Chapitre 38 : Tuer
— Émy, si tu me parlais un peu du type qui s'est suicidé, en sautant du toit ?
— Non, je t'en prie, pas maintenant. Parle-moi plutôt de la façon dont tu les as semés, hier soir. Et ton sourcil, comment c'est arrivé ?
— Bah, j'ai couru ! En faisant comme si je te donnais des indications. "Non, Émy, à droite !"
— Ils ne t'ont pas rattrapé ?
— À certains moments, ils semblaient tout proches. Et parfois, plus lointains. Mais l'un d'entre eux m'est tombé dessus. J'étais en contre-bas, il était sur un talus. Il m'a sauté à la gorge. Il n'avait plus de balles, heureusement. Je crois que sinon il m'aurait descendu sans m'approcher. Je l'ai écrasé entre mon dos et un arbre, mais il m'a tabassé avec la crosse de son flingue. Il m'a ouvert l'arcade, mais j'ai pu le repousser juste après. Voilà, ça te va ?
— Le repousser ? Comment ?
— Bon, Émy, je l'ai tué. Tu veux des détails ? Je lui ai brisé les cervicales, ça a craqué sec et il s'est effondré. Tu en as assez ?
Je le regarde dans les yeux un instant, sourire aux lèvres, imaginant que rien de tout ça ne peut être réel. Puis je comprends qu'il m'a simplement dit la vérité. Je baisse les yeux, gênée de l'avoir tant poussé à parler. Je m'en veux, je ne m'étais pas rendue compte que c'était si grave. L'espace d'un instant, j'ai cru qu'il allait me raconter un combat épique, où chacun allait se relever et partir de son côté, comme des acteurs qui ont réussi la capture d'une bonne prise.
— Excuse-moi, je ne savais pas.
— Ce n'est pas un jeu, tu le sais. Je n'aurais jamais dû tuer. Ce n'est pas mon rôle, ce n'est pas ma nature. C'est un évènement tragique, il ne faut en retirer aucune gloire, aucune satisfaction. Ça n'aurait jamais dû se produire. Je ne sais même pas comment j'ai pu y arriver de sang froid, ce n'est pas dans mes fonctions, je n'ai pas été programmé pour faire ça.
— Tu n'es pas une machine, Cyrians. Personne ne t'a programmé pour quoi que ce soit, tu es un homme, avec un libre-arbitre. C'est à toi de juger ce qu'il est bon de faire.
— Non. Mes valeurs ne sont pas celles-là. Ce sont peut-être les tiennes, mais pas les miennes. Dans mon monde, ça ne se passe pas comme ça.
Je ne dis rien, un peu peinée par cette remarque. C'est la première fois que nous avons une altercation, et je découvre à quel point Cyrians a été formaté pendant des années par la Statera Mundi. Je mesure enfin l'intensité de ce qu'il vit en ce moment, et comprends comme ça doit être dur pour lui. C'est comme renier des parents qui nous ont éduqués, et que l'on a chéris. Aujourd'hui, je détruis ce qu'il a construit pendant des années. Je remets en cause et ébranle tout son système de valeurs, toutes ses plus intimes convictions.
Nous marchons en silence, pensifs. Nous n'empruntons pas les chemins les plus larges, pour éviter d'être trop exposés. Nous nous entraidons dans les passages les moins praticables. Cyrians dit que nous progressons bien, et que la route n'est plus très loin. Je sais qu'il veut que je lui parle, que je lui raconte. Il me permettra probablement de comprendre pourquoi je ne suis pas devenue une Arnétikos. Alors je prends mon courage à deux mains, et entame mon récit sans introduction :
— En fait, on marchait dans les rues, Tristan et moi. Et puis, on a vu pleins de camions, sirènes hurlantes, qui se dirigeaient dans la même direction. Tristan a décidé qu'on allait les suivre. J'avais accepté de passer l'après-midi avec lui, contre sa parole de ne pas toucher à mes proches.
Cyrians a ralenti l'allure et m'a pris la main, comme pour m'encourager. Nous n'avons plus l'air de deux animaux traqués, mais plutôt de deux amoureux en pleine promenade, par une belle après-midi d'été.
— Nous sommes arrivés dans une rue bondée, il y avait beaucoup d'agitation et une petite foule stationnait-là, les yeux en l'air. Au sol, il y avait des hommes en uniformes, des pompiers, des flics... Le type était sur les toits, il regardait en bas, agrippé à une antenne ou quelque chose comme ça. On ne voyait pas son visage, il était trop haut. Je ne saurais pas dire s'il était déterminé, serein ou en larmes. Tristan m'a emmenée un peu à l'écart. Il m'a raconté des trucs atroces, il tenait mon bras bien tendu en avant, et il me disait toutes ces horreurs... Il m'a assuré que ce mec était une ordure, qu'il battait sa femme... Il disait que si je ne faisais rien, il la tabasserait en rentrant, et encore et encore. Que je ne pouvais pas le laisser s'en sortir. Et mon bras, qui était tendu... Il me faisait mal, il promettait que ça s'arrêterait si je faisais le geste... Ça semblait si facile, si rapide... Je l'ai fait, Cyrians, j'ai fait le geste. Je suis impardonnable, je n'ai pas d'excuse. C'est moi qui l'ai poussé dans le vide. Je l'ai tué.
— Pas vraiment. Je sais pourquoi tu n'es pas une Arnétikos. Tu n'es pas pleinement responsable. Écoute-moi. Tristan t'a manipulée. Tu n'as pas poussé ce type par plaisir de faire le mal, tu ne l'as pas fait par volonté de le tuer. Tu l'as fait comme tu aurais fait une bonne action. Tu as agi dans l'idée de faire le bien : pour épargner sa femme. Et pour que Tristan ne te fasse plus mal. Et c'est Tristan qui a guidé ta main. Tu n'étais pas en pleine possession de tes moyens, tu étais sous son influence. N'y pensons plus, tout ça c'est derrière nous maintenant.
Nous restons silencieux un bon moment. Je meurs de faim, mais je n'ose pas le lui dire. Je ne voudrais pas passer pour une de ces filles qui se plaignent tout le temps. Pourtant, la chanson geignarde de mon estomac me trahit. Cyrians me regarde, avec un air désolé. Nous avançons en silence. Finalement, notre randonnée aboutit : en fin d'après-midi, nous trouvons la route. La terre sèche laisse place à l'étendue bitumée. Cet objectif étant atteint, nous retrouvons le sourire. Une première voiture passe, et instinctivement nous nous cachons dans le fossé, retenant notre respiration.
— Cyrians, on devait pas faire du stop ? Comment peut-on savoir s'il s'agit bien d'une personne ordinaire, et non d'un allié de Tristan ?
— Je sais, difficile de faire confiance. C'est pour ça que j'ai fait le nécessaire. Quelqu'un va venir nous chercher, une voiture bordeaux. Il suffit de l'attendre, et de ne pas se montrer aux autres véhicules. Ça ne devrait pas être long.
— Comment ça ? C'est qui ? Comment l'as-tu prévenu ?
— J'ai utilisé mon bipper. Émy, fais-moi confiance s'il te plait. Ne pose pas de questions.
Je m'apprête à insister, mais il pose son index sur mes lèvres puis m'embrasse avec tendresse. Sa langue effleure à peine la mienne, nous nous cherchons dans de furtives caresses.
Nous nous asseyons, adossés au talus, surveillant les passages des voitures. Je commence à somnoler, mais Cyrians me frotte vigoureusement l'épaule : il faut rester éveillés, la voiture peut arriver d'une minute à l'autre. En vérité, il semble très nerveux. Peut-être sent-il la présence de Tristan dans le coin. Je préfère ne pas le lui demander, craignant trop la réponse.
Au bout de quelques minutes, une voiture d'un rouge sombre apparaît au loin. Je m'apprête à bondir hors du fossé, mais je percute le bras tendu de Cyrians qui me demande de rester cachée et d'attendre son signal. Décidément, il n'est pas très confiant. Ses précautions me rendent nerveuse, et je reste à plat ventre dans l'herbe tandis qu'il se dresse de toute sa hauteur pour faire signe au conducteur. La voiture s'arrête dans un crissement de pneus suraigu. Cyrians revient vers moi et m'empoigne le bras pour me faire monter à l'arrière en vitesse. Il me serre très fort, la pression sur mes muscles est douloureuse. Il attache lui-même ma ceinture dans un geste vif et précis et murmure à mon oreille :
— Ne dis rien, laisse-moi faire. Ne parle pas.
Il claque ma portière et s'installe à l'avant. À peine est-il assis que la voiture fonce déjà sur la route droite, entourée d'arbres de part et d'autres.
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