Chapitre 34 : Refuge
— Eh merde.
Dans un premier temps, je ne comprends pas le mécontentement de Cyrians. Mais en fait, il y a des travaux au niveau du terre-plein central, et nous ne circulons plus que sur une voie. Cyrians semble tout à coup très nerveux. Il tapote le volant en rythme, du bout des doigts.
— Ça va aller, on a bien roulé, non ?
— J'en sais rien. Je le sens pas trop là. Il faudrait qu'on prenne une route secondaire, on va sortir de l'autoroute dès qu'on pourra.
— On va où ?
— Je sais pas, en campagne, loin des villes. On va se trouver un petit nid douillet bien isolé. Tu verras.
Je sens qu'il est tendu, il jette des coups d'œil inquiets dans son rétroviseur toutes les cinq secondes. Sa nervosité m'atteint, je commence à me ronger les ongles. Enfin, ce qu'il en reste. Je ne peux m'empêcher de l'observer à la dérobée. Je me sens bien en sa compagnie, mais je suis également troublée. Il se dégage une telle force de cet homme que je me sens vaciller. Il tourne la tête vers moi et me sourit. Je lui rends son sourire, gênée qu'il m'ait surprise en pleine rêverie. Quelques mèches de cheveux soyeux et ondulés flottent devant ses yeux clairs. Sa peau matte les rend cristallins, on dirait deux perles de pluie.
Mais tandis que je me perds dans mes pensées, souriant bêtement, la circulation ralentit encore. De gros engins occupent la voie fermée, plusieurs tractopelles et beaucoup de remorques pleines de matériaux métalliques. Une averse orageuse nous surprend, nous entendons même le ciel gronder. En l'espace de quelques secondes, ce sont des trombes d'eau qui s'abattent sur le toit de la voiture. Il faut crier pour s'entendre. La route est couverte d'une fine couche de boue. Cyrians jette un énième coup d'œil dans son rétro, mais cette fois son visage se fige. Mon cœur se serre. Je suis pendue à ses lèvres, attendant son verdict.
— Une moto. Noire. C'est lui. Il va repérer la voiture en moins de deux. Et merde !
Il donne un brusque coup de volant à gauche, et nous voilà en train de rouler sur la bande d'arrêt d'urgence. Nous passons de trente à cent cinquante kilomètres par heure en quelques secondes. Mais notre embardée n'a pas échappée au motard qui nous suit de près.
— Cyrians ! Il y a un rétrécissement droit devant !
— C'est bon, ça passe, il le faut !
Je fixe la route avec angoisse, mais Cyrians semble plutôt à l'aise dans son rôle de pilote.
— Nous ne le distancerons pas comme ça ! Tu vas nous tuer !
— Je réfléchis. Je gagne du temps.
En l'espace d'un clignement d'œil, les véhicules qui nous entourent se transforment en monstres abominables. La route a changé d'aspect, elle est devenue visqueuse comme une nappe de pétrole. Les arbres, véhicules et bâtiments qui nous entouraient disparaissent et laissent place à un paysage apocalyptique. Ciel noir, immeubles en feu, personnes qui sautent par les fenêtres en criant, créatures cauchemardesques affublées de longs tentacules tendus vers nous... J'ignore comment Cyrians parvient à se frayer un chemin dans ce capharnaüm.
— C'est quoi ça ?
Je suis surprise d'entendre ma voix, grave et presque masculine. Je crois que je suis à la limite de défaillir.
— Reste calme, respire. C'est une hallucination créée par Tristan, il cherche à me déconcentrer. Ce n'est pas réel. Laisse-moi lui montrer.
En un nouveau clignement d'œil, nous nous retrouvons au cœur d'une forêt féérique. Les arbres sont majestueux et bienveillants, la lumière douce traverse les feuillages en larges rayons pailletés, des groupes d'oiseaux aux milles couleurs passent au dessus de notre voiture. Sans le vouloir, je me mets à rire.
— Émy, ne te laisse pas abuser, rien de tout ça n'est réel !
En me retournant, j'aperçois Tristan qui lutte pour nous suivre, perturbé par des arbres qui poussent subitement devant ses roues. Mais il les traverse comme de vulgaires fantômes, parvenant tant bien que mal à suivre la vraie route. Le moteur fait un bruit assourdissant, j'ignore à quelle vitesse nous roulons dans ce dédale confus, mais je suis obligée de crier pour me faire entendre.
— Comment fais-tu pour rester sur la route, je ne la vois pas !
— Mais moi oui, c'est mon hallucination ! Je la crée. Mais ça puise toute mon énergie, je ne pourrais pas la maintenir bien longtemps, et il risque de prendre le relais. Il faut qu'on se débarrasse de lui ! hurle-t-il.
Tout à coup, les mirages s'effacent, nous retrouvons l'autoroute boueuse et encombrée. Je pousse un cri et pointe une remorque du doigt. L'engin contient d'énormes cylindres métalliques rouillés qui viennent de s'en échapper et se déversent sur l'autoroute, juste devant nous, percutant plusieurs voitures qu'ils écrasent comme de vulgaires pliages de papiers. Je cache mon visage derrière mes bras, mais j'entends Cyrians aboyer :
— C'est Tristan ! Il est devenu fou !
Je jette un regard sur la route, un cylindre métallique fonce droit sur nous, je ne parviens même pas à crier, ma respiration est complètement bloquée. Mais, miraculeusement, le cylindre dévie juste devant nous et file sur notre gauche, happant la moto de Tristan au passage. Je me retourne juste à temps pour le voir se faire éjecter et rouler au sol. Pourtant, il se redresse aussitôt, profitant de l'élan que lui a donné sa chute. Tandis que nous nous éloignons, sa silhouette droite et inquiétante diminue dans les rétroviseurs. Plusieurs voitures sont accidentées, il y aura probablement quelques morts. Mais Cyrians n'en tient pas compte et ne se retourne pas, il fonce.
À la première sortie qu'il trouve, il quitte l'autoroute et s'enfonce dans les bois. Nous roulons vraiment trop vite, les battements de mon cœur sont si violents que ma cage thoracique me fait mal, on dirait qu'elle va exploser. Je sens les pulsations dans mes tempes. Je retrouve peu à peu mes esprits, encore toute haletante. Il fait sombre, la nuit a commencé à tomber.
— Alors, tu as vu ça, Émy ? Il fera moins le malin à l'avenir, pas vrai ? Ah... C'était dingue !
— Je ne comprends rien à ce qui vient de se produire...
— Du calme, détends-toi maintenant ! C'est simple, Tristan est doué pour provoquer les catastrophes, mais il a oublié que j'étais capable de miracles.
— Oui, on n'a évité cet énorme truc rouillé que par miracle...
— J'avoue que c'était juste, j'ai vraiment cru qu'on allait y passer. J'ai joué serré sur ce coup-là. Mais je devais le dévier au tout dernier moment pour avoir une chance de toucher Tristan sans qu'il n'ait le temps de réagir. Et je ne peux nuire à personne, il fallait que ma manœuvre soit destinée à nous protéger avant tout. Je ne pouvais pas directement et sciemment l'envoyer sur lui. Il fallait faire d'une pierre deux coups. Mais maintenant, je suis épuisé.
— C'est pas le moment de t'endormir, on doit se tirer de là, si j'ai bien compris.
Nous filons sur la route pendant encore deux bonnes heures, en évitant les grands axes. Je ne connais plus une seule des villes qu'affichent les panneaux. Cyrians semble vidé de toute son énergie, ses muscles agissent mécaniquement. Quant à moi, je finis par m'endormir, tout ce qui m'entoure disparaît.
J'ignore depuis combien de temps j'ai dormi lorsque Cyrians me réveille, en me tapotant l'épaule. Brutalement, les souvenirs me reviennent, et je me rappelle que nous sommes sur la route. Le moteur vrombit toujours autant, mais je ne l'entendais plus.
— Ça va, Émy ? Le retour à la réalité est brutal ?
— J'ai cru un instant que j'étais dans mon lit...
— Pas vraiment, je suis désolé. Mais on va s'arrêter et dormir un peu. Il est presque minuit. Nous sommes dans la Creuse, au beau milieu de nulle part. On vient de passer une petite ville, Saint Hilaire le Château. Je pense qu'on sera tranquilles. Regarde, j'ai repéré un truc, je suis les panneaux depuis quatre ou cinq kilomètres.
Il m'indique une pancarte rosie. Elle devait être rouge vif autrefois, mais le soleil a fait passer les couleurs. Elle doit être abandonnée ici depuis bien longtemps. On distingue à peine les flèches et les lettres inscrites : À VENDRE. Le panneau est fixé sur un tronc ou un poteau à chaque intersection. Bientôt, la petite route de campagne débouche sur un chemin à la végétation dense et sauvage. Personne n'a dû emprunter cette voie depuis plusieurs mois. Le milieu du chemin est lui-même recouvert d'herbe. La pluie battante et l'obscurité me glacent le sang. Je trouve l'endroit fort peu accueillant, mais je n'ose pas en parler à Cyrians. Tout à coup, les branches se raréfient, nous entrons dans une clairière au centre de laquelle se dresse un petit manoir doté d'une tourelle en ruine.
— Il ne manque plus que les éclairs et le tonnerre, et on pourra vraiment se croire dans un film d'horreur ! Tu comptes nous faire dormir là-dedans ?
— Voyons, c'est l'idéal. Personne ne viendra nous chercher ici. Tu aurais préféré dormir sous un pont ?
Cyrians gare la voiture le long de la haie de sapins, sous les branches les plus basses. Elle est à peine visible. L'averse redouble d'intensité, et nous traversons la clairière en courant avant de nous heurter à l'obstacle suivant : la porte est fermée. Nos cheveux sont ruisselants, la pluie dégouline sur nos visages, il faut crier pour s'entendre.
— Je vais faire le tour, il y a forcément une fenêtre ou une porte qui cédera ! Reste à l'abri sous le porche, j'en ai pour quelques minutes.
Mais je ne l'entends pas de cette oreille. Hors de question que je reste seule à l'avant de la maison, je l'accompagne. Il grogne brièvement des mots que je ne parviens pas à distinguer, puis nous contournons la vieille bâtisse. Le bas des murs en pierre est boueux, nous nous éclaboussons sans le vouloir et nos chaussures collent au sol. Nous trouvons finalement une autre porte, condamnée par quatre planches en bois vermoulu. À grands coups de pied, Cyrians parvient à les casser en deux. Lorsque nous pénétrons enfin à l'intérieur de la demeure, mon pantalon est recouvert de boue noire. Je tords mes cheveux pour enlever un maximum d'eau. La pièce est très sombre, nos yeux peinent à s'y habituer. Nous sommes dans ce qui semble être une arrière-cuisine. Cyrians trouve rapidement quelques bûches de bois sec, rangées sous un évier rudimentaire. Je l'aide à en transporter dans la pièce principale. Il s'apprête à faire un feu mais se ravise.
— Montons à l'étage, ça nous laissera un peu de temps pour réagir si on entend quelqu'un entrer.
Je frissonne à cette idée. Nous trouvons un escalier, probablement en pierre car il ne craque pas sous nos pas. Nous entrons dans ce qui doit être une chambre. C'est une pièce très vaste, le plafond arbore de larges poutres. Des rongeurs déguerpissent en entendant nos pas sur le plancher. La poussière me fait éternuer. J'aperçois une silhouette dans un coin et pousse un hurlement strident. Mais Cyrians presse sa main sur ma bouche le temps que je me calme. Ce n'est qu'un fauteuil, abandonné là, recouvert d'un vieux drap aux allures fantomatiques.
Une large cheminée habille le mur qui nous fait face. Cyrians y installe le bois et tente de faire prendre un feu avec son briquet. Plusieurs tentatives sont vaines, mais il finit par obtenir une belle flamme. La lumière danse sur les murs, créant des ombres inquiétantes. Ce lieu est lugubre, je ne m'y sens vraiment pas à l'aise. Cyrians doit le deviner à ma mine bougonne, car il tente de me remonter le moral :
— Eh, ça pourrait être pire. On va pouvoir se reposer en sécurité ici. Et nous sommes ensemble. Ça va aller, viens contre moi.
— Dis-moi, avec ton don... Tu ne pourrais pas...
— Non, Émy ! Je ne peux pas transformer cette ruine en maison de poupées. Créer une hallucination me demande beaucoup d'énergie, et je suis crevé. Il va falloir t'en contenter.
La pluie semble enfin se calmer, la nuit devient plus calme. En me calant contre Cyrians, je me rends compte que mon tee-shirt est trempé. Le tissus blanc est devenu complètement transparent et me glace les os. Je l'enlève et le pose près du feu. Cyrians m'imite. Nous fermons les yeux et nous endormons presque aussitôt. Mais environ deux heures après, Cyrians se lève. J'ouvre un œil pour le voir éteindre le feu.
— Qu'est-ce que tu fais ?
— Il fait trop chaud, il fait très doux dehors et la pluie a cessé. Alors j'éteins le feu. En plus, le conduit de la cheminée doit être un peu bouché, la pièce est enfumée. Mais rendors-toi, tout va bien.
Il revient contre moi, nous sommes assis par terre, le dos contre le mur, ma tête sur son épaule. Je me sens incroyablement bien, ma peau contre sa peau. Nous nous allongeons davantage, à même le sol. Il passe son bras sous ma nuque et je pose ma tête sur son torse nu. Je sens la chaleur qui se dégage de sa peau. Dans un premier temps, je n'ose pas le toucher davantage. Mais au fur et à mesure de la nuit, je prends mes marques et pose ma main au dessus de son nombril. J'aime le sentir respirer. Sa cage thoracique se soulève à intervalles régulières et me berce, comme si cette nuit ne devait jamais se terminer.
Vers huit heures, j'ouvre un œil. Je suis seule. Il est parti.
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