Chapitre 30 : Soigner
Peut-on réellement mourir avec une si fine entaille ? Je ne crois pas. Qu'est-ce que je dois faire ?
Dans mon dos, on frappe à la porte avec brutalité. Je demande à Isa de me laisser tranquille, mais à ce moment un bruit sourd suivi de craquements effroyables me fait sursauter et fermer les yeux l'espace d'un instant. Je relève la tête et découvre le miroir en face de moi balafré. Un fragment se détache et se brise en centaine de petits éclats. Je protège ma tête avec mes bras et pousse un petit cri. Je ne comprends pas ce qui a brisé la glace, jusqu'à ce que mes yeux se posent sur un morceau de bois recouvert de peinture blanche. C'est la porte. Je me retourne et découvre Tristan, entouré de débris. Il est furieux, les sourcils froncés et les yeux étincelants.
— Tu... Tu as démoli la porte ?!
— Qu'est-ce que tu t'imagines ? Tu crois que tu as le droit de mourir comme ça ? Tu n'as aucun droit sur ta vie, tu m'entends ? Tu es à moi, tu meurs quand je le décide.
— Tu as démoli la porte. Tu as cassé le miroir. Mais...
Il s'agenouille près de moi, les dents serrées. Je regarde les éclats de bois qui épongent les petites flaques de sang. Ils sont éparpillés partout autour de moi. Je les observe attentivement en me demandant comment je peux être entière. Même pas une écharde. Tristan examine mon poignet sanguinolent. Il marmonne, l'air contrarié. Il tamponne vivement la plaie avec une serviette mouillée. Une fois la coupure bien dégagée, il décide avec fermeté :
— Je vais te recoudre.
— Tu n'es pas médecin.
— Tu as une meilleure idée ? Tu veux aller aux urgences, et leur expliquer ce qui s'est passé ?
Je secoue la tête, dépitée.
— Bon. Alors je vais te recoudre. Et ne fais pas cette tête, ça sera pas la première fois que je fais ça. De toute façon ça ira vite, ce n'est pas une plaie bien méchante. Tu t'es complètement ratée. Qu'est-ce qui t'es passé par la tête ? Tu voulais mourir ? Je suis sur que non. En plus tu ne risquais pas d'y arriver en t'y prenant comme ça. Alors quoi, tu pensais que Cyrians accourrait pour te porter secours ?
Tout en parlant, il cherche dans les placards de la salle de bain et met la main sur une trousse de secours bien fournie. Il désinfecte mon poignet sur une large surface, et commence à piquer. Il n'est absolument pas doux, et je pleurniche malgré moi. Il m'arrache même quelques petits cris plaintifs.
— Qu'est-ce que j'y peux ? Je n'ai pas l'habitude de réparer, en général je détruis. Je ne suis pas fait pour ça, tu m'utilises à contre-emploi.
— C'est parce que tu étais dans les parages que j'en suis arrivée à ça ? C'est ta présence qui m'a poussée à me détruire ? C'est ta mauvaise influence ? Tes ondes négatives ?
— Non. Ou du moins, pas seulement. C'est à toi de me dire ce qui ne va pas.
— Mais rien ne va ! Tu as transformé ma vie en enfer ! Depuis que je te connais, plus rien ne va. Et puis cette lettre, Cyrians... C'est fini, il m'abandonne...
— Encore une fois.
— Oui... Il dit que nous sommes trop différents, que c'est trop tard... Alors je suppose que ça signifie que ma Conversion est trop bien avancée, peut-être même finie. Je commence à faire du mal autour de moi, mais je ne le supporterai jamais. Je préfère mourir, tu comprends ?
— Chut... Ça ira, tu verras. Tu t'y feras. Je te le promets.
— Mais je ne veux pas...
Il me soulève, je me laisse faire. Il me porte jusqu'à ma chambre et m'installe sur mon lit.
— Et Isa ? Elle nous a forcément entendus.
— Non, j'ai fait le nécessaire, elle ne se réveillera pas avant demain matin, de toute façon elle ne travaille pas le samedi. Ça me laissera le temps de tout remettre en place. Où as-tu mis la lettre de Cyrians ?
— Sur mon bureau.
Il la saisit brutalement et la lit rapidement. Je ne proteste même pas, ça ne changerait rien. Et puis ça m'est bien égal qu'il la lise. Mais je suis étonnée qu'il ne fasse aucun commentaire. Il la repose simplement à sa place. Il doit juger que le contenu suffit à me donner une bonne leçon, il n'y a rien à ajouter. Cyrians m'abandonne à mon sort, point final. Ce qui peut m'arriver le laisse désormais indifférent. Tristan passe la nuit à me surveiller et, au petit matin, il me réveille pour changer mon pansement. Il semble satisfait de son travail, pourtant je trouve les points très irréguliers. Il en a fait six et une petite croûte a commencé à se former mais elle se craquelle sous nos yeux et la plaie se met à suinter. Je soupire :
— Tant que tu resteras dans les parages, ça aura du mal à guérir, tu le sais. Je vais m'en occuper moi-même. Laisse tomber.
Ma remarque semble le vexer, il lâche le morceau de bande stérile qu'il avait à la main et se lève pour sortir de la pièce.
— Je vais y aller, Isa va bientôt se réveiller. Je passe te chercher cette aprem.
— Hein ?
— Oui, rappelle-toi. Tu me dois encore une balade cette après-midi. C'était notre marché.
— Après ce qui vient de se passer, je pensais que tu aurais la décence de me laisser tranquille au moins une journée...
— Hors de question, c'est notre accord, j'ai promis que tes proches seraient tenus en dehors de tout ça, à toi d'honorer ta part du marché. Si non, je ne réponds plus de rien.
— Tu auras ma peau. J'arrive pas à croire que tu n'aies jamais mauvaise conscience... Mais c'est bon, puisque je n'ai pas le choix... à tout à l'heure.
— J'aurais mauvaise conscience si je privais les Arnétikos d'un membre avec un tel potentiel... À tout à l'heure, ma belle.
Il est à peine sorti que je me rendors déjà, épuisée. Mais mon sommeil est troublé de cauchemars d'angoisse. Je me vois me transformer en monstre, une créature semblable à celle que j'ai souvent aperçue, cette forme visqueuse aux yeux jaunes, tapie dans l'ombre. Je suis à présent persuadée qu'il s'agit de Tristan. Il est visiblement capable de créer des hallucinations, ce qui expliquerait mes nombreuses visions cauchemardesques et ma soirée dans un restaurant inexistant. De toute façon, je n'ai pas l'énergie nécessaire pour me démener et chercher des explications.
Lorsque je me lève enfin, il est presque midi. En passant devant mon bureau, j'aperçois la lettre de Cyrians, et mes yeux me picotent instantanément. Je lutte pour refouler mes larmes, mais je sens bien que cette lettre me ronge. Le simple souvenir des mots qui la composent me donne envie de hurler, et je me force à penser à autre chose. Je dois être forte, la moindre faiblesse de ma part serait une brèche dans laquelle Tristan s'empresserait de déverser son venin. L'occasion serait trop belle pour lui. Mais je doute de trouver le courage nécessaire pour lui résister encore et encore : sans Cyrians, je n'ai plus aucun garde-fou, je suis seule. Comment continuer à croire que je peux m'en sortir, alors que lui-même a abandonné tout espoir ? Je m'empare brusquement de la lettre et relis le début :
« Je sais que tu me recherches. Mais c'est inutile. Il faut que tu arrêtes, et que tu passes à autre chose. Je devine que ce n'est pas facile, mais tu as beaucoup de caractère et de force d'âme. Je suis certain que tu arriveras à te faire une raison. »
Ainsi, lui-même me conseille d'utiliser ma force de caractère non pas pour résister, mais pour « me faire une raison »... Submergée par la peur et la colère, je pleure à chaudes larmes, les sentant dégouliner sur ma peau jusque dans mon cou, comme de profonds torrents creusant la roche.
Décidée à reprendre le dessus pour ne pas me laisser abattre ainsi, je tente de me contrôler et entre dans la salle de bain, je la retrouve intacte. Je caresse la porte de haut en bas, étonnée qu'elle soit encore à sa place. Loin de me faire plaisir, cette découverte fait resurgir une nouvelle vague de larmes. Je hais Tristan. Je le hais. Il détruit mon existence mais ne laisse aucune trace concrète de son action, rien qui puisse montrer aux autres la gravité de ma situation, rien qui me permette de demander de l'aide. Tout est prévu pour que je passe pour une folle qui se mutile sans raison. À quoi bon lutter encore, puisque même Cyrians n'y croit plus ? Je ne peux ni me résoudre à devenir une Arnétikos, ni accepter l'Élimination. Aucune de ses deux alternatives ne me paraît juste. Je veux garder le contrôle de ma vie, et il semblerait que je ne puisse plus affirmer ma liberté que dans la mort. Celle que j'aurais choisie, et que je me donnerais moi-même. Mais aurais-je seulement le courage d'aller au bout ? Je ne m'en sens pas capable.
Pensive, je promène ma main sur le bois lisse de la porte. Cette porte... Cette nuit... Impossible de savoir ce qui s'est réellement produit, et ce qui est du domaine de l'illusion. Toujours est-il qu'il s'est bien passé quelque chose, puisque les points de suture sur mon poignet n'ont pas disparu. Je vais devoir porter des manches longues pendant un bon moment si je veux éviter les questions d'Isa. Isa ! Je me précipite dans sa chambre, affolée.
Elle dort comme un bébé, repliée sur elle-même, le visage serein. Mais je ne peux m'empêcher de m'inquiéter. Tristan lui a-t-il injecté une substance pour la faire dormir ? A-t-il mis sa santé en danger ? Je lui caresse la joue doucement, sans qu'elle ne se réveille. J'insiste davantage, en prononçant doucement son prénom. Rien ne se passe. Je lui secoue l'épaule, de plus en plus inquiète. Elle bouge enfin et ouvre les yeux péniblement.
— Quoi ? Qu'est-ce qui se passe ? murmure-t-elle, la voix ensommeillée.
— Il est presque midi.
Ma voix froide et dure m'étonne-moi-même. C'est une voix désincarnée. Isa écarquille les yeux et se redresse d'un bond.
— Hein, déjà ? Tu rigoles ?
— Non, tu as beaucoup dormi. Ta blessure à la cheville t'avait plus fatiguée que tu ne le pensais...
Elle ronchonne et enfile un peignoir. Nous prenons un petit déjeuner tardif, et je m'efforce de ne rien faire paraître mais le cœur n'y est pas. Elle semble ne rien remarquer et je le regrette presque, tant mon secret pèse lourd ce matin. Je voudrais tout lui avouer. Elle me prendrait dans ses bras, comme autrefois, comme s'il ne s'agissait que d'un cauchemar éphémère. Les larmes montent à nouveau, j'adopte un ton léger et m'empresse de faire redémarrer la conversation. Mais à ma grande surprise, je parle encore du responsable de mes malheurs...
— Tristan va passer, on va se promener cette après-midi.
— Ah ? Super ! Moi je vois Stéphane en fin d'après-midi. On prend un café aux Champs-Élysées. Vachement romantique, non ?
— Oui, c'est génial. Vraiment. Fais bien attention à toi. Enfin, à ta cheville quoi.
— Ne t'inquiète pas. Ma cheville va nettement mieux, et de toute façon je fais attention. Stéphane est quelqu'un de bien tu sais, tu n'as pas à t'inquiéter pour moi.
Elle m'embrasse sur le front dans un élan de tendresse et m'arrache une larme. J'aimerais tout lui raconter, trouver une solution avec elle, lui dire à quel point je veux la protéger... Mais je ne dois rien dire, au risque de la mettre encore davantage en danger. Je dois garder tous ces tourments pour moi et les porter sur mes seules épaules. C'est une torture. Le simple fait de passer du temps avec elle, avec mes secrets en arrière-pensée, est devenu douloureux. Mais Tristan sonne déjà, et Isa se précipite pour lui ouvrir.
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