon crâne. Je me sens partir de plus en plus loin, j'ai l'impression de disparaître. Est-il possible que je sois morte ? Je ne sais pas ce qui m'arrive, je ne sais plus s'il fait jour ou nuit, si je suis encore en vie. 

Je me souviens bien de la voiture qui m'a fait face pendant un court instant, mais je n'ai aucune notion du temps. Ça pourrait faire un mois ou bien une minute. Je n'ai pas peur, je ne suis pas inquiète. Un apaisement soudain parcourt même mon corps. Je me sens tellement bien. Je suis détendue, tranquille. Une voix lointaine semble s'adresser à moi. Je ne comprends pas ce qu'elle me dit, et je ne cherche même pas à comprendre, je suis sereine. Mes sens me reviennent petit à petit. La voix se fait plus forte, plus déterminée. Mes membres deviennent plus lourds, ils reprennent vie. Mais je n'ai pas mal. Mes yeux s'ouvrent d'un coup, sans même que je leur en donne l'ordre. Je ne vois que de grosses masses floues. 

Puis un mouvement se précise, je distingue la forme de deux lèvres qui s'agitent dans une danse plaisante. Je n'ai jamais été aussi bien. C'est une voix masculine. Elle m'est inconnue. Un frisson parcourt mon front : quelqu'un avait posé sa main et l'a retirée. Tout à coup, je reprends conscience, ma perception devient nette. La sorte de bulle qui m'entourait et endormait mes sens s'est évanouie, les sons frappent mes tympans avec une force incroyable, et les couleurs me brûlent les rétines. Les bruits de la circulation, perturbée par mon cadavre en plein milieu du boulevard, la lumière aveuglante des feux tricolores de part et d'autre. Tout m'agresse et m'effraie. Mais le pire, c'est cette douleur lancinante dans ma jambe. 

De nouveau, la voix masculine s'adresse à moi. Son visage est penché vers le mien, c'est un jeune homme blond aux yeux d'un bleu sombre. Je crois que je lui souris, tant son visage m'enchante. Il est lumineux, il rayonne. Pendant un court instant, je pense que je suis vraiment morte. Je suis au paradis, ça ne fait aucun doute. Tout semble tellement parfait. Mais son visage crispé trahit une certaine colère, et m'empêche de croire à mon hypothèse. Non, tout n'est pas parfait. Il a l'air plutôt furieux, et ma jambe me fait vraiment souffrir.

— Mais bon sang, tu as failli tout foutre en l'air ! Par ta faute j'aurais pu provoquer un désastre ! Tout l'inverse de ce que je voulais ! Il s'en est fallu de peu ! Rah ! Où as-tu mal ? Tu souffres ? Réponds-moi. Comment t'appelles-tu ? Quel âge as-tu ? Reste tranquille, les secours vont arriver d'une seconde à l'autre.

Dans un effort surhumain, je parviens à articuler deux mots, «ma jambe», en découpant les syllabes, avec une voix d'outre-tombe qui me semble étrangère. Je ne suis pas sure d'avoir bien entendu ce qu'il a dit, je ne sais pas si ma réponse peut correspondre à ce qu'il a demandé, mais c'est tout ce que j'ai trouvé à lui dire en pareilles circonstances. Cependant, je crois que j'ai visé juste, parce que son visage s'adoucit et il esquisse un sourire que je perçois nettement à travers les mèches blondes légèrement ondulées qui tombent devant son visage.

— Ne bouge pas, ça va aller mieux. Je ne vais pas te laisser, et tu iras mieux très vite.

Même si ses paroles de réconfort me parviennent distinctement, son visage disparaît de mon champ de vision. Je sens qu'il touche ma jambe douloureuse. Ses mains sur ma peau nue m'apaisent, elles sont douces et ses mouvements d'une grande délicatesse. Il effleure à peine ma peau, mais je sens la fraîcheur de ses paumes qui se répand dans mon corps comme un courant d'air. Tout à coup, l'agitation alentour m'apparaît dans toute son ampleur : des gens ont établi un périmètre de sécurité, ils forment un cercle autour de moi et de la voiture qui m'a renversée. Deux hommes en uniformes de police les tiennent à distance, à plusieurs mètres de moi. 

Mon esprit semble avoir retrouvé toute sa vivacité, j'entreprends de me redresser sur mes coudes. Mais le jeune homme blond, le seul qui soit à mon chevet, m'empêche de le faire, d'un geste doux. De toute façon, le coup d'électricité qui m'a parcourue, de la jambe à la nuque, m'a ôté l'envie d'aller au bout de mon idée. Les pompiers sont arrivés. Je n'ai pas entendu les sirènes, dans ce brouhaha environnant. Mais quatre hommes se sont agenouillés auprès de moi, et ils me harcèlent de questions. Je leur donne mon prénom, mais je ne parviens pas à répondre aux autres questions : mon adresse m'échappe pour le moment, je ne suis plus certaine de mon âge.

Le jeune homme blond est probablement auprès de moi, je crois sentir sa présence même si je ne le vois pas. Il doit être juste derrière les pompiers. Il est là, je veux m'en persuader. J'arrive péniblement à articuler un «où est-il ?» plein d'angoisse, mais personne ne semble le relever. Ils discutent entre eux, et doivent prendre ma question pour un non-sens. Après d'interminables minutes, ils se mettent d'accord pour me déplacer. On me soulève et m'installe dans une coque où je suis totalement prisonnière, le moindre mouvement étant impossible. Je suis très nerveuse, ils me réprimandent à plusieurs reprises, me demandant de me laisser faire. Mais j'ai peur, je ne sais pas où ils veulent m'emmener à présent. Au moment où on me soulève enfin, je l'aperçois. Il est là, il est resté tout ce temps caché au niveau de mes chevilles, sans rompre le contact, la main posée sur ma peau. 

Seulement, les pompiers le poussent pour m'enfourner dans leur véhicule. Je sens sa main se détacher. Au même moment, une nouvelle vague de douleur m'assaille et, alors que j'essaie de pousser un cri plaintif pour le supplier de rester avec moi, je perds connaissance.

*  *  *

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Alors que je me réveille, je n'ai aucune idée du temps que j'ai passé dans cet état comateux. Isa est là, elle dort, les fesses posées sur un fauteuil, et la tête enfouie au creux de ses bras sur la couverture au bout de mon lit. Je l'appelle, d'une voix caverneuse et faiblarde qui n'est pas la mienne.

— Ma puce ! Tu es réveillée ! Tu vas bien ? Oh... Je suis contente de te retrouver ma chérie... Tu m'as fait si peur tu sais... Tu as mal ? Dis-moi quelque chose !

— Euh... Ça va.

— Tu es restée inconsciente pendant trois jours. Tu as fait une bonne commotion cérébrale, mais les médecins étaient confiants, ils ont dit que tu n'étais que dans un léger coma. Ça va aller maintenant. Reste tranquille, tout va bien, je suis là ma chérie.

Elle me caresse la main et l'embrasse comme si je revenais d'entre les morts. Quelques souvenirs commencent à me revenir. Je demande à voir ma jambe. Mais un homme en blouse blanche entre précipitamment, suivis de deux infirmières. S'ensuivent une série de tests qui m'épuisent. Prise de température, lumière aveuglante dans les yeux, questions basiques, tout y passe. Mais enfin on soulève le drap et mon cœur fait un bond. Ma jambe droite est plâtrée, du pied à la mi-cuisse. Je demande à plusieurs reprises ce que j'ai. Isa est en train d'envoyer des messages sur son portable pour rassurer je ne sais qui, et les médecins ne tiennent pas compte de mes jérémiades. 

J'hausse subitement le ton, d'une voix forte et pleine de colère qui m'étonne moi-même, tant le contraste avec ma petite voix maladive de tout à l'heure est grand. Mais au moins, tous les regards se tournent vers moi.

— Chérie, calme-toi, tu as une double fracture. Quelques semaines de plâtre, et on n'en parlera plus.

Le médecin nous assure que tout est bon, il ne manque plus que du repos et de la tranquillité pour que les os de ma jambe se ressoudent correctement, que les ecchymoses qui parcourent mon corps se résorbent, et que ma côte fêlée se solidifie. Interdiction de quitter mon lit pour le moment, et pas question de regarder la télévision ou tout autre écran pendant plusieurs jours pour ne pas brusquer mon cerveau. En l'espace d'une seconde, toutes les blouses blanches ont disparu, il ne reste qu'Isa et moi. Je suis un peu sous le choc de toutes ces nouvelles. Le simple fait de respirer est douloureux à cause de ma côte amochée. Isa remarque mon air maussade, et elle entreprend de me faire la conversation.

— Tu sais, tu as suscité beaucoup d'inquiétude auprès de la gente masculine... Ça défile depuis que tu es ici ! Quel succès !

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