Chapitre 4 : Monstre



Après trois semaines durant lesquelles j'oscillais entre l'attente et la colère, je commençais à penser qu'il ne donnerait pas de suite à notre rencontre. Tristan n'avait pas montré signe de vie, et moi non plus, comme je me l'étais promis. 

La première semaine, j'avais surveillé mon portable à longueur de journée, nerveusement. La deuxième semaine, je l'avais détesté, trouvant qu'il manquait vraiment de savoir-vivre. Et cette dernière semaine, je m'étais faite à l'idée qu'il n'en valait surement pas la peine, et que de toute façon cette ville n'était peuplée que de gens bizarres. Isa elle-même était devenue bizarre. Elle semblait vraiment décidée à reprendre son rôle de mère : autrefois lorsque je me confiais à elle, elle me répondait comme une amie, toute excitée du moindre événement qui nous faisait sortir de l'ordinaire. Maintenant, chaque fois que je tente de lui parler de ma vie, elle se pose en donneuse de leçons et en mère-sagesse. Elle veut jouer à la figure maternelle protectrice, et ça lui va franchement mal. 

Du coup, j'ai pris mes distances, et nous nous sommes clairement éloignées, frôlant même parfois le conflit. Nous ne nous parlons plus d'égale à égale, j'ai l'impression d'être une ado de seize ans. Le pire, c'est que ce bouleversement dans nos rapports ne semble même pas lui poser problème. Résultat : lorsqu'enfin Tristan m'a recontactée, je ne lui en ai pas parlé. Elle aurait été capable de me sermonner ou de me faire un discours sur l'importance des préservatifs. Elle est complètement déréglée, en total décalage avec tout ce que nous avons construit toutes les deux, et tout ce que j'ai fait de ma vie jusqu'ici.

Pourtant, Il y a bien eu une suite à ma rencontre avec Tristan. J'avais, dans un premier temps, retrouvé un sommeil serein. Mais depuis quelques nuits, je fais des cauchemars intenses où il apparaît toujours. Et ce soir, j'avoue que j'appréhende le moment du coucher. Je traîne, comme j'en ai pris l'habitude ces derniers soirs, dans le salon, devant la télévision. J'y reste le plus longtemps possible, pour me changer les idées, et je ne regagne ma chambre que lorsque mes yeux ne tiennent plus ouverts, espérant sombrer dans un sommeil profond dès que je me glisserai sous les draps.

Il est pratiquement une heure du matin, je prends la décision d'aller me coucher, les yeux rougis. Isa dort depuis un bon moment, je fais tout pour ne pas la réveiller. Je n'allume pas la lumière du couloir et je marche à pas feutrés. Je pousse la porte de ma chambre, tout doucement parce qu'elle grince un peu. La lumière de la ville jaillit par ma fenêtre et donne des allures fantomatiques au mobilier. Mon regard s'arrête sur le coin en face de moi, à ma droite. Dans l'ombre, tapie devant mon miroir, je distingue une silhouette. Voûtée, chauve, avec deux yeux jaunes brillants. Je retiens un petit cri. Je secoue la tête nerveusement. Il n'y a rien dans ma chambre, c'est certain, nous sommes bien trop hauts pour que quelqu'un soit entré par la fenêtre. Mon imagination me joue des tours, je me fais peur toute seule. Je jette de nouveau un regard dans la pénombre. La créature me fixe, une paire d'yeux qui se reflète dans mon miroir. Quatre yeux jaunes rivés sur moi. Je commence à discerner les traits de sa face, je scrute l'obscurité, ahurie. On dirait qu'il suinte, c'est comme si un liquide boueux glissait des replis de sa peau jusqu'à la moquette au sol. Dans un lent mouvement à peine perceptible, un sourire se dessine sur la face hideuse. Des dents aussi jaunes que les yeux scintillent dans la nuit. J'entends sa respiration, haletante, animale. Incapable de bouger, je perds connaissance.

Lorsque j'ouvre un œil, l'aube éclaire la pièce d'un jet de lumière tendre. J'ai la tête qui bourdonne comme si j'avais pris une cuite. Je suis sur le sol. Je me redresse, et mes souvenirs me reviennent en masse. La créature ! Je me propulse d'un bond vers le coin où je l'ai aperçue. Rien. Pas une trace. La moquette est impeccable. C'était donc un cauchemar... Mais je ne suis pas dans mon lit. Alors quoi ? J'aurais glissé pendant la nuit, victime d'un songe horrible ? J'envisage sérieusement de consulter un médecin et de lui parler de mes rêves. Oui enfin... Il va m'interner, parce que là c'est quand même grave... Un monstre qui coule sur la moquette et nettoie avant de partir... j'esquisse un sourire. Après tout, je me rappelle qu'étant petite, je voyais des monstres dans tous les recoins de la pièce, au point de me cacher sous les draps. On peut donc raisonnablement penser que mon cerveau a déliré. Et ce n'est pas dur à croire, vu tous mes cauchemars ces derniers temps, le fait qu'il était tard, et que je n'avais pas allumé la lumière... Je commence à rire, un petit rire à la fois provoqué par le soulagement et par ma nervosité.

 Alors que je commence à me détendre, mon téléphone sonne, m'arrachant un sursaut. Je le regarde avec appréhension. Ne l'avais-je pas mis en mode vibreur hier ? Probablement que non, puisqu'il sonne. Je tends le bras et l'attrape, un peu perplexe. Je le déverrouille. Il est effectivement en mode vibreur. La technologie, ce n'est plus que ce que c'était... Il faudra que je le redémarre. Toujours est-il que c'est Tristan qui m'appelle. Je finis par répondre, pas franchement enthousiasmée.

— Oui ?

— C'est moi. On peut dire que tu te fais rare... Je n'ai pas eu de nouvelles de toi depuis l'autre fois.

— J'ai été pas mal occupée ces derniers temps, et puis... - un bâillement bruyant m'échappe malgré moi - Toi aussi tu t'es fait discret.

— Ah... Tu as décidé de te faire désirer... Tu y arrives très bien tu sais. Je meurs d'envie de te revoir. On pourrait se faire un ciné ce soir, non ? Émy ? Tu m'entends ?

— Oui, oui. Pourquoi pas.

— Tu es sûre que ça va ?

— J'ai passé une mauvaise nuit en fait. Et puis tu as vu l'heure ? Depuis quand on appelle les gens à 7 h le samedi matin ?

— Pardon... Mais tu ne dormais pas, si ? Enfin bref, cette semaine le Gaumont de Montparnasse projette de vieux films cultes. Ce soir c'est La nuit des morts vivants. J'aurais aimé que tu m'accompagnes. Je te retrouve en bas de chez toi à vingt heure trente, ça te va ? Aller, passe une bonne journée, à ce soir !

Encore une fois, il a raccroché sans me laisser le temps d'en placer une. Ça me donne envie de lui poser un lapin. Et en même temps, ça fait trois semaines que j'attends qu'il se manifeste. Si je n'y vais pas, dieu seul sait combien de temps il mettra à me recontacter, s'il le fait un jour. J'ignore pourquoi, mais j'ai envie de lui plaire. Rien qu'en repensant à ses lèvres dans mon cou, mes muscles frissonnent de plaisir. Je passe à la salle de bain et j'enfile un vieux jogging pour la journée. Je sortirai ma robe de soirée au dernier moment, histoire de ne pas l'abîmer avant. Cette fois-ci, je sortirai le grand jeu : je ne veux pas avoir l'air de la jeune fille naïve et candide de la dernière fois. Je veux me la jouer femme fatale. Ce n'est pas un rôle dans lequel j'excelle, mais je ferai un effort. Vu les deux blondes siliconées qui l'accompagnaient la dernière fois, je veux être à la hauteur et mettre en avant mes atouts. 

Je passe la journée avec Isa, nous regardons la télévision, faisons un peu de ménage et quelques courses. Il est à peine dix huit heures, et je commence déjà à me mettre la pression : je ne tiens plus en place. Isa le remarque, et comme je l'ai prévenue que je sors ce soir, elle fait le lien aussitôt. Elle me propose un scrabble pour me détendre, et promet de m'aider ensuite à me maquiller. Nous entamons donc une partie, mais je n'ai pas les bonnes lettres. "Peur", "crainte" et même "mortel". Isa pouffe de rire à chaque fois que je pose mes mots. Nous rangeons le jeu avant d'avoir terminé, et je file m'habiller. Ma robe noire est ma préférée. Elle est seyante, elle met bien en valeur ma taille fine et mes jambes longues. Dommage que je n'ai pas plus de poitrine, j'aurais eu l'air d'une vraie actrice des débuts d'Hollywood. Je m'imagine dans un film en noir et blanc, et je souris à mon reflet. Isa rentre dans la salle de bain, et elle sourit aussi. Je n'aime pas son sourire. Il est celui de la fierté maternelle. Il la rend laide et vieille.

Après quinze bonnes minutes de travail acharné, le résultat est une réussite. Elle est parvenue à me transformer en vraie dame. Je suis une œuvre d'art. Regard de braise et rouge à lèvre carmin. J'enfile ma robe sur un soutien-gorge push-up qui donnerait presque l'impression que j'ai de gros seins. Isa me prête ses escarpins d'un noir brillant pour la soirée. Je l'embrasse bruyamment sur la joue et m'apprête à franchir le seuil, mais elle me retient par le bras et referme la porte. Je la regarde d'un air interrogateur, et pendant un court instant je m'imagine avec horreur qu'elle va me donner de l'argent de poche pour la soirée, comme une mère bienveillante. Heureusement, il ne s'agit pas de ça.

— Émy ! Tu dérailles ou quoi ? Il est vingt-heure et vingt minutes. Si tu descends maintenant, tu risques d'être à l'heure, ou même pire : en avance ! Imagine ! l'HO-RREU-R.

Elle prend un air faussement scandalisé, puis me sourit malicieusement. Je la prends dans mes bras.

— Tu as raison... Je manque vraiment d'expérience. Je vais le faire attendre un peu. On n'a qu'à regarder la télé pendant une dizaine de minutes.

— Tsss... tu n'y es vraiment pas. On va regarder la télé pendant une bonne VINGTAINE de minutes ! Pas moins.

— Ah... Oui... Mais je déteste être en retard...

Elle croise les bras, comme pour me montrer que mes jérémiades n'y feront rien, il faut attendre encore. Je traîne des pieds en retournant dans le salon, et je me laisse tomber nonchalamment dans le canapé. Mon attitude et ma tenue ne s'accordent pas vraiment, et Isa se moque gentiment de mon côté garçon manqué dans mes escarpins. Pour accentuer le comique de la situation, je m'avachis complètement dans les coussins. Nous rions aux éclats.

Au bout d'un quart d'heure, je ne tiens plus, et je quitte l'appartement.

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