Chapitre 29 : Mourir
... je lui envoie brutalement mon poing à travers le visage.
Je pousse un cri de douleur, je crois l'espace d'un instant que je me suis broyé tous les os de la main. Mais je ravale ma douleur et mes larmes pour ne pas donner l'impression de regretter mon geste, bien que je craigne sa réaction. Contre toute attente, il me regarde, le visage baissé vers moi, les yeux sévères mais le sourire aux lèvres. Une goutte de sang coule de sa lèvre supérieure au niveau de ses canines. Il l'essuie du revers de la main et contemple la trace rouge sur sa peau.
— C'était fabuleux, mon cœur. Alors, tu vois, ça fait du bien hein... Avoue que tu y as pris du plaisir... Recommence si tu veux. C'est tellement intense, enivrant... Depuis le temps que tu en mourais d'envie... Tu te lâches enfin... Imagine ce que tu pourrais faire si tu étais une Arnétikos... Ressentir ce soulagement absolu de la pulsion satisfaite... On se sent bien après, hein ?
— Tu me donnes envie de vomir.
— Regarde les gens, regarde comme ils nous observent ! Ils sont persuadés d'assister à une scène de ménage en pleine rue... C'est tellement savoureux ! Un vrai petit couple, il ne nous manque rien ! Je suis l'homme le plus heureux du monde.
— C'est bon, j'en ai assez entendu, je rentre.
— Non, tu m'as promis de me suivre, rappelle-toi...
— Je suis fatiguée, ma jambe est à peine remise, je commence à avoir mal. Et le pire, c'est que tu n'y es sûrement pas étranger : je parie que tes ondes négatives m'affectent. Je veux rentrer.
— Très bien... Mais alors on se voit demain. Ne fais pas cette tête. Puisque tu ne respectes pas le marché, je n'ai pas de raison de le respecter. Laisse-nous terminer notre petite balade demain, ou alors ma promesse de ne pas m'en prendre à tes proches ne tiendra plus.
— Ok... On se voit demain.
Je tourne les talons et prie pour qu'il ne me suive pas. Je marche le plus rapidement possible, mais je sens son regard dans mon dos. Je tourne au coin de la rue et ose enfin me retourner. À ce moment, un adolescent tombe de son vélo et s'érafle le bras sur toute la longueur. Des passants l'aident à se relever. Cette chute est-elle liée à Tristan ? Ou à moi ? Je cherche Tristan des yeux mais il n'est pas là. Il ne doit pourtant pas être loin. Je suppose que c'est le responsable de la chute à vélo. Moi, je n'ai jamais voulu ça.
Je retrouve peu à peu mon calme. C'est dingue comme je peux être oppressée en sa compagnie, sa mauvaise aura m'étonnera toujours. Plus je m'éloigne de lui et plus je me détends. D'ailleurs, je trouve du plaisir à me promener dans les rues vivantes. En arrivant à ma résidence, je me surprends même à siffloter. C'en est trop. Comment se fait-il que je sois d'aussi bonne humeur après les événements de ces derniers jours, tandis que je suis encore au cœur de la tourmente ? D'où me vient ce sursaut d'optimisme ? Un Thétikos est peut-être dans les parages. Cyrians ? Cette idée m'effleurant l'esprit, je parcours les quelques mètres qui me séparent de ma résidence à vive allure, presque en courant ! J'ai vraiment l'impression de percevoir physiquement et psychologiquement son rayonnement.
Je prends l'ascenseur, déçue et étonnée de ne pas l'avoir trouvé dans le hall d'entrée. Je sors de l'ascenseur, au sixième étage, mais la sensation est devenue plus floue. Je me dirige vers ma porte, et aperçois un morceau de papier qui dépasse du paillasson. Je le ramasse, impatiente. Mais je ne sens plus la vague de bien-être de tout à l'heure. C'est une enveloppe blanche, elle porte mon prénom. C'est bien son écriture. Il est passé ici. Il était tout près. Il a dû guetter mon arrivée, caché au coin d'une rue. Sans même ouvrir son courrier, je fais volte-face et bondis dans l'ascenseur. Il ne faut pas que je le laisse s'enfuir. Impossible qu'il disparaisse encore, juste sous mon nez. Je sors dans la rue, cherchant du regard à droite et à gauche, mais rien. Je ne sens plus sa présence, tout semble redevenu normal. Hors de question d'abandonner.
Je pars sur la droite. Non, rien, je prends à gauche. Inutile, je cours après une ombre. Si je n'avais pas cette enveloppe entre les mains, je croirais avoir rêvé... Mais non, il était bien là, ma perception de tout à l'heure est fondée, ce papier le prouve. Je reprends l'ascenseur et m'installe dans ma chambre, la mort dans l'âme. Cette lettre m'inquiète plus qu'autre chose, puisqu'il a choisi de ne pas se montrer.
Je l'ouvre, les mains tremblantes.
Chère Émeline,
Voilà qui commence mal. On ne peut pas dire que la formule d'accroche soit très intime et chaleureuse. Il n'utilise même pas mon diminutif, comme s'il ne me connaissait pas...
Je sais que tu me recherches. Mais c'est inutile. Il faut que tu arrêtes, et que tu passes à autre chose. Je devine que ce n'est pas facile, mais tu as beaucoup de caractère et de force d'âme. Je suis certain que tu arriveras à te faire une raison. Il le faut. Crois-moi. Mes Supérieurs m'ont demandé de rester à ma place. Nous sommes trop différents, toi et moi. Ils m'ont assuré que rien n'était possible entre nous. Je te jure que j'ai lutté contre leur vision des choses, je t'assure que je me suis montré déterminé. Mais ils n'ont pas changé d'avis. Je crois qu'ils savent quelque chose que nous ignorons, quelque chose qui fait que notre relation nous dépasse et va bien au-delà de nous. Nous ne pouvons pas prendre le risque de tout compromettre. Il y a des réalités qui passent avant mon bonheur, et même avant le tien. Je ne peux rien y faire. Tout espoir est vain. Il est déjà trop tard.
Je pose la lettre sur mon bureau, les yeux remplis de larmes. Je les essuie du revers de la main et entame une relecture. Nous sommes trop différents... Ses supérieurs, les Perpetrator des Thétikos, je suppose, lui interdisent qu'on se revoie. Ils savent quelque chose qui rend toute relation entre Cyrians et moi impossible. Quel est ce paramètre qui pourrait m'échapper ? Trop différents... On ne peut plus rien y faire, il est trop tard... Les phrases tournent dans ma tête sans arrêter de me torturer.
Soudain, une idée me vient. Une idée qui me terrifie, mais que je dois pourtant affronter : et si ma Conversion était achevée ? Si j'étais une Arnétikos ? Si Tristan avait réussi ? Ça expliquerait le "trop tard", puisque tant que je n'étais pas Convertie, Cyrians acceptait de me voir. Mais maintenant, si je suis membre du clan adverse, nous ne pouvons plus être ensemble. Ça expliquerait que nous sommes trop différents. C'est peut-être ça, la chose que les Perpetrator savent, et qui justifie que toute relation entre Cyrians et moi est impossible. Plus j'y réfléchis, et plus j'ai l'impression d'y voir clair. L'entorse à la cheville d'Isa, la chute du type à vélo... Je commence à avoir une influence néfaste moi aussi. Ma présence crée des catastrophes.
J'aimerais pouvoir éteindre mon cerveau, pour arrêter de cogiter et ne plus voir les mêmes idées tourner en boucle. Une autre pensée m'assaille : je me précipite dans la salle de bain pour interroger mon reflet. Cyrians avait parlé de mes cheveux qui jetaient des flammes, lorsqu'il m'avait revue et que j'étais en cours de Conversion. Je bouge la tête dans tous les sens. Quelques reflets chatoyants et rougeoyants sont effectivement disséminés dans ma tignasse sombre, à la manière de celle de Tristan, mais ils sont plutôt moins intenses que lorsque Cyrians me l'avait fait remarquer. Il faut dire qu'à l'époque, j'étais davantage au bord du gouffre : amaigrie, mutilée, presque folle... Je me sens moins affectée cette fois-ci. Mais cela ne signifie pas forcément que ma Conversion est moins avancée : il s'agit peut-être d'une accoutumance. Il est possible que mon corps ait assimilé sa nouvelle nature, je suis probablement une Arnétikos à part entière. J'ai échoué, je vais perdre Cyrians et mon identité.
Alors que je suis dans la salle de bain, en train de me lacérer le ventre à grands coups de rasoir, les larmes dégoulinant dans mon cou, j'entends Isa qui rentre. C'est à la fois un soulagement et une angoisse. Un soulagement, parce que j'imagine que je vais arrêter de me prendre la tête toute seule dans mon coin. Et une angoisse parce que je suis probablement dangereuse sans le vouloir. Ma simple présence peut lui porter préjudice. A cette pensée, mes larmes redoublent. Si je veux protéger mes proches, je dois sortir de leur vie et me tenir à distance pour toujours. Je vais perdre tous les gens que j'aime. J'ai déjà perdu Cyrians. Pourquoi me laisse-t-il à mon sort ? Pourquoi m'abandonner ? A quoi bon chercher des explications ! Je sais bien pourquoi ! Parce que je suis devenue une Arnétikos, un démon, un monstre. Isa frappe à la porte, je lui réponds que je prends ma douche. Elle m'informe à travers la porte qu'elle va s'allonger sur son lit, car sa cheville est enflée et douloureuse. C'est ma faute. Même Cyrians abandonne, il a jeté l'éponge et fait une croix sur moi.
Je ne suis plus rattrapable. Trop tard. Je regarde les rayures rouges sur mon ventre. A quoi bon me lacérer le ventre ? Mon estomac n'y est pour rien. Ce n'est pas ça qui résoudra mes problèmes. Je regarde la fine lame dans ma main droite et, d'un geste désespéré et douloureux, je frotte la lame sur l'intérieur de mon poignet. Un petit cri de douleur m'échappe. Du sang s'écoule, d'abord un simple filet rouge et tranquille, puis quelques bouillons bruns. Et je pleure tout en me retenant pour ne pas qu'Isa s'inquiète. Isa... Quelle idée stupide j'ai eu de faire ça dans la salle de bain... C'est elle qui va tomber sur ce spectacle dégueulasse demain matin. Je ne veux pas mourir. J'ai peur. Peut-on réellement mourir avec une si fine entaille ? Je ne crois pas. Qu'est-ce que je dois faire ?
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