Chapitre 19 : Statera Mundi
... —Excuse-moi, tu as raison, on ne joue plus. Reste. On va parler, vraiment.
Je m'installe de nouveau, les coudes appuyés sur mes cuisses, je lui dévoue toute mon attention.
— Tu n'es pas folle. Tous ces trucs étranges que tu vois, les sensations particulières que tu éprouves à mon contact ou à celui de Tristan... Tout existe.
— Tristan et toi ? Vous avez un lien tout les deux ?
— Oui, si on peut dire. Je n'ai pas très envie d'avoir cette conversation avec toi, mais tu ne me laisses pas le choix. Seulement, avant que je t'en dise plus, il faut que tu saches qu'une fois que j'aurai parlé, tout sera différent pour toi. Nous allons courir de grands risques, toi et moi. Je ne suis pas censé te révéler quoi que ce soit, et tu n'es pas censée savoir quoi que ce soit. On ne nous laissera plus jamais tranquilles, ta vie sera changée à jamais.
— Arrête de tourner autour du pot.
— Montre-moi les scarifications que tu t'es faites.
Je lève honteusement le bas de mon pantalon, ne laissant apparaître que les premières plaies. Ma peau rouge et boursouflée lui arrache une grimace. Il commence à effleurer les entailles éparses tracées par la lame de rasoir. Je le laisse faire en regardant attentivement chacun de ses gestes. Puis il arrête soudainement.
— Bon, tu verras que d'ici quelques minutes, il y aura une amélioration.
— Comment ça ? Comme pour mon poignet foulé ? Tu es guérisseur ?
— Non, mais j'ai une action positive sur tout ce qui m'entoure. Bon... Je vais commencer par le début. Notre monde est un système fragile, un équilibre instable qui peut très facilement être perturbé. Il existe donc des gens qui ont été choisis pour maintenir cet équilibre au mieux. Certaines personnes ont ainsi une influence positive sur les choses, tandis que d'autres envoient des vibrations négatives. Ces personnes sont nécessaires à l'équilibre du monde, elles entretiennent ce qu'on nomme en latin la Statera Mundi. Leur vie doit être dédiée à cette mission, en dehors de toute considération personnelle ou privée. Coûte que coûte, la Statera Mundi doit être préservée. Ceux qui ont été choisis pour véhiculer les forces positives sont les Thétikos, c'est du grec, ça signifie positif. J'en suis un.
— Je ne suis pas sure de comprendre. Tu as une influence naturelle sur les événements ? Par ta seule présence, les choses vont mieux ?
— Oui, ma présence suffit. Mais je peux aussi jouer de ce don, l'utiliser de façon volontaire, notamment pour t'aider à guérir. Seulement, je dois te parler de Tristan. Tu as surement remarqué, en passant du temps avec lui qu'il est mon opposé : il a une influence négative sur les choses et les gens. Et lui aussi peut jouer de ce don : il peut créer des catastrophes. Lui et ses semblables sont les Arnétikos, le pôle négatif de ce monde.
— Alors, si j'en crois tes propos, il y a le bien et le mal, les bons et les mauvais ?
— Non, non. Émy, c'est beaucoup plus compliqué que ça. Nous ne sommes ni bons ni mauvais, nous sommes nécessaires les uns et les autres. Pour que la Statera Mundi soit possible, il faut un équilibre des forces. Nous nous déplaçons là où il faut ramener l'équilibre naturel des choses lorsqu'il a été perturbé.
— Ton voyage au Sri Lanka, il y a un lien avec tout ça ?
— Oui, j'ai été envoyé là-bas pour plusieurs raisons. Tout d'abord, avec le tsunami qui a eu lieu, mes supérieurs ont décidé d'envoyer des Thétikos, pour rééquilibrer les choses. J'ai été choisi pour être de la partie. Notre rôle sur les lieux de catastrophes est vital. Sans nous, les gens ne pourraient pas survivre à de tels drames. Notre présence leur permet de retrouver courage, nous ranimons l'instinct de survie en eux, nous évitons qu'ils ne sombrent. C'est grâce à notre action invisible que l'humanité se relève toujours des décombres. Mais en réalité cette fois c'est différent. Cette catastrophe n'aurait pas dû se produire, elle n'était pas prévue, pas... naturelle. Mes supérieurs pensent qu'un Arnétikos l'a provoquée sans qu'on lui en ait donné l'ordre.
— Comment ça ? Qui sont tes "supérieurs" ? Et puisque le rôle des Arnétikos et des Thétikos est de maintenir l'équilibre, pourquoi l'un de tes opposés s'amuserait-il à semer la pagaille et à causer des catastrophes ?
— Un agent qui a oublié sa mission première... Il veut faire cavalier seul. Il arrive que notre don soit un peu... Grisant. Certains se sentent pousser des ailes et deviennent un peu... mégalo ! Je dois le retrouver et l'empêcher de causer d'autres catastrophes. Pour ce qui est de mes supérieurs, eh bien il existe deux Conseils, celui des Arnétikos et celui des Thétikos, chacun composé de douze membres, les Perpetrator. Ce sont eux qui veillent à ce que l'équilibre soit maintenu au mieux en nous donnant les ordres. Ce sont les garant de la Statera Mundi.
— Mais de quelle secte fais-tu partie ? Tu te fais manipuler.
— Non, non, Émy, tout ça est sérieux. Il n'y a pas d'histoire de secte ou de religion là-dedans.
— Qui est à la tête de ces deux conseils ? Dieu ? Vous êtes ses anges, vous les Thétikos, et les Arnétikos sont ses démons ?
— Je n'en sais rien. Je ne pense pas qu'il y ait quelqu'un au dessus des Perpetrator. Mais nous posons très peu de questions en fait. Nous exécutons les ordres qui nous proviennent des deux conseils des Perpetrator. C'est tout ce qui compte. De toute façon, les différentes époques et civilisations nous ont donné beaucoup de noms différents. Il est possible que les termes "ange" et "démon" nous soient rattachés indirectement. Toutes ces légendes et ces croyances sont peut-être issues de témoignages de personnes qui ont eu accès à des informations, comme toi, ou qui ont vu des choses qu'ils n'étaient pas censés voir.
Je n'ai pas pu m'empêcher de lever les yeux au ciel pendant qu'il parlait, agacée par ses histoires. Il veut me faire croire à des mensonges puérils dignes de contes de fées. J'en ai assez entendu, je commence à rassembler mes affaires, prête à partir sur le champ. Mais il m'attrape par le bras et me supplie du regard.
— Émy, il faut me croire. Je ne te mens pas. Comment t'expliquer... Notre monde est comme un atome, les Arnétikos et les Thétikos sont des électrons, nous assurons la stabilité du noyau. La moindre variation modifie la nature profonde de l'atome. Il n'y a pas de place pour un électron libre, ou bien l'ordre des choses sera perturbé à jamais. Au fait, regarde tes cicatrices.
Je baisse les yeux vers ma jambe, avec exaspération. Mais mon regard s'arrête net : les cicatrices sont à peine visibles. En remontant davantage mon pantalon, je peux constater que celles que je n'ai pas montrées à Cyrians sont restées à vif. Seules celles qu'il a caressées sont atténuées, les autres sont encore très rouges. Mais ça ne prouve rien. Ou du moins, ça ne prouve pas tout.
— Très bien, imaginons que je veuille bien te croire... Comment se fait-il qu'à moi seule je me retrouve avec un Arnétikos et un Thétikos sur le dos ? Êtes-vous à ce point nombreux ?
— Non, nous sommes peu mais essentiellement disséminés dans les grandes villes. En réalité, tu n'aurais jamais dû te retrouver avec Tristan et moi dans ta vie. C'est un accident. La vérité, c'est que Tristan t'a choisie. Il veut faire de toi une Arnétikos. Il cherche à te Convertir. Ou à te Transformer, nous employons les deux mots.
— Comment ça ? En quoi ça consiste ?
— Il cherche à te recruter, il veut que tu rejoignes les rangs des Arnétikos, que tu dégages toi aussi des ondes négatives, que tu provoques des désastres. Tous ces cauchemars, toutes ces visions... Tu n'as rien inventé Émy, c'est Tristan qui sème le doute dans ton esprit, qui joue avec toi pour que tu perdes tous tes repères, que tu confondes le bien et le mal... Il cherche à te déstabiliser. Il t'a isolée, il t'assure que te faire du mal te fait du bien... La douleur devient un plaisir... Mais ce renversement de valeurs est difficile à encaisser, alors ton corps et ton esprit font bloc, tu cesses de t'alimenter, tu deviens folle, tu te fais peur toi-même... Normalement, quand l'un d'entre nous a choisi la personne qu'il va Convertir, la règle veut qu'il soit le seul à pouvoir l'approcher : tous les autres Arnétikos et Thétikos doivent l'accepter et se tenir à l'écart. Comme Tristan avait commencé son travail sur toi, je ne devais pas m'en mêler. Seulement, un soir, tu as déboulé comme une furie sur un certain boulevard... J'étais en train d'utiliser mes dons pour éviter qu'une femme et sa poussette soient percutées par un chauffard, mais tu es apparue tout à coup, et je n'ai pas pu sauver les deux. En déviant la voiture pour épargner la poussette, je l'ai envoyée droit sur toi. J'étais furieux, je t'en voulais sur le moment, tu m'avais fait échouer. Mais je me suis senti responsable de toi, et rapidement je me suis attaché à toi. J'ai immédiatement eu l'information que tu avais été choisie par un Arnétikos pour être Convertie. J'aurais dû prendre mes distances, j'en avais l'obligation... Mais je n'y suis pas parvenu. Tristan l'a probablement signalé à ses Perpetrator, ce qui explique qu'une mission au Sri Lanka m'ait été attribuée. Je devais y rester des mois, voire des années. Le temps que les choses se rétablissent, et que je mène l'enquête sur le traître. Mais je n'ai pas tenu, je savais ce que Tristan allait te faire pendant que je serais loin... Je ne supportais pas de t'imaginer te transformer, jour après jour. Le mal qu'il allait te faire, ton âme que tu rendrais sombre... Ton humanité que tu perdrais...
— Mon humanité ?
— Oui... En nous convertissant, nous restons des êtres humains, nous vieillissons, nous mourrons... Mais nous perdons une partie de notre humanité : seuls les aspects sombres demeurent chez les Arnétikos, et seul le bon chez les Tétikos. Tristan ignore tout de la compassion, de l'amitié...
— Non, je ne crois pas. Tristan est attaché à moi. Et tu te montres médisant.
— Voyons, Émy, Tristan ne voit que la future Arnétikos en toi. Son amitié est purement intéressée, ce n'est pas un attachement véritable. Il se moque de ta souffrance, il y prend même du plaisir. Il joue avec toi, il aime te voir trembler dans ton lit la nuit lorsqu'il invente un nouveau cauchemar. Émy, fais-moi confiance, tu dois lutter contre lui. Ne le laisse pas faire de toi une Arnétikos, rejoins-moi, reste avec moi. J'ai besoin de toi à mes côtés. J'ai enfreint toutes les règles pour toi, je t'ai tout révélé, j'ai abandonné ma mission sur le terrain au risque de compromettre la Statera Mundi...
— Qu'est-ce qui se passe ici... Je deviens tarée... Rends-toi compte de cette conversation. C'est dément, c'est une caméra cachée, une plaisanterie... Non, je refuse de marcher là-dedans, tu es un malade. Rien de tout ça n'existe, on le saurait sinon !
Je me lève de nouveau, refusant d'en entendre davantage. J'ai une bonne migraine et l'impression de vivre dans un film.
— Émy, je te le répète, nous sommes avant tout des êtres humains, nous vivons comme tout le monde, nous sommes seulement plus mobiles. Toutes les religions et toutes les civilisations contiennent des traces de notre existence, sous forme de légende ou de mythologie. Je ne suis pas en train de te parler de super-héros ou de monde parallèle, Émy ! Tout ça est très sérieux, je te parle de ton monde, de ce qui se passe couramment autour de chacun d'entre nous, je te parle des ressorts cachés de ta planète ! Notre Terre a beaucoup de ressources, bien plus qu'on ne le croit. Les êtres choisis pour maintenir l'équilibre sont une de ces ressources.
— Et pourquoi moi, hein ? Je n'ai rien demandé, je suis une nana comme les autres. Pas de don particulier, je suis ce qu'il y de plus normal, de plus banal. Pourquoi tout ça me tomberait dessus, à moi ? Un ange et un démon, tout ça pour moi toute seule alors que la quasi-totalité de l'humanité ignore seulement leur existence !
— Thétikos et Arnétikos s'il te plait. On n'utilise pas les termes anges et démons, ils sont trop connotés, ils se rattachent à une culture précise. En plus, leur définition serait inexacte. Je ne peux pas te dire pourquoi c'est toi qui as été choisie pour être Convertie par Tristan. Souvent la personne est désignée après délibération, l'Arnétikos ou le Thétikos qui servira de guide choisit la personne en concertation avec ses Perpetrator. Ça signifie que tu as été choisie par Tristan et ses Perpetrator. Il peut y avoir plusieurs arguments mis en avant : ça peut être le sentiment personnel de Tristan, qui est persuadé que tu seras une bonne recrue, que tu porteras ta mission d'Arnétikos avec conviction et brio. Montrons lui qu'il peut se tromper, que tu n'es pas faite pour devenir cette femme porteuse de désespoir qu'il tente de faire émerger en toi. Ne renonce pas à tes vertus, accroche-toi à elles, refuse de te soumettre à la pression de tes pulsions négatives.
Je le regarde, les yeux écarquillés, pleine d'incompréhension. Je commence à avoir peur, peur de ce que cet homme me raconte, peur de ce qu'il pourrait faire. Il s'est visiblement construit une réalité alternée très complexe en laquelle il croit dur comme fer. Je me lève et commence à marcher dans la pièce, prête à me tirer de là au moindre signe inquiétant. Après tout, il est peut-être capable de violence. Je dois tenter de tout faire pour le déstabiliser et lui montrer l'absurdité de ses croyances, le tout sans m'éloigner de la porte de sortie, au cas où les choses tourneraient mal.
— C'est quoi ce charabia ? Je croyais qu'il n'y avait pas de gentils et de méchants dans l'histoire, je croyais que les deux étaient nécessaires à l'équilibre mondial... Pourquoi veux-tu m'empêcher de devenir l'un des leurs ? C'est donc ça, ton problème. Tes supérieurs t'ont demandé de me récupérer, je suis le cœur d'une petite lutte de pouvoir au sein de vos deux organisations : tout l'enjeu est donc là, quel clan vais-je rejoindre... Vous vous disputez mon adhésion... ma... Conversion. Tu te caches sous de beaux sentiments, tu fais celui qui s'intéresse à moi, à mon bien, à mon bonheur, tu fais celui qui est attaché à moi... Mais ce qui compte le plus dans ta vie, tu l'as dit toi-même, c'est ta fameuse Statera Mundi. Je ne suis donc qu'un pion sur votre échiquier.
— Ne dis pas n'importe quoi. J'ai dévié de ma mission première en venant ici pour te retrouver et t'empêcher de tomber plus bas, t'empêcher de te détruire et de perdre une partie de toi-même. Je ne veux pas te voir te repaître du malheur des gens, je ne veux pas te voir jouir des souffrances d'autrui. Parce que ce n'est pas toi, je sais que ce n'est pas dans ta nature. Et si tu en arrivais là, tu représenterais tout ce que je déplore en tant que Thétikos. Et je ne le supporterais pas. Pas cette fois, pas si c'est toi. Thétikos et Arnétikos ne sont pas ennemis, mais opposés. Nous nous savons mutuellement nécessaires, nous nous respectons. Mais je ne veux pas te voir te transformer. Je ne veux pas te perdre, toi, telle que tu es aujourd'hui. J'ai tout lâché pour venir te retrouver, j'ai pris le risque de compromettre le succès de ma mission première, j'ai bafoué tout ce pour quoi je suis en vie. Pour te retrouver. Pour que tu échappes au projet de Tristan.
— Je n'en crois rien. Je pense que tu es malade. Je ne sais pas si c'est à cause d'une secte ou d'autre chose, mais tu as un sérieux problème. Et même si tu disais la vérité, je ne voudrais pas le savoir. Parce que je ne suis pas censée savoir ça, et parce que ça voudrait dire que ton intérêt pour moi est avant tout stratégique, que tu t'es rapproché de moi pour des raisons professionnelles, que toutes tes belles paroles t'ont été dictées par tes soi-disant Perpetrator pour me recruter dans vos rangs. Je ne crois pas que tu aies pu abandonner ta mission au Sri Lanka pour venir me retrouver, alors que tu dis toi-même qu'avant de me rencontrer tu ne vivais que pour la Statera Mundi.
— Et pourtant si, Émy, tu as introduit quelque chose de nouveau dans ma vie. Quelque chose qui s'est soudain mis à compter davantage que tout le reste, davantage que la survie du monde lui-même. Contrairement aux Arnétikos qui ne sont que pure énergie négative, nous sommes capables, nous, les Thétikos, de ressentir de la compassion, de l'amitié, et même de...
— Tais-toi, je ne veux rien savoir de plus. Tu n'es pas le Cyrians que j'ai vu partir il y a dix jours. Je ne veux pas de tout ça. C'est de la folie, rien là-dedans n'est rationnel. Laisse-moi. Disparais.
Les larmes aux yeux, je bondis vers la porte en emportant mon sac. Contrairement à ce que je pensais, il n'essaie pas de me retenir. Mais je l'entends tout de même crier quelque chose dans la cage d'escalier, alors que j'arrive presque en bas.
— Éloigne-toi de Tristan, il est presque parvenu à te convertir. Tes cheveux jettent déjà des flammes !
Je ne m'arrête pas dans ma course, et je me retrouve rapidement sur le trottoir. Je me suis élancée rageusement, avec une énergie retrouvée. Il ne m'a pas suivie, je suis seule. Et c'est tant mieux puisqu'il me fait peur. J'ai l'impression que tout s'effondre définitivement autour de moi. Les quelques bons souvenirs de lui que j'avais réussi à conserver viennent de s'envoler, je ne reconnais pas le médecin attentionné que j'ai connu. Je n'ai pas retrouvé mon Cyrians, je suis donc plus seule que jamais dans cette ville qui me dévore.
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