Un peu de répit

Plus ils s'enfonçaient en Mongolie-intérieure, plus le paysage variait. Après les routes terreuses, les plaines rocheuses et les quelques hectares de vide où une dizaine d'arbres survivait à l'atmosphère aride, ils pénétrèrent dans le centre du désert de Gobi ; les dunes se succédaient au point de leur faire perdre tout repère. Chaque membre de l'équipe se reposait désormais sur la chamane qui était la seule à pouvoir les guider entre le sable et le vent. Même les deux chinois ne servaient plus. Ils ne reconnaissaient rien. Ils écoutaient attentivement les mots de Manuela et serpentaient dans les plaines inhabitées. 

Le soir, ils décidèrent de faire une pause bien méritée. Voilà trois jours qu'ils voyageaient, dont les deux premiers qu'ils avaient passé enfermés dans les voitures à cause des bourrasques. Aujourd'hui, le vent s'était considérablement calmé. Un répit de courte durée, mais ils comptaient bien le savourer. Sortant les tentes et les sacs de couchage, ils formèrent un camp circulaire. Derek Moore s'aperçut sans surprise qu'ils avaient machinalement placé sa paillasse à l'écart. Lorsque le climat s'était montré clément dès le début de l'après-midi, Manuela avait insisté pour s'arrêter afin de ramasser des brindilles sèches au bord de la route.

— Nous ne subirons pas le vent ce soir, mais les températures ne baisseront pas ! exposa-t-elle, s'asseyant. Daniel, occupez-vous de préparer le feu comme je vous l'ai appris. 

Il opina du chef et s'affaira à la tâche. D'abord, il creusa dans le sable, au centre de leur campement, et il disposa les brindilles à l'intérieur de cet enfoncement en forme de petit tipi. Rapidement, la chaleur se répandit des flammes et tous se rapprochèrent. Soo Ah enleva sa lourde veste qu'elle ne supportait plus et se réchauffa uniquement avec le feu, faisant attention à ne pas se brûler à force d'être trop près.   

— Puisque nous pouvons enfin cuire la nourriture, choisissons quelque chose de savoureux ! s'exclama Magnus en prenant place à son tour. 

— Une soupe, répondit Manuela.

— Je vous laisse une minute pour changer d'avis ! sourit l'As Danois, ne cachant pas son air de menace. Je ne veux pas de votre soupe dégoûtante ! Je rêve d'une andouille roulée ! Eh, la teigne, as-tu déjà goûté à une telle saveur ? Au Danemark, tu dépouilles l'andouille, tu la farcis avec de l'oignon et tu l'assaisonnes, puis tu la roules et la fais bouillir. Je ne connais pas de meilleur plat !

— Voyez-vous de l'andouille parmi nos rations ? rétorqua nonchalamment la chamane. Par conséquent, nous dégusterons notre soupe avec du pain, s'il n'a pas trop durci, et de la viande séchée. 

— L'andouille est servie en tranches et accompagnée de pommes de terres, termina-t-il dans un soupir désabusé.

Le garçon n'ajouta rien, mais il ricana silencieusement. Le pauvre magicien lui ferait presque de la peine. En se moquant gentiment de lui, Jiahao se rendit compte qu'il mourait de faim aussi. Son ventre gargouillait et son esprit vagabonda soudainement entre les plats du Hunan. Il se lécha les lèvres en y songeant. Il avait hâte de revenir dans sa région pour retrouver les nouilles de riz de Changsha, le jambon succulent avec ses doliques en saumure et surtout le fameux tofu puant – il en bavait presque. Il se pencha sur son grand frère et lui demanda, excité à l'idée de parler de nourriture :

— Raconte au méchant Monsieur à quel point nos poulets sont les meilleurs ! Les braisés et les sautés, les épicés également ! Ah, et nos grenouilles pimentées ! Notre bœuf à l'écorce d'orange ! Ou plutôt le porc braisé rouge à la façon Mao ! 

Face à sa subite agitation, les autres se turent et l'observèrent gesticuler, s'accrocher aux bras de son grand frère et le secouer pour qu'il explique à Magnus leurs plats traditionnels. Yi Jing s'obligeait à maintenir une expression neutre, mais le garçon l'attendrissait plus que de raison. Finalement, quand il se tempéra un minimum, l'aîné se tourna vers l'As Danois.

— Je crois qu'il vous invite à essayer la cuisine du Hunan. Plusieurs spécialités ont été nommées, mais je vous conseille la fondue chinoise. En hiver, il n'existe rien de mieux pour se réchauffer. 

— Je note, petite teigne ! A condition que tu viennes à Copenhague et que tu tentes le Stegt flæsk. Notre plat national. Du porc croustillant et une sauce au persil. 

Définitivement, Jiahao bavait. Daniel Saint-Germain termina juste à temps de cuire les soupes dans une casserole qu'il nettoya ensuite. Il en versa généreusement dans plusieurs bols et les distribua à tous les membres. Il hésita à donner une portion à Derek Moore, mais la chamane le rassura d'un regard et l'y autorisa. Le silence tomba dès qu'ils commencèrent à manger. Soo Ah s'imaginait qu'elle se goinfrait de tteokbokki ou de poulet frit, tandis que les américains salivaient à l'image de burritos et le français s'efforça de ne pas penser à du bon fromage. Manuela les regardait avec attention et secouait régulièrement la tête en soupirant. Exilée d'elle-même dans la forêt profonde amazonienne, elle avait depuis longtemps renoncé aux aliments goûteux. Ce repas la satisfaisait pleinement. 

— Nous discutions hier de nos raisons de participer à ce voyage qui s'annonce terrifiant dans le cas où nous continuons à manger cette soupe ignoble ! intervint Magnus, en brisant le silence apaisant. Puisque nous risquons nos vies et que toutes les conversations pourraient être les dernières, je me suis dit que faire connaissance ne serait pas mal ! Donc, le psychopathe souhaite disparaître pour ne plus fuir les flics, Interpol le suit, et la teigne veut semer la joie absolue sur sa route ! Quant à moi, il me faut régler un problème existentiel de diva déchue ! A vous ! lança-t-il. Je suppose que Monsieur je-ne-parle-jamais désire une vie moins désastreuse.

— Vous supposez bien, souffla tranquillement Yi Jing et Jiahao posa un baiser sur sa joue, ainsi que celle du danois qui lui adressa une grimace. 

— Pour ma part, les morts m'ont parlé. Je dois me rendre au Stasensë. 

Cette réponse ne convainquit personne. Qui serait prêt à possiblement sacrifier sa vie dans une quête mortelle pour faire plaisir à des défunts ? Cette chamane – si elle en était vraiment une – devait porter un fardeau, comme eux tous. Mais ils ne la questionnèrent pas davantage. Daniel Saint-Germain fermait hermétiquement sa bouche, hochant négativement la tête lorsque son tour vint et Magnus n'insista pas. Soo Ah, non plus, ne se prononça point. Cependant, elle semblait sincèrement touchée par un chagrin certain. Une sérénité les submergea de nouveau. 

Néanmoins, une question déboula dans l'esprit chaotique du Tueur des Anges et il se leva d'un bond. Son doigt abîmé pointa les membres de l'équipe un à un et ils le fixèrent sans étonnement – le fou se réveillait. Charlie glissa discrètement sa main dans son dos, là où son étui tenait le revolver. Manuela resta parfaitement droite et attendit seulement qu'il s'exprime.

— Comment deux chinois, un français, une coréenne, un danois et une brésilienne ont-ils fini ensemble en plein désert ? 

— De la même façon que nous nous sommes rencontrés, dit Manuela d'un ton solennel. Nos buts concordent : atteindre le Stasensë. Mais nos objectifs personnels différent : nos vœux nous appartiennent. Ce que nous y ferons là-bas ne concerne personne. Le hasard de nos désirs appelait nos lignes de vie à se croiser. 

— Cessez votre charabia, je ne comprends rien ! railla Moore. Mais par quel moyen vous êtes-vous réunis ?

— Les morts m'ont parlé. Je cherchais une équipe, vitale pour traverser le désert, et les défunts ont parcouru la terre de long en large pour me trouver des personnes capables et volontaires à me rejoindre. 

— Si j'ai bien saisi, vous possédez littéralement une armée de morts qui vous obéissent ! brailla le Tueur et elle acquiesça. Dites-moi, mes victimes ne vous auraient-elles pas imploré de vous venger de moi ? Veulent-elles me tuer dans le désert ? 

Pour toute réponse, elle lui sourit. En fait, oui, elle voyageait constamment avec les morts, dont certaines victimes du Tueur des Anges. La plupart ordonnait à ce que cet homme meurt sur-le-champ dans d'atroces souffrances. Derek se rembrunit et regagna sa place à l'écart où Charlie dissimulait un rictus narquois, mais la lueur dansant à l'intérieur de ses iris sauvages ne s'éteignit pas. Ils ne conversèrent plus de tout le repas et finirent sous peu. A moitié rassasiés, ils allèrent se coucher immédiatement, épuisés. 

Yi Jing serra fort dans ses bras le petit garçon qui se positionna sur lui et Soo Ah referma leur tente avec un sourire ému. Elle adorerait chouchouter son propre enfant ; la trentaine planait sur elle et la coréenne envisageait de plus en plus de se marier et fonder une famille. Elle se promit de réaliser ce beau projet si elle survivait et que son vœu s'exauçait vraiment. 

En direction de sa couchette, Charlie compta. Il n'y avait pas suffisamment de tentes. Il tourna et recompta, mais arriva au même résultat. Dépité, il distingua la dernière place de libre. A l'endroit exact où Derek Moore bougeait ses fesses contre le tissus en rythme avec la musique du français. Il soupira lourdement, quand une présence passa à côté de lui.

— Six tentes étaient prévues. Soyez déjà heureux que le petit reste avec son grand frère et que vous ne dormiez pas dans le sable. 

— Je préfère la voiture, grogna-t-il.

Aussitôt, il roula des yeux et tourna les talons en direction d'un véhicule. Au passage, il récupéra la clef auprès du français, puis il entra dans la voiture et s'enferma. Charlie avait déjà dormi deux nuits sur ce siège inconfortable, alors il ne se plaindrait pas maintenant. En plus, son entraînement d'agent et son quotidien lui avaient enseigné qu'il existe des surfaces bien pires pour le dos ! Il croisa les bras, sa tête tomba en arrière et il se laissa bercer par l'absence totale de son. Au moins, il serait au chaud... 

C'était évidement sans compter Derek Moore, a.k.a le Tueur des Anges, le diable absolu et l'assassin du sommeil. Plus communément nommé l'Emmerdeur professionnel ! Il ouvrit la portière brusquement ce qui fit sursauter l'agent et il se maudit pour avoir baissé sa garde. Pourquoi n'avait-il pas fermé la voiture ? Il le regrettait amèrement, pendant que le psychopathe s'asseyait à côté de lui, tout sourire.  

— Je m'ennuie. Apollon, divertis-moi !

— Tu t'ennuies constamment, rouspéta Charlie. Et tu ennuies les autres ! Le français t'a déjà offert une distraction, contente-toi en !

— Le portable de Napoléon n'a plus de batterie, contra Derek d'une voix évidente. Je m'ennuie ! Amuse-moi ! Dis-moi quelque chose que je ne sais pas déjà.

— Apparemment, tu n'es pas au courant d'un fait important. Il en vient de mon devoir de t'avertir : tu es un assassin et je te méprise du plus profond de mon âme, alors je n'ai aucune envie de te parler. Agis comme le monstre que tu es ! 

— Pourquoi ? marmonna-t-il. Je suis de bonne humeur en ce moment et je n'éprouve plus l'impulsion diabolique – ma psychologue appelait ainsi ma folie meurtrière – de tuer des gens innocents. Réjouissez-vous ! Je ne crois pas que les autres apprécieraient mon côté monstrueux, vois-tu !

— Peu importe. Dégage de cette voiture et arrête de me prendre pour ton pote !

Le Tueur des Anges inspira grandement pour faire une longue tirade lui prouvant nettement qu'ils étaient bien proches pour un traqué et un traqueur, mais il se tut. Il choisit la prudence, ce soir. Derek Moore s'approchait du Stasensë et il accordait une foi inébranlable en cette histoire de vœu, contrairement à Charlie. Il ne risquerait pas que l'agent lui tire dessus en pleine nuit. Voilà pourquoi il conservait cet équilibre bancal. Ledit Apollon apprécia ce mutisme et ne le força pas à partir. Mieux valait qu'il demeure avec lui dans la voiture, loin des autres. A la belle étoile, le ciel clair et dégagé, le vent délicat, ils s'endormirent tous sous ce temps clément. 

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