Un goût aigre-doux

A l'intérieur de la maison, ils dégustaient la viande grillée par leur hôte. Ils avaient refusé de savoir quel animal ils étaient en train de dévorer, au cas où ils changeraient d'avis. Magnus ignora l'avertissement de Sukh et but à outrance beaucoup d'eau, ce qui lui donna instantanément le tournis, un mal au ventre fulgurant et des rôts incontrôlables. Jiahao se fendait la poire à le voir se tordre tout en continuant de vider des verres entiers. Yi Jing veillait à ce que son petit ne fasse pas la même erreur. Au moins, ils avaient la certitude que l'inconnu ne leur avait pas menti. Lorsque Charlie et Derek arrivèrent, la coréenne sauta sur l'occasion pour aller se baigner. 

— Je vous accompagne, décréta Manuela.

— Non ! beugla Soo Ah d'un ton presque désespéré. Euh..., c'est que...

— La dame voudrait son intimité, elle est encore jeune, c'est pour ça ! fit Sukh. D'ailleurs, je ne vous avais pas remarqué, enchaîna-t-il en indiquant Manuela. Vous aviez la tête baissée et ne parliez pas du tout. Oups, j'ai dû vous vexer en supposant qu'il n'y avait qu'une femme dans ce petit groupe. Désolé.

La jeune femme remercia silencieusement l'hôte pour lui avoir prêté main forte. Non seulement elle souhaitait un moment à elle, loin de l'agitation de cette équipe, mais en plus elle n'avait aucune envie de voir Manuela sans ses vêtements. Elle ne s'en remettrait pas. Soo Ah sortit donc et le calme ne tarda pas à être brisé de nouveau jusqu'à ce que la chamane ne prenne instinctivement la parole, comme si elle ressentait le besoin de s'adresser à quelqu'un d'autre, une personne qui ne faisait pas partie des crétins avec qui elle voyageait.

— C'est bon, ce n'est pas un problème. Gardez le lit pour la dame, la vieille chèvre que je suis dormira par terre. J'avais pour habitude de me coucher en pleine forêt amazonienne, dans la boue parfois.

— Oh, vous êtes mexicaine alors !

— Quel rapport entre le Mexique et l'Amazonie ? rétorqua-t-elle.

— Eh bien, l'Amazonie se trouve en bas du Mexique. Non ?

Sa mine devint de plus en plus incertaine, des regards se tournaient vers lui et les conversations s'éteignirent. Il se ratatina un peu sur son siège en bois bancal.

— Je ne suis pas très bon en géographie, fut-il obligé de préciser.

— Ne vous inquiétez pas, je présume que les deux ne sont pas si éloignés. Mais non, l'Amazonie prend son centre au Brésil, je suis donc brésilienne. Enfin, amazonienne pour être exacte. 

Leur hôte semblait passionné par ce qu'elle racontait et il hochait vigoureusement de la tête. Elle comprit qu'elle devait continuer à parler pour satisfaire sa curiosité. Elle pouvait bien faire cela pour le remercier. Alors, elle lui narra plein de péripéties qui lui était arrivée en Amazonie. Elle ne mentionna pas sa profession. Tout comme Derek, elle avait choisi de se taire sur elle-même. Ils discutèrent ainsi de longues minutes. Puis, Soo Ah revint. Elle scintillait quasiment de propreté, ce qui donna envie à Magnus d'aller se débarbouiller. Machinalement, l'As Danois saisit la petite main de Jiahao et il l'entraîna avec lui. Le garçon, tout content, abandonna son repas pour le suivre. Yi Jing fronça durement les sourcils et leur emboîta le pas.

A l'extérieur, le blond et le garçon se hâtèrent d'enlever leurs vêtements pour entrer au plus vite dans l'eau qui, les deux américains l'avaient affirmé, était bouillante. Sauf que Yi Jing fit quelque chose qu'il ne se serait pas permis de faire auparavant. Il détailla les deux. Il connaissait par cœur le corps dénudé de son petit frère et il se désintéressa momentanément de lui pour jeter des œillades dérobées à l'As Danois. Quelle beauté ! L'ancien clown n'avait aucune attirance pour les hommes, ni pour les femmes d'ailleurs – il se considérait comme non-intéressé car focalisé sur d'autres préoccupations. Mais cet homme possédait un corps divin ! Un charme pratiquement féminin avec des courbes discrètes, mais bien présentes, une peau immaculée malgré la poussière, et une allure de mannequin. Pas d'abdominaux, mais très mince. Sa chevelure et son visage n'étaient ainsi pas ses seuls atouts. 

— Tu viens ? demanda-t-il, alors que Yi Jing ne se déshabillait pas. Quelque chose ne va pas ?

Il s'exécuta en opinant du chef et ils plongèrent dans l'eau qui effectivement détendit leurs muscles. L'As Danois poussa un gémissement entre l'aiguë et le rauque qui perturba l'ancien clown. Après sa contemplation jalouse d'il y a une minute, ce son sonnait très mal à ses oreilles à tel point qu'il frissonna. 

— Vous ne trouvez pas ça étrange ? interrogea Jiahao, coupant court à ses pensées. L'eau du lac est super chaude et apparemment nous avons bu cette eau-là. Pourtant, le liquide dans nos verres avait le goût de pêche.

— Il parle chinois ? questionna soudainement Magnus, perdu.

Le garçon avait utilisé sa langue maternelle. Il faisait cela dès qu'il avait un raisonnement en tête et qu'il avait la flemmardise de le traduire en anglais. Yi Jing répéta donc ses doutes à l'As Danois qui acquiesça brusquement en s'agitant aussitôt.

— Toi aussi, tu as remarqué ! Je croyais que je me faisais des films, puisque personne ne posait de questions à ce type. D'ailleurs, il est ultra-bizarre ! D'accord, il est ravi de nous accueillir pour se remplir les poches de pognon, mais il est peut-être trop ravi justement ! En plus, il n'y a pas que cette eau qui est chaude. La maison semble chauffée. Mais elle n'est pas équipée de radiateurs, j'ai vérifié dès que j'ai senti la confortable chaleur. 

— Elle n'est pas très bien isolée, confirma Yi Jing. Nous devrions mourir de froid à l'intérieur comme à l'extérieur. 

L'As Danois en vint à goûter l'eau du lac, en s'écartant de l'amas de poussière qui flottait à la surface suite à son passage. Pour sûr, il n'y avait pas la saveur de la pêche ! Pourtant, Sukh avait assuré qu'il ne faisait rien de particulier à leur boisson. Qu'il la passait seulement dans un filtre. Cela n'inquiétait pas vraiment Jiahao qui essayait de nager, malgré le fait qu'il ne savait pas comment faire. Il manqua de couler plusieurs fois et Yi Jing le retenait distraitement de boire la tasse. Magnus se frotta le corps avec hâte, perplexe quant à cet endroit.

— Je suis rassuré que vous l'évoquiez ! déclara Daniel en arrivant derrière eux et se déshabillant en même temps. J'ai également constaté quelque chose. Cette maison... D'une part, elle ne ressemble pas aux maison typiques de Gobi. Mais, d'autre part, elle est extrêmement spacieuse pour une seule personne. 

— Super, super, super effrayant ! s'exclama Jiahao en chinois.

— Les légumes, termina Yi Jing. Je ne sais pas grand-chose sur le mode de vie dans le désert. En revanche, avoir des légumes frais dans cette quantité-là, cela relève de la magie.

— Laisse la magie en dehors de cette histoire ! railla Magnus, mais il médita tout de même sur ces mots.

Daniel entra dans l'eau à son tour et il ressentit une sensation identique, celle d'une chaleur qui n'était pas naturelle. Cependant, quand bien même ils retournaient ces coïncidences et miracles dans tous les sens, ils n'y voyaient pas clair et ne pensaient pas avec logique. Magnus se glissa lentement vers les deux chinois. Il s'amusa un moment avec le garçon, n'oubliant pas qu'il ne fallait pas l'inquiéter plus que nécessaire, puis Jiahao dériva vers le français et l'As Danois en profita pour se tourner vers Yi Jing, torse au vent.

— Au fait..., t'étais en train de me mâter tout à l'heure ? 

A cette attaque, l'ancien clown roula des yeux et les leva au ciel. Il décida que le bain avait suffisamment duré. Sous le regard rieur de Magnus, il sortit du lac en confiant son garçon au français.

— Empêche-le de se noyer, dit-il.

— Je traduis, railla Magnus. S'il boit la tasse, tu es mort !

L'As Danois ricana de sa propre bêtise et il sortit à son tour. Il avait eu l'amabilité de ne pas reluquer également le chinois, cela l'aurait mis très mal à l'aise. Ils se séchèrent avec des tissus déposés sur une étagère recouverte de sable qu'ils durent secouer. Ensuite, ils se rhabillèrent et se dirigèrent vers la maison en bois rustique. Sur le bref chemin, Yi Jing pensa subitement à une question et il la posa à Magnus, présumant qu'ils avaient dépassé un certain stade pour se confier l'un à l'autre. Enfin... Il acceptait que le blond lui admette n'importe quoi, tout ce qu'il avait sur le cœur, mais il n'en ferait pas autant. Il ne déléguait jamais son fardeau. 

— Vous paraissiez tous traumatisés par les hallucinations, le truc avec le reflet... Mais, ce n'est pas mon cas, avoua-t-il prudemment. Il a dû se lasser ou je-ne-sais-quoi. Il m'a simplement ordonné de faire quelque chose que je ne ferai jamais, mais c'est tout.

— Tu as de la chance alors, sourit Magnus mais son mal-être transperçait. 

— Ecoute, mec ! l'interpella-t-il en les arrêtant. Peu importe ce que ton reflet t'a dit, tu peux en parler.

— Tu te prends pour un psychologue maintenant ! 

Son ton était bien plus doux qu'il ne le prétendait. Magnus essayait de le repousser, mais sa voix le trahissait.

— Pour résumer, chuchota l'As Danois, je suis un gros con narcissique et égocentrique qui bousille sa vie à chercher la gloire, l'argent et la célébrité, alors que je n'en ai pas besoin et pas envie. Voilà, grosso modo, ce qui s'est dit. Et mon reflet n'était pas moi. Mais il me connaissait fichtrement bien. Assez bien pour avoir raison !

Sur ce, il recommença à partir en direction de la maison, lorsque Yi Jing agressa le silence venteux de Gobi :

— Tu n'es pas un gros con. Sinon tu ne te serais pas lancé dans une quête mortelle !

Magnus se stoppa net et se paralysa, ancré dans le sable. Jamais personne ne l'avait soutenu de la sorte. Ni son manager, ni ses maquilleuses, et encore moins ses parents. S'il en était encore capable, il aurait versé de véritables larmes. Pas celles qu'il laissait couler pour faire son douillet, mais les vrais. Celles qui marquaient son trauma profond et viscéral. 

— Et je ne te mâtais pas, souffla-t-il en le dépassant. Je plissais les yeux face à ta blancheur aveuglante ! Il faut bronzer un peu, mec, tu piques la rétine.  

Et dans le timbre rocailleux de Yi Jing s'entendait un sourire. L'ancien clown avait peut-être une chance finalement. L'As Danois gloussa et se remit en marche en secouant ses cheveux blonds mouillés qui ondulaient presque sur sa nuque. Depuis quand avaient-ils sincèrement souri tous les deux ? Apparemment, une éternité. Cela leur procura même une sensation à moitié désagréable, à moitié jouissive. 

Dans le lac, Daniel Saint-Germain prit soin d'amuser un moment le garçon pour qu'il puisse évacuer la pression des derniers jours et qu'il se lave correctement. Il l'aida à frotter son dos. Au bout d'une bonne demie-heure, il lui suggéra de rentrer. La nuit allait tomber sous peu et Manuela n'avait pas encore pris de bain. Par souci d'équité, il fallait lui laisser la place. Alors, il sécha Jiahao et le ramena jusqu'à la grande salle où Sukh lui rappela que le petit était censé dormir avec Soo Ah.

— Elle est peut-être déjà couchée à l'étage. Première porte sur votre droite, lui indiqua l'hôte.

Yi Jing se proposa de monter, mais le français insista. Contrairement au chinois, à la coréenne et au danois, il n'était pas proche du tout du garçon, bien qu'ils avaient traversé tempêtes et démons ensemble. Même Derek était plus familier avec lui ! Alors, il se montra gentil et guida le petit jusqu'en haut, le soulevant légèrement à chaque marche – elles étaient trop hautes pour lui. Arrivés devant une porte entrouverte, Jiahao toqua et entra aussitôt. Daniel voulut l'en empêcher. Et si la jeune femme n'était pas prête ou quelque chose du genre ? Il se pressa de le suivre dans la chambre, seulement pour trouver Soo Ah assise dos à eux, ses épaules secouées par des soubresauts. Dans la seconde, la teigne se sentit de trop et il fit demi-tour, les yeux exorbités, dévalant les escaliers.

— Je dors habituellement avec grand frère ! informa-t-il avant de courir en bas. 

Le français s'avança doucement vers la jeune femme. Si elle ne désirait pas sa présence, elle l'aurait déjà renvoyé. Alors, il se risqua à s'asseoir sur le lit dur au matelas aussi fin qu'un morceau de carton. Sur l'espèce de table de chevet, un sachet en toile y trônait. Puisqu'elle était infirmière et la préposée à la trousse de secours, il envisagea qu'elle était blessée et il releva délicatement ses cheveux châtains foncés pour voir son visage. Hormis du mascara qui avait coulé et qu'il percevait derrière les mains qu'elle utilisait pour cacher ses traits larmoyants, il ne discerna rien de troublant. Avec précaution, il se rapprocha davantage et glissa un bras par-dessus ses épaules, un autre tenait encore ses mèches rebelles qui revenaient systématiquement sur ses yeux. Elle sanglotait toujours, mais tentait vainement de se tempérer.

— Cet endroit nous octroie une merveille chance de souffler et de nous reposer, c'est aussi le moment de vider son sac, lui murmura-t-il. Je peux aller chercher quelqu'un que tu apprécies.

— Je t'apprécie, bégaya-t-elle entre de nombreux sanglots. Mais regarde-moi franchement ! cracha-t-elle, à priori énervée contre elle-même. C'est toi qui perds le plus dans cette histoire... Ouais, peut-être pas, mais...bref, tu n'as pas obtenu les réponses que tu souhaitais et pourtant c'est moi qui suis complètement dévastée pour aucune raison ! Je suis pitoyable. 

— Il doit forcément y avoir une raison, susurra-t-il sur un ton compatissant et doux.

Il n'aspirait pas à la forcer à se livrer et il se contenta de lui caresser les cheveux, ce qui propagea une chaleur en elle – exactement comme le câlin d'un ami ou d'une mère, ces étreintes qui changeaient totalement une humeur. Ses pleurs se tarirent peu à peu, après un certain temps durant lequel il ne broncha pas. 

— Ma grand-mère est malade, confessa-t-elle, soudainement. Je devrais être auprès d'elle, au lieu de courir après ce maudit Stasensë... J'ai... J'ai si peur de la perdre sans que je sois au courant et que je revienne sans avoir exaucé mon vœu. J'aurais gaspillé nos derniers instants ensemble.

— Tu participes à ce voyage pour elle, déduisit Daniel.

Elle opina tristement du chef et il n'en demanda pas plus. Elle pleura un peu plus, histoire de se soulager au maximum, puis elle se ressaisit à une vitesse et avec une force surprenantes. De petit être chétif dans ses bras, elle passa à femme mature et déterminée. Mais les traces de mascara lui rappelaient son chagrin. Elle attrapa une lingette humide dans la trousse à maquillage. Elle en avait mis pour se souvenir qu'elle était toujours coquette et elle avait tout gâché avec ses larmes. 

— Je songeais à notre situation, clama-t-elle. Puisque cette maison se situe près des tunnels et qu'il y a un lac à notre disposition, nous pouvons remplir nos bouteilles et retourner dans les dédales du Stasensë afin de localiser son centre. Si nous manquons à nouveau d'eau, nous pouvons revenir ici et ainsi de suite. 

— Cette solution me semble être la plus adaptée.

Il ne s'aventura pas sur le sujet de sa grand-mère, mais il aurait aimé la prévenir qu'elle devait probablement rentrer chez elle et savourer les derniers instants. Toutefois, il ne désirait pas casser l'ambiance. Déjà que sa souffrance l'englobait d'une aura sombre, il ne comptait pas la déprimer encore plus. A la place, il dégagea les draps pour qu'elle se couche et de fil en aiguille il termina allonger dans ce lit, Soo Ah allongée sur lui. Quel drôle de voyage.

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