Sang pour sang
Sans qu'une querelle n'éclate de nouveau ou qu'une insulte ne vole à travers le groupe, ils autorisèrent Derek à les mener là où lui seul le savait. La chamane gardait ses distances, pourtant elle ne ressentait pas de danger imminent ; elle s'inquiétait davantage de l'absence de ses défunts. Ils ne lui parlaient plus et ne se montraient pas. Elle se revit momentanément dans son enfance quand elle prenait des pilules pour dormir et qu'ils disparaissaient, ou quand elle les chassait sous l'ordre de ses parents. Malgré son âge, elle ressemblait à une petite fille perdue au sein d'une nature bien trop vaste et effrayante qu'elle ne l'envisageait quelques heures plutôt. Elle les appelait sans cesse, plongée dans ses pensées solitaires. Ni accompagnée, ni soutenue, elle était sur le point de s'écrouler sur elle-même.
Charlie et Derek avançaient côte à côte, et de temps en temps l'agent lorgnait sur le bas du dos de son homologue américain. Il aspirait à récupérer son revolver ; néanmoins, l'idée que le Tueur puisse retrouver ses pulsions et qu'il perde son sang froid définitivement ne l'angoissait pas. Depuis le froid et la tempête, depuis le premier obstacle, et depuis qu'il avait croisé le regard innocent de Jiahao, cet homme brutal se concentrait plutôt sur la sécurité. Il dépassait ses désirs morbides, privilégiant le long terme, afin de les protéger. S'il devait dégainer l'arme et tirer, ce serait assurément sur leur adversaire.
L'Agent Wilson sourit à cette pensée, il retint de justesse un gloussement. Mais, trop tard, son rictus avait déjà attiré l'attention du Tueur. Ce dernier le croyait probablement aussi fou que lui, à trouver de l'amusement dans cet endroit mortellement dangereux. Charlie le regarda en biais et s'aperçut que Moore lui exposait un questionnement muet. Il ne voulait pas forcément lui avouer à quoi il songeait, parce qu'il s'énerverait et lui aboierait qu'ils ne se connaissaient pas assez pour faire des hypothèses sur l'autre. A la place, il lui demanda sobrement, ravalant l'étirement de ses lèvres :
— Une problématique nous est apparue quand nous débattions à ton sujet.
— Vous vous questionniez sur ma façon de choisir mes victimes, répliqua-t-il sur un timbre maîtrisé. Je sais, j'étais là. Vous avez simplement mis une éternité avant de me voir dans la brume. D'ailleurs, tu apprendras que certains brouillards sont inoffensifs. Comment les distinguer ? Dans un cas, tu meurs ou tu finis paralysé ; dans l'autre, tu respires encore et tu restes conscient.
— Est-ce que tu évites la question ou souhaites-tu continuer ta thèse sur le brouillard ? railla Charlie, sachant que l'humour était toujours une bonne manière de ne pas le braquer.
— Je n'évite pas la question ! marmonna le Tueur. Je m'évertue à ne pas y répondre afin de marquer le fait indubitable qu'ici vous me haïssez tous, mais que vous voulez en savoir davantage sur moi, un vil criminel devant lequel vous devriez trembler de peur. Me suis-je à ce point relâché ? Il faudrait peut-être que je fabrique rapidement une guillotine et que j'en décapite un. Ainsi obtiendrais-je un brin de mon chaos adoré !
— Oh, arrête ces conneries ! trancha Wilson. Et fais-toi plutôt utile en surveillant les alentours !
— Utile, mon cul. A quoi sert votre stupide guide ? Pour le moment, à rien ! Elle vous a dirigé dans cette cité qui est visiblement un piège fatal et vous ne remarquez même pas qu'elle ignore complètement ce qu'elle fait. Vous lui accordez une confiance aveugle, alors que je suis celui qui va vous réunir avec les autres idiots de l'équipe. Sans compter,...
— Je ne lui fais pas confiance. C'est toi que je suis, pas elle.
Cette remarque eut le mérite de clouer le bec du Tueur. Il se détourna de l'agent en marchant avec toujours plus de détermination, mais un trouble s'insinua en lui. S'il clamait que cet homme ne le connaissait pas, l'occurrence était réciproque dans l'autre sens. Derek était tout bonnement incapable de prévoir ses réactions. Tantôt il lui hurlait à la figure des vérités indigestes qui lui rappelaient qu'il n'était qu'un sanguinaire assassin dont il devait se débarrasser ; tantôt il semblait se tenir de son côté, envers et contre tous les membres de l'équipe. Cependant, il était convaincu que Charlie agissait de la sorte pour une raison qui ne lui plaisait pas : il oscillait toujours entre deux choix, l'éliminer ou l'aider dans sa quête. Tant qu'il ne se décidait, Moore demeurait à l'abri et libre. A l'instant où sa conscience professionnelle et humaine resurgirait, ce sera à celui qui dégaine le premier. Et puisqu'il détenait désormais le revolver, le sable se transformera en bain de sang.
— Cela n'a rien à voir avec la beauté extérieure, soupira-t-il. J'épargnerais la créature la plus laide et repoussante de la terre si je le voulais. Il est simplement question de timing et d'humeur. Si personne ne m'agace ou qu'aucun de mes otages ne me provoque, je minimise le nombre de morts. Par contre, dès que j'entre dans une colère noire, tout est terminé. En revanche, il est vrai de supposer que les belles personnes durent plus longtemps. J'ai tendance à beaucoup discuter, j'aime me renseigner sur la vie de mes victimes, et les femmes surtout attisent ma curiosité. Elles meurent moins vite en général, sauf si elle m'ennuie.
— Si je résume, tout revient à se trouver au mauvais endroit, au mauvais moment. Tu fais passer tes tueries comme de malheureux accidents, mais ce sont des actes volontaires de ta part.
— Est-ce que je le veux véritablement ? objecta Moore. Pour le moment, je t'assure que je n'ai pas particulièrement envie de vivre en tant que criminel. Le Tueur des Anges, ce surnom me tirait un rire à l'époque ; aujourd'hui, il m'énerve. Toutefois, pose-moi cette question après avoir massacré des innocents et je jubilerais à la pensée du sang. Ce sont des pulsions. Pas des désirs. Je peux résister à une volonté. Mais je ne peux pas échapper à mes démons.
— Tu es malade, conclut Charlie, la tête baissée. Pourquoi ne pas souhaiter de recommencer à zéro, d'être oublié et d'être guéri ?
— Le Stasensë permettrait une telle chose ?
— Tu as entendu la vieille sorcière. Le Stasensë œuvre pour la vie et toi, tu es le bras droit de la mort. Il t'aidera sûrement, puisque cela reviendrait à aider la vie.
Derek Moore ne se risqua pas à répondre. Charlie supposa qu'il l'avait irrité ou qu'il prononcerait une réplique acerbe s'il l'obligeait à parler, mais il n'y était pas du tout. Le Tueur ne désirait pas développer un projet qui s'effondrait dans le futur. Il pouvait notamment lui promettre de souhaiter une guérison mentale. Ainsi, l'agent lui offrirait un peu plus de crédit et de mérite, il ne se méfierait pas autant que s'il le croyait profondément ancré dans sa volonté de demeurer l'assassin qu'il était depuis des années. Et il aimerait bien le jurer. Il aimerait bien s'en sortir. Mais il ne réussirait pas à tenir sa promesse. Il se tut.
Bientôt, au milieu du sable et du vent qui le soulevait violemment, ils atteignirent le bloc de ruines entourant le temple. Vivement, Moore les prévint : ici, mieux valait se boucher les oreilles. Ils s'exécutèrent sans l'interroger. Leur obéissance calma ses pensées mouvementées, il oublia sa conversation avec l'agent Wilson, et il grimpa les marches en silence. Soo Ah n'attendit pas qu'il l'invite à entrer ; à peine eut-elle perçu les rires adorables du petit Hao, ses jambes la portèrent avec une force nouvelle et elle se précipita à l'intérieur, déboulant dans la salle principale. Au fond, le garçon jouait à taper deux objets en bronze entre eux, produisant une mélodie métallique, et il gloussait joyeusement. A priori, il montrait sa gaieté afin de ne pas laisser les autres sombrer dans la mélancolie.
Seulement, à l'ahurissement total, il ne tripotait pas ses vieux items tout seul. Il riait en très bonne compagnie : celle de l'As Danois qui était effectivement vivant ! Pour les arrivants, cette mise-à-jour de la situation les égaya aussitôt. Ils passèrent d'équipe endeuillée par la mort funeste de leur camarade blond à une équipe réunie et profondément soulagée. Soo Ah se permit de souffler, ne cachant pas son bonheur, et elle se mit à courir en poussant des cris enfantins en direction du garçon. Jiahao fit volte-face et se rua également vers elle, s'élançant dans ses bras ouverts. Sans attendre, il déposa une dizaine de baisers sur les joues gelées de la femme qui lui rendit l'affection par quelques caresses dans les cheveux.
— Vous voilà enfin ! brailla Magnus en se levant aussitôt. Je craignais que le feu s'éteigne. Génial, ce soir, nous mangerons chaud !
— Tu es vivant ! beugla en retour la coréenne, ne faisant pas attention à son engouement.
— Pourquoi ne le serais-je pas ? Les derniers événements nous prouvent, semble-t-il, que je me débrouille suffisamment bien sans vous, bande de méchants...méchants ! J'admets que les insultes ne me viennent plus si aisément, je me ramollie, dis-donc !
— Exactement ce que je disais à l'agent Wilson ! intervint le Tueur, amusé.
— Agent Wilson ? répéta Magnus de sa voix aigu et perçante. Revenons-nous au surnom classique ? Vous me décevez de plus en plus, Monsieur Moore !
— Oh, pitié, ne le provoquez pas, soupira Manuela.
— Non, non, il a raison ! Je suggère que nous retournions à Apollon, je préfère. Ce qui n'est pas le cas de Blondinet. J'ai songé à Froussard, mais vous nous démontrez un instinct de survie épatant. Vous conviendrez que diva vous sied parfaitement.
— Cela me coûte de le consentir, mais je l'avoue et j'approuve ! Pour ma part, Bouclettes est le meilleur surnom auquel j'ai eu l'occasion de réfléchir.
— Je propose Fou Furieux ou Jaguar, murmura Charlie pour lui-même.
— Je ressemble à un jaguar ?! s'étonna Derek.
— Assez ! cingla la chamane. Il suffit ! Ressaisissez-vous, bon dieu ! Comment comptez-vous combattre le Stasensë avec cette mentalité ridicule ? Vous me fatiguez ! Taisez-vous. Plus un mot ! Monsieur Yi Jing, allez-y, s'il vous plaît, expliquez-moi la façon dont vous avez tous les trois atterri ici et survécu ensemble.
Le Tueur des Anges grogna à la manière d'un chien enragé, mais il se coucha et prit soin de ne pas mordre la chamane. Il pivota et discerna pour la première fois la peau dorée et dissimulée sous de lourds habits du chinois. Yi Jing paraissait épuisé. Il était appuyé contre un pilier qu'il ne voyait pas exactement à l'entrée du temple. Il se leva et se posta difficilement face à eux. Soit il n'avait ni dormi, ni mangé, ni bu depuis des jours ; soit il avait été la victime d'une hallucination. Derek Moore n'avait nul besoin de lui demander ; il savait quels effets secondaires venaient avec ces illusions répugnantes.
— Je ne peux vous l'expliquer clairement. D'abord, nous avons été séparés les uns des autres. Puis, je suis mort. La seconde suivante, je vivais et Magnus m'avait retrouvé.
— Le Stasensë nous a piégés dans cet endroit. N'est-ce pas ? interrogea doucement l'As Danois. Le chant servait à ceci. Nous fuyons les brouillards, survivons au chant et nous nous réfugions là où rien ne nous assaille, pourtant nous sommes encerclés de dangers. Devrions-nous sortir ? En serions-nous capable ? Et si quelque chose nous attaque à l'intérieur du temple, quitterons-nous cet abri ?
— Le temple ne présente pas d'anomalie.
Manuela s'était exprimée d'une voix calme et posée, cependant elle engendra une rage incontrôlée chez Derek Moore qui n'hésita pas à déchaîner sa frustration sur elle. Il s'empara du revolver plus vite que l'Agent Wilson le présageait et il visa cruellement la chamane. Ses traits étaient déformés, son front plissé, sa bouche tordue en grimace et les yeux volcaniques. Son bras qui la tenait en joug ne tremblait pas, stable.
— De ce temple provenait une voix extrêmement dangereuse qui m'a tué, littéralement, et pas que moi, le Silencieux aussi ! tonna-t-il en désignant Yi Jing. Osez nous faire croire que nous sommes sains et saufs dans cet endroit de malheur ! Appelez vos morts ou agitez le peu de neurones qui peuplent votre cerveau , et trouvez une solution ! Nous partons ou nous restons, mais mettez-vous d'accord !
Le Silencieux acquiesça en toute discrétion. L'éclat de colère du Tueur ne le dérangea pas, à contrario du restant de l'équipe qui se figea et tenta immédiatement de lui retirer le revolver, tandis qu'il reculait, menaçant sérieusement la vie de la chamane. Lui, Jiahao et Magnus le comprenaient, surtout le chinois. Yi Jing était encore secoué par la mort de son garçon sous ses yeux. Il ne s'en remettrait probablement jamais. Qu'est-ce qu'il lui tardait d'arriver au Stasensë ! Il aspirait tellement à recommencer une existence, loin de la misère, avec son petit frère. Heureux, enfin.
— Baissez l'arme, Bouclettes ! fredonna Yi Jing d'un timbre faiblard. Vous n'obtiendrez rien par la violence. Madame Correia ne répondra jamais comme vous le souhaitez avec un revolver braqué sur son cœur.
— Je m'efforce en cet instant même de démontrer ma patience, contra Moore. Je ne l'ai pas tué, mais pardonnez-moi si mon doigt glisse maintenant. Voyez de vous-mêmes qu'elle n'a aucune idée de ce qu'il faut faire ! Elle nous utilise, parce qu'elle est irrémédiablement inutile !
Très honnêtement, Yi Jing adhérait plus ou moins à ce qu'il déclarait. La chamane ne savait pas du tout dans quelle direction elle devait les amener. Toutefois, il n'était pas friand de massacre – il lui avait sauvé la vie ce matin en le réveillant, et il ne se contenterait pas de regarder la vieille dame être exécutée par le Tueur. Il jeta un bref regard vers son petit frère, celui-ci avait déjà compris qu'il ne devait pas écouter leur querelle et il jouait avec autant d'allégresse qu'il le pouvait. L'ancien clown qui ne souriait pas combla l'espace entre lui et le psychopathe, il se pencha sur son oreille et murmura des mots qui le troublèrent sans ménagement :
— J'ai vécu la mort de mon garçon, incapable d'agir pour lui prêter secours. Et vous ? Qu'avez-vous vu dans votre hallucination ?
— Les morts que je n'ai pas encore tués, dit-il sombrement.
— Nous, devina Yi Jing. Votre hallucination vous a déboussolé un moment. Si vous assassinez froidement la vieille sorcière, vous enclencherez le mouvement inévitable du destin. Vous ne vous arrêterez pas à une mort. Assumerez-vous le cadavre de Jiahao ?
— Vous semblez tous croire que j'épargnerais la teigne ! grommela sourdement Moore.
— Vous l'épargnerez, bien sûr. Si vous vous en donnez les moyens, vous y parviendrez.
Personne ne sut quels mots convainquirent le Tueur des Anges de baisser son arme, mais ils remercièrent tous Yi Jing par des regards de gratitude. Même si le revolver se trouvait toujours dans les mains d'un assassin doublé d'un malade mental, ils se sentaient légèrement moins menacés. Désormais, trois personnes pouvaient contenir ce psychopathe : Charlie Wilson le frapperait jusqu'au coma s'il tentait de les tuer, Yi Jing lui chuchoterait des paroles sages et Jiahao n'aurait qu'à se tenir devant lui. Le lion était mis en cage. Espérons que les barreaux survivent à ses griffes acérées.
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