Chapitre 10 : Confrontation
Malgré mon peu de concentration, jamais un texte de philosophie ne m'avait semblé aussi clair. Tout est plus facile quand Cyrians est là. Nous sortons, et je suis contente de voir que l'utilisation des béquilles ne me pose plus de problème, je m'en sors mieux. Nous sommes à deux pas des jardins du Luxembourg, Cyrians me propose d'aller nous y installer pour manger un truc. Nous remontons la rue Soufflot, et passons prendre une glace au fast-food qui fait l'angle du boulevard Saint-Michel. Nous entrons dans les jardins et nous arrêtons au premier banc rencontré.
Nous dévorons nos glaces, assis au soleil, et tout est parfait. Le ciel me parait plus bleu, les gens plus heureux et les fleurs plus colorées. Le fond de l'air s'est réchauffé, la nature est belle. Est-ce parce que je suis amoureuse ? Où y a-t-il autre chose ? Cyrians prend ma main et je sens qu'il est tracassé par quelque chose. J'aimerais comprendre ce qui le rend soucieux depuis hier. Me cache-t-il un truc horrible ? Un secret inavouable ? Non, je ne peux pas le croire, pas lui.
— Émy, il y a tellement de choses que je voudrais te dire, mais que je ne peux pas. Si tu savais comme tout ceci est nouveau pour moi, et comme j'ai peur de ce qui va arriver... Nous n'étions pas faits pour nous rencontrer. Enfin, pas comme ça, pas de cette manière. Je suis trop impliqué, trop attaché à toi. Ce n'est pas normal, ça n'aurait jamais dû se produire, c'est incompréhensible.
— Comment ça ? Tu as peur de l'attachement que tu ressens pour moi ? Mais ne t'en fais pas, inutile de précipiter les choses, nous avons le temps, profitons juste de ce moment ensemble. Tout va bien, nous sommes bien. C'est normal d'être proches après les circonstances dans lesquelles nous nous sommes rencontrés. Ne sois pas si... pessimiste !
— Moi ? Jamais ! Ce n'est pas dans ma nature. J'ai peur pour toi, peur que tu t'égares. Et j'ai peur pour moi aussi, peur de changer. Cette histoire contredit l'ordre des choses, c'est contre-nature.
— Mais enfin... pourquoi ? De quoi parles-tu ?
— De rien, tu es adorable.
Il dépose un baiser chargé d'émotion sur mon front, et je me sens vaciller. Mais lui conserve tout son aplomb et ajoute :
— Je ne peux plus me passer de toi de toute façon, c'est déjà trop tard. Et je l'ai senti dès que je t'ai touchée, quand tu étais étendue sur le bitume de Montparnasse !
Je rougis bêtement, mais trouve tout de même le courage de lui répondre.
— Je n'ai pas envie que tu me laisses. Je ne veux pas que tu disparaisses, j'ai besoin de toi maintenant. Tu ne peux plus partir.
Je cale ma joue sur l'angle de son épaule, et je ferme les yeux un instant. Mais une bourrasque de vent frais me glace les os, et j'ouvre les yeux subitement. Cyrians aussi l'a sentie, il a tressaillit. Un homme vient vers nous, d'un pas rapide, c'est Tristan. Il a l'air très contrarié, et il se poste juste devant nous. Ses traits sont très tendus, ses sourcils froncés. Il est raide comme un piquet. Je me redresse et lui adresse un regard interrogateur.
— Émy, tu ne devrais pas être ici. Pense à ta jambe. Tu veux garder des séquelles à vie ? Viens avec moi, je te raccompagne chez ta mère. Tu n'as rien à faire ici, et surtout pas avec lui.
— Bonjour Tristan. Qu'est-ce que tu fais ici ? Je croyais avoir été claire quand je t'avais demandé de ne pas chercher à me revoir. De quel droit viens-tu me donner des ordres ?
Il a l'air furieux, mais je ne baisse pas les yeux. Je serre la main de Cyrians, pour me donner de la force et sentir un soutien. Justement, Cyrians se décide à intervenir, mais pas dans le sens que j'espérais.
— Il a raison, Émy. Tu dois rentrer. Suis-le.
— Quoi ? Tu ne vas pas t'y mettre aussi ? Je n'ai pas besoin que l'on prenne les décisions à ma place. Je n'ai aucune raison de rentrer maintenant, et quand j'aurais choisi de rentrer, je rentrerai seule. C'est quand même incroyable ! Pour qui vous prenez-vous ?
Malgré ma fureur, Cyrians continue à plaider en faveur de Tristan :
— S'il te plait Émy, fais-moi plaisir, rentre maintenant. Laisse-le te raccompagner, c'est mieux pour toi, je t'assure. Je te le demande comme une faveur.
— Cyrians, je t'en prie, ne me demande pas ça, tu ignores vers qui tu m'envoies... Tu fais fausse route.
— Non, au contraire, c'est toi qui ne sais pas tout ce qu'il représente pour toi. Suis-le, s'il te plait.
La voix dure et déterminée de Cyrians me blesse, je ne comprends pas pourquoi il me livre de la sorte à Tristan. Et je lui en veux. Tristan sourit d'un air malsain, il se sent fort. Il toise Cyrians du regard, et je n'aime pas son sentiment de supériorité. Mais contre toute attente, Cyrians s'efface. Blessée par le comportement de l'un comme de l'autre, je me lève et entame le voyage du retour, malhabile avec mes béquilles. J'enrage intérieurement. Cyrians se lève alors que je titube, prêt à m'aider. Mais Tristan le repousse violemment sur le banc.
— Laisse-là. Ne te mêle pas de ça, ce n'est pas ton job. Je t'interdis de l'approcher de nouveau. Je ferai tout ce qu'il faudra pour que tu n'interviennes plus. On dirait que tu ignores avec quoi tu joues. Tout ça nous dépasse, tu le sais très bien. Ce n'est pas en ton pouvoir, tu dépasses les bornes. Tu mets trop de choses en péril. Chacun sa place, bordel ! Ressaisis-toi !
Cyrians baisse les yeux et ne bronche pas. Je ne comprends pas pourquoi il se laisse parler sur ce ton. On dirait que les deux hommes se connaissent et se comprennent, alors que moi, je suis larguée. Peut-être ont-ils eu le temps de se connaître, et de se détester, alors qu'ils se relayaient à mon chevet à l'hôpital ? Quoi qu'il en soit, j'aimerais comprendre ce qui se joue, et quel rôle ils me font tenir là-dedans. Fierté masculine exacerbée ? Simple jalousie machiste ? L'enjeu semble au dessus de ça.
Tristan essaie de m'aider à me déplacer, mais je le repousse à chaque tentative. Je le maintiens à distance, je n'ai plus confiance en lui. Ma jambe me fait souffrir, j'en ai sûrement trop fait aujourd'hui. Cette sortie n'était pas raisonnable, je le sais. Mais j'étais tellement bien auprès de Cyrians... Je ne sais même pas quand je pourrai le revoir. Je n'ai aucun moyen de le joindre.
— Émy, arrête de me faire la tête comme ça ! Je ne sais plus quoi faire pour que tu me pardonnes. Je m'en veux déjà tellement ! Et je te l'ai dit, tu t'es enfuies comme une furie alors qu'un simple "non" m'aurait suffit. Je n'ai jamais voulu abuser de toi. Maintenant que j'ai compris, je ne ferai plus de tentative, tu n'as pas à me mettre à distance comme ça, je sais me tenir avec les femmes. Cette fameuse soirée avait plutôt bien commencé, non ? Si on essayait de retenir le positif, et d'oublier le reste ?
— Je vais essayer, oui. Mais je ne te promets rien. Laisse-moi du temps. Et ne te donne plus le droit de décider de ma vie. Je rentre quand je le décide. Tu n'as aucun pouvoir là-dessus. On est d'accords ?
— Oui... Mais tu ne sais pas dans quoi tu as mis les pieds. Ce type n'est pas quelqu'un pour toi. Tu ne dois plus le voir, fais-moi confiance.
Je ne réponds pas, de peur d'être désagréable. De toute façon je ne compte pas lui demander la permission. Nous arrivons péniblement jusqu'à ma résidence, et je lui demande de me laisser devant l'ascenseur. A ma grande surprise, il n'insiste pas pour me raccompagner jusqu'à ma porte. Il doit sentir qu'il est allé un peu trop loin. Nous nous faisons la bise, il en profite pour me caresser sensuellement la joue du bout des lèvres, et il sourit d'un air soulagé. Je crois que je fais de lui le plus heureux des hommes en lui accordant une seconde chance. Il embrasse ma main, je la retire tout de même aussitôt. Il s'en va, visiblement satisfait.
Malgré tout, je n'arrive pas à lui en vouloir vraiment. Je sais que j'ai ma part de responsabilité dans cet accident idiot. C'est vrai que je n'ai pas tenté le dialogue avant de prendre mes jambes à mon cou et de fuir comme une hystérique. Je claudique jusqu'à la porte de l'appartement, et découvre une enveloppe qui trône sur le paillasson. Elle porte mon prénom pour toute adresse. Je la ramasse en me penchant périlleusement, et la range dans ma poche pour le moment. Je sonne, Isa m'ouvre. Elle est soulagée de me voir rentrer en un seul morceau, mais il paraît qu'on voit sur mon visage que ma jambe est douloureuse. Elle me donne un comprimé et un demi verre d'eau, et je file me reposer sur mon lit. J'ai hâte d'ouvrir cette enveloppe.
Je la tourne et la retourne, elle est toute blanche, mon prénom est inscrit en lettres capitales au stylo noir, elles ont toutes exactement la même hauteur et sont parfaitement alignées. Je l'ouvre. Un petit papier blanc porte deux phrases, tracées d'une écriture élégante.
Et voilà, les ennuis ont commencé,
comme je te l'avais dit.
Mais si tu veux tout de même me revoir, rappelle-toi de cet endroit où nous avons partagé un moment magique qui n'appartient qu'à nous.
Il est donc passé ici. Et nous allons nous revoir. Je lis et relis le papier, au moins une bonne dizaine de fois. Je le remets dans l'enveloppe et le pose sur ma table de chevet. Un moment magique qui n'appartient qu'à nous... Je pourrais sûrement le retrouver sur le banc des jardins du Luxembourg, là où nous avons mangé nos glaces cet après-midi. C'était un moment parfait. Simplement parfait. J'irai. Mais il n'a pas parlé que du lieu, il a parlé du "moment". Donc j'irai dans une semaine, le même jour, mardi, à la même heure. D'ici là, je serai sûrement plus gaillarde dans mes déplacements. En attendant, j'ai besoin de repos si je ne veux pas boiter à vie. De toute façon, je suis morte de fatigue. Je demande à Isa de ne pas me réveiller pour manger si je me suis endormie. Et je sombre presque immédiatement dans un sommeil agité.
Vieille-maman hante encore mes songes. Mais je la vois plus sereine que les fois précédentes. Elle est calme et posée. Je la revois dans la cuisine, en train de préparer le repas, et moi, toute petite, qui tire sur son tablier pour qu'elle me montre les légumes découpés. Les bonnes odeurs me sont familières. Tout est idyllique. Puis elle me demande, comme quand j'étais petite, si j'ai un amoureux. Je lui réponds timidement que je ne veux pas le dire. Elle se penche vers moi et me tend un petit bout de carotte crue que je croque avidement, tandis qu'elle met le reste des légumes dans la grande casserole. Elle me chuchote alors une petite chanson à l'oreille, puis sa voix se fait ferme. Elle résonne dans ma tête, de plus en plus forte. «Tristan, tu dois voir Tristan, Tristan seulement.» Elle incline alors la casserole vers moi, et quelque chose remonte à la surface. Une tête sanglante émerge de l'eau, c'est la mienne, mes cheveux flottent et mon visage me sourit. Ce sont mes lèvres qui crachent du sang en prononçant toujours le même prénom. Tristan.
Je me réveille, trempée de sueur, tremblante. Je reprends mon souffle et vide le verre d'eau posé sur ma table de nuit. Il fait sombre dans la pièce, la nuit est tombée depuis un moment, il doit être tard. Je me calme progressivement, regardant à droite et à gauche pour retrouver les objets familiers qui m'entourent et me rassurent. Ma petite bibliothèque personnelle, mes chers livres, puis mes peluches d'enfance, posées sur la commode au milieu des bibelots. Au dessus, mon miroir en bronze. Mon regard s'arrête sur lui. Mon pouls s'accélère. Il y a un reflet dans le miroir. Un visage souriant que je connais bien. Il est là, il m'observe. Tristan me scrute dans l'obscurité, un rictus terrifiant sur la face. Je le regarde, ses yeux me fixent sans bouger. Je me redresse, son visage ne bouge pas, mais ses yeux me suivent. Je ne veux pas céder à la panique, pas cette fois. Je me lève, attrape une béquilles et boite à travers la pièce. Il me fixe toujours, sans bouger. J'approche, tremblante. Son visage s'efface et laisse mon reflet prendre sa place. C'est moi qui apparais maintenant dans ses traits.
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