Les vents protecteurs

Les heures s'écoulaient et le vent se levait de nouveau, le plein approchait de sa fin et l'équipe se questionnait intérieurement sur la suite des événements. La chamane dormait. Ou, du moins, elle le prétendait. Daniel Saint-Germain et le psychopathe se doutaient qu'elle prétendait, mais ils n'intervenaient pas. Le français avait foi en elle et Derek attendait patiemment de voir ce qu'elle sortirait de son chapeau pour leur suggérer une solution. 

Dans l'après-midi, les voitures étaient secouées violemment par les rafales ; le froid les tiraillait, alors ils avaient allumé les chauffages ce qui grignotait leur batterie. Ils atteignirent un endroit complètement abandonné. Sans herbe, sans habitation, sans aucune trace de civilisation hormis les sillons laissés par leurs pneus. Ils contemplaient avec une certaine angoisse et inquiétude mélangées des dunes à perte de vue. Le désert. Gobi comportait peu de sable pourtant, ils avaient choisi cette zone plutôt que les steppes. Cela n'étonnait personne que le Stasensë se situe dans une partie du monde aussi perdue. 

Cette nuit-là, ils ne mangèrent pas dehors et ils se couchèrent à l'intérieur des véhicules. Le vent soufflait très fort et ils furent ballottés toute la nuit. Daniel avait distribué des draps supplémentaires, même au psychopathe qui grelottait. Vers minuit, Soo Ah poussa un cri de terreur qui résonna dans le désert. Elle crut que tout se renversait par la force des bourrasques. Elle réveilla les trois autres et ils mirent tous un temps considérable pour retourner dans les bras de Morphée. La coréenne glissa et tomba sur l'épaule de Yi Jing, geste inconscient qui leur permit de partager leur chaleur, tandis que Jiahao avait déjà forcé le passage dans les bras de Magnus qui avait rechigné au début, mais l'y avait finalement autorisé. Ils ne se reposèrent pas vraiment, gelés, épuisés et affamés. 

Le lendemain matin, ils n'eurent guère l'envie de prendre leur nourriture dans les coffres et décidèrent de rouler un peu. Les deux voitures communiquaient entre elles à coups de mouvements mimés – hors de question de poser un pied à l'extérieur. Le sable se soulevait dans tous les sens et brouillait leur vue ; ils avançaient lentement et avec prudence. Charlie, à la demande de la chamane, vérifiait constamment si les autres suivaient toujours. Le froid s'infiltrait dans les véhicules, malgré les vitres fermées et le chauffage. Ils s'enfonçaient dans leur veste. D'ailleurs, Manuela avait daigné offrir deux anoraks au psychopathe et à l'agent. 

— Les morts m'ont parlé ! fit-elle, soudainement.

Daniel appuya brutalement sur la pédale du frein et leurs corps partirent, ils se cramponnèrent à leur ceinture de sécurité. La voiture derrière eux ralentit et s'arrêta aussitôt. Charlie leur signifia d'attendre une minute.

— Eh merde, grogna Moore. Mais ça va pas ? Si mon beau visage s'abîme en s'enfonçant dans le siège avant, je crise ! Avant de nous refaire votre délire morbide, demandez à Napoléon de s'arrêter lentement... Vous n'aimeriez vraiment pas me mettre en rogne !

Mais elle l'ignora complètement.

— Selon eux, nous nous apprêtons à quitter la tempête. J'espère que les voitures tiendront jusque-là. Nous continuerons à pied.

— A pied ?! beugla derechef le Tueur. Dis donc, cette vieille chèvre veut vraiment mourir ! Pourquoi, hein ? 

— Nous n'aurons bientôt plus d'essence, souffla Daniel, peu réjoui à l'idée de marcher dans le désert. 

— Dans ce cas, persista l'américain, dépêchez-vous de nous trouver une maison ou un tas de pierres qui ressemble à une maison afin que nous achetions des chameaux !

— Pensez-vous que les chameaux courent les rues ? Enfin, les sables ! rétorqua le français.

— Il fallait anticiper, acquiesça Charlie en coupant le psychopathe. Madame Correia, cela fait-il partie de votre plan ? 

— Quel plan ? s'insurgea Derek en gigotant de plus en plus. Ecoutez-moi attentivement, soit vous nous faites une pirouette-cacahuète avec un miracle, soit je vous jette de cette voiture en plein tempête et je prierais pour que vous vous étouffiez avec le sable !

La chamane roula des yeux et l'ignora une fois de plus. Elle ne prononça pas un mot et adressa simplement un signe au français pour qu'il recommence à rouler. Daniel l'observa durement, cherchant à la comprendre, mais cette dame âgée savait comment dissimuler ses pensées et ses émotions. Charlie, lui, lança un regard désappointé au psychopathe comme s'il voulait que Derek s'excuse. Ce dernier s'en aperçut et il lui ricana au visage, mais il se tempéra dans la minute suivante. L'agent ne parvenait toujours pas à se faire une raison : le Tueur des Anges ne méritait aucune espérance. 

— Quoi ? aboya sourdement Moore. Tu ne t'attendais pas à ces menaces ? Apollon, as-tu oublié ? Ai-je réussi à t'adoucir ? Dieu que tu peux être crétin ! Souvenez-vous bien : je ne vous épargne pas grâce à la présence d'Apollon. Vous vivez uniquement parce que j'ai la nécessité contraignante de recevoir l'aide irritante d'un guide. Qui plus est, je garde au chaud mes offrandes sacrificielles à présenter en cas d'apparition soudaine de monstres bizarres au Stasensë.  

— Daniel, siffla la chamane, n'écoutez plus les braillements incessants de ce Pitbull. En Amazonie, nous ne possédons pas beaucoup de chiens. Mais, aussi peu soient-ils, nous nous évertuons à les dresser rudement afin qu'ils nous obéissent au doigt et à l'œil ! Il faut absolument qu'ils restent dociles pour ne pas rencontrer un anaconda par mégarde et qu'ils soient dévorés. Quelle malchance, ce serait !

— Je vous préviens, annonça le Tueur, si un matin vous vous réveillez et que sa tête roule dans la voiture, vous ne vous plaindrez pas. 

Il la défiait de répliquer d'un regard profond, mais elle ne tenta pas le diable. Au final, elle était persuadée que cet homme ne la tuerait pas avant d'atteindre le Stasensë. Sinon, comment y entrer ? Elle pouvait l'affronter autant qu'elle le souhaitait : il ne la toucherait pas. Ce qui n'était pas de l'avis de l'agent dont les muscles étaient tendus. Ses yeux passaient du bouclé à la chamane avec appréhension. Moore ne semblait même pas en colère, ni provoqué. Au contraire, il avait l'air...impressionné ? En effet, le Tueur s'amusait particulièrement de la répartie de Manuela. Cette vieille chouette n'avait plus peur de rien ! Elle avait vécu longtemps et connaissait bien les phrases à dire et à ne pas dire. 

— J'avertis les autres. S'ils arrivent à me comprendre, soupira Charlie.

L'agent remarqua que la tension s'amenuisait, alors il pivota et attira immédiatement le regard des quatre autres derrière eux. Soo Ah était adorablement penchée en avant, les yeux écarquillés, les mains accrochées sur le volant, et elle essayait de déterminer la nature de leur arrêt subit. De par l'agitation du psychopathe et la dureté sur le visage de la chamane, ils s'étaient doutés qu'une énième querelle avait éclaté. Yi Jing répondit à son œillade par une mine nonchalante, le menton en arrière, avachi sur le siège. Jiahao dormait encore ; le froid l'exténuait et l'As Danois le fixait. Il s'inquiétait pour le garçon. Rien ne le réchauffait et ses siestes s'agrandissaient. En plus, il avait peu mangé la veille et pas du tout ce matin.

Charlie leur mima de redémarrer ; il pointa ensuite la tempête à l'extérieur et fit une croix avec ses mains. Soo Ah devina donc que le vent s'arrêtait plus loin. Ce n'était pas la première fois que les morts informaient la chamane de la météo. Elle opina du chef et l'agent se retourna. Daniel allait enclencher le moteur, quand l'autre voiture klaxonna. Surpris, ils regardèrent tous. Yi Jing sortit courageusement du véhicule. Il marcha proche des portières et fouilla dans le coffre, il en tira un gros paquet de bonbon et deux briques de jus – qu'il avait volé au cirque. Du sable s'était infiltré, mais la situation demandait une réponse urgente : Jiahao s'écroulerait. Il était encore en pleine croissance et avait besoin de s'alimenter correctement. Une fois de retour, la coréenne leur sourit. 

Ils se remirent ainsi en route. Tandis qu'ils pénétraient davantage dans le désert et qu'ils s'affaiblissaient – ceci dû aux secousses constantes et au froid mordant – Yi Jing et Magnus nettoyaient le sable qui était entré dans leur voiture. Ils ne voyaient plus la fin. En particulier Derek Moore qui désirait sincèrement égorger la vieille chèvre pour leur avoir menti. Ce qu'elle n'avait pas fait ! Elle n'avait seulement pas précisé quand le vent se calmerait. Il leur fallut trois interminables heures avant que les véhicules remuent moins et deux heures de plus pour qu'il diminue radicalement. Ils se heurtaient toujours à l'atmosphère glaciale, mais ils pouvaient enfin sortir dehors. 

— Ne me suis pas, Apollon ! hurla Derek d'une voix pressée, en s'éloignant des voitures.

— Je croyais que tu souhaitais explorer le Stasensë, répliqua Charlie.

— Mon désir n'a pas changé !

— Pourquoi fuis-tu dans ce cas ? Ou es-tu parcouru d'une pulsion meurtrière à cause des heures à supporter la chamane ? Ou bien, as-tu compris que le Stasensë n'était qu'une pure connerie et tu as besoin d'un instant pour digérer ta désillusion ?

— Mais, tais-toi ! brailla-t-il, attirant la curiosité de tous. Merde, je dois pisser !

Étonné par son ton désespéré, Charlie se stoppa net et le scruta partir au loin, descendre une dune et se cacher de la vue des autres. 

— Moi aussi ! cria soudainement Soo Ah, elle s'en rendait compte maintenant qu'elle pouvait marcher à l'air libre. Le premier qui me suit, je demande au psycho de m'apprendre à écorcher vif un être humain ! Et croyez-moi, dans mon métier, j'ai déjà tenu un scalpel !

— Grand frère, je ne connais pas la moitié des mots de grande sœur, mais je veux faire pipi. 

— Ne cherche pas à comprendre ce qu'elle vient de dire, conseilla Yi Jing. Je suis fier de toi, hao. Tu t'es bien retenu.

— Grand frère est fier de moi ! rigola le petit en courant à l'écart.

Chacun se retira à l'opposé des autres, y compris la chamane. L'agent d'Interpol patienta sagement près des voitures, mais son impatience et son expérience lui soufflaient que ce silence était forcément dérangeant. Après tout, l'occasion se présentait finalement pour le Tueur de vagabonder autour d'eux et de relâcher ses penchants assassins. Fixant la direction empruntée par ce compère américain, il hésita longuement. Justement, si personne ne criait à l'aide, il devait se tenir tranquille. Sauf que Charlie se sentait à l'étroit avec lui-même, il bougeait d'un pied à l'autre en respirant avec lourdeur. Il lui fallait maintenir un visuel sur l'ennemi. 

Promptement, il monta la dune et vit la silhouette du meurtrier penchée vers l'avant. Il ne faisait rien de mal. Soulagé, Charlie combla quelque peu l'espace entre eux, sans pour autour le regarder, lui octroyant un minimum d'intimité. Mais, à l'instant où il se positionna à plusieurs mètres, il se rendit compte que l'air du désert camouflait les bruits environnants. Il n'y avait que la mélodie du sable. Et son instinct d'agent reprit le dessus. Sans qu'il ne puisse se contrôler, sa main s'empara de son arme et visa brusquement le Tueur. Sa cible ne l'esquiverait pas. Cet assassin ne méritait pas mieux que de mourir dans son urine en plein Gobi. Pourtant, le coup ne partait pas. 

— Tu te languissais de me voir ? gloussa Moore. Je te manque à ce point-là !

Rien ne répondit.

— Viens pisser ici, le sable est plutôt pas mal ! Il absorbe !

Toujours rien et Derek soupira. Bien sûr qu'il avait entendu le son reconnaissable d'un revolver.

— A moins que tu craignes que mon membre dépasse largement le tien en taille ! Si tu es pudique, je ne me retournerais pas, promis !

— Arrête de tout interpréter. 

— Je me pose simplement des questions ! rétorqua-t-il de sa voix perçante. Ne te planque pas derrière tes complexes et tes désirs refoulés.

Charlie rangea son arme, les mains tremblantes.

— Ne suis-je pas censé garantir la sécurité de tous ? Je préfère ne pas te laisser seul trop longtemps. Dieu sait ce que tu ferais. Je te connais ! 

Dos à lui, Charlie ne distingua pas le sourire mauvais du Tueur dont le regard se tournait vers les ténèbres. Il termina son affaire et remonta sa braguette, le rejoignant avec de grandes enjambées. Lorsqu'il se posta face à l'agent, celui-ci put lire le sarcasme sur ses traits. Derek applaudit bruyamment en trépidant avec une exaspération exagérée. 

—  Connais-tu vraiment un psychopathe ? Mes félicitations, bravo ! J'ignorais que tu me connaissais !

— Tu sais parfaitement ce que je veux dire...! 

— Je sais seulement que ton petit cerveau étriqué d'agent n'a pas la moindre idée de qui je suis ! Tu estimes me suivre depuis un temps suffisant pour me comprendre et devancer mes réactions, mais, ton jugement, tu peux le mettre là où je le pense ! Moi, au moins, quand j'éprouve le besoin de tuer quelqu'un, je le regarde dans les yeux !

Sur ces mots, que le désert eut l'amabilité de taire, le Tueur regagna les voitures où la plupart était déjà en train de monter en camp. Yi Jing revenait avec son petit frère en le tenant par la main ; le garçon ne semblait guère importuné par la froideur extrême de ce coin paumé du monde. Il sautillait joyeusement, en chantonnant un air chinois, et ricanait pour une raison que lui seul pouvait comprendre. L'ancien clown admirait sa candeur et il faillit sourire, mais s'en empêcha. Dès qu'ils auraient atteint le Stasensë, il se permettrait de rire aussi. L'innocence de Jiahao attira d'autres iris avides, ceux de Derek Moore. D'un côté, ses gloussements naïfs l'agaçaient au plus haut point et lui donnaient l'irrémédiable envie de lui arracher la langue et lui coudre les lèvres. D'un autre, il se sentait plus léger en sa présence. Comme si sa gaieté déteignait sur lui. 

 — Ne vous installez pas ! ordonna la chamane en joignant ce début de campement. Mangez sur le chemin si vous ne tenez plus, mais ne nous arrêtons pas. Nous nous trouvons pile entre deux tempêtes, mieux vaut que nous localisions le Stasensë avant de finir sans voitures et sans protection. N'est-ce pas ? Alors, dépêchez-vous !

— Vieille sorcière ! s'insurgea Magnus. Vous plaisantez, j'espère ! Comment pouvez-vous réellement suggérer que nous laissions les voitures derrière nous. Si une seconde tempête nous prend, nous mourrons !

— Que voulez-vous faire, dans ce cas ? cria en retour Manuela. Soit nous restons ici près des voitures et attendons que nos vivres disparaissent pour finalement trépasser de soif, de faim et de froid. Soit nous nous hâtons de traverser ce désert ! Nous n'avons ni le loisir, ni le temps de nous attarder sur des futilités.

L'As Danois amorça un mouvement pour s'opposer à nouveau, mais il croisa les yeux expressifs de l'agent qui marchait lentement et la tête baissée. Sans vraiment savoir pourquoi, il ferma sa bouche fine et observa les gens autour de lui. Personne ne s'outrait, bien qu'aucun ne désirait avancer dans le désert sans voiture. Ils étaient exsangues, dépouillés de toute énergie et Yi Jing aidait la teigne à se nourrir ; Jiahao ne buvait pas assez d'eau, parce qu'il n'en avait pas envie, il se déshydratait rapidement et les aliments secs peinaient à descendre dans sa trachée. Soo Ah dormait à moitié allongée dans le sable un peu chaud, des cernes se dessinant sous ses cils. Daniel Saint-Germain s'était assis loin de la chamane, apparemment il n'approuvait pas non plus, mais il s'efforçait de continuer à avancer. Pour le bien commun, il ne partageait pas ses doutes et ne montrait pas sa fatigue. Lui et la coréenne avaient conduit durant des jours, ils n'en pouvaient plus ! Quant au psycho et à son Apollon, ils entraient dans une guerre froide, ignorant qui sortira vainqueur. Lui-même n'était pas dans un meilleur état.

Puisqu'il ne se manifestait pas, Manuela prit son silence pour un accord et elle commença immédiatement à se diriger vers le nord sans un mot. Daniel Saint-Germain se leva d'un bond habile et tendit sa main à la coréenne. Soo Ah poussa un braillement douloureux à son dos qui craqua, mais elle suivit docilement le français et la brésilienne. Tous emboîtèrent le pas.

Ils maîtrisaient leurs respirations, essayant d'inspirer profondément et d'expirer calmement. Après avoir chargé leurs sacs, ils marchèrent avec lourdeur et lenteur. Nourritures pour environ deux semaines, de l'eau autant qu'ils avaient pu en emporter et du matériel nécessaire à leur survie – principalement la trousse de secours gardée précieusement par Soo Ah. Yi Jing se forçait à mettre un pied devant l'autre tout en ressentant un poids plus dévastateur sur ses épaules. Il supportait également les affaires de son petit frère afin de le soulager au maximum. Daniel Saint-Germain avait bien proposé d'en prendre, et Magnus avait à son tour tenté d'alléger son sac, mais le chinois leur avait simplement répondu d'une voix froide :

— Mon frère, ma responsabilité. Je l'ai entraîné avec moi en connaissant les conséquences.

Haussant les épaules, Magnus n'ajouta rien. Il portait un sac suffisamment lourd ! Tant que Yi Jing ne s'écroulerait pas, il ne l'obligerait pas à se décharger. Ainsi, ils voyagèrent un certain temps. Le soleil trônait dans le ciel, telle l'impérieuse étoile aux rayons atrocement chauds. Cependant, ils ne ressentaient que le froid. Le vent bousculait leurs cheveux et ne les épaulait clairement pas dans leur avancée. Ils ne se parlaient pas ; chacun comprenait peu à peu ce que ce périple signifiait réellement. Ils devaient se contenter d'obéir à la chamane, seule guide, et ne jamais l'énerver au risque qu'elle vous perde dans le désert. Malgré ce fait indéniable, le Tueur n'aimait visiblement pas tenir ses lèvres closes et il se mit à marmonner des injures à qui voulait bien l'écouter – que ce soit ses camarades de fortune ou la divinité du vent.

— Quelle vieille peau ! Cette chèvre nous tuera très bientôt. Pourquoi ai-je décidé de la suivre ? N'étais-je pas mieux logé dans les maisons accueillantes de mes amis décapités ? Au lieu de ce confort chaleureux, je me retrouve dans cette équipe de pauvres cons qui pensent encore moins que des limaces dégoûtantes !

— Cesse de te murmurer tes perfidies, sale démon, soupira Magnus.

— Avoue que ton Danemark te manque, blondinet ! contra Derek sur le ton de la conversation.

— Certes, et je suis d'accord avec toi, même s'il me coûte de l'admettre. Cette vieille sorcière aura notre peau, mais que pouvons-nous faire hormis subir ses ordres agaçants ?

— Je la massacre dès que nous pénétrons dans le Stasensë, affirma-t-il. Crois-moi, blondinet. En ce qui vous concerne, je vous laisserais en vie jusqu'à ce que nous arrivions au moment des vœux, afin que vous mainteniez votre aura ridicule d'espoir, puis je vous tue.

— Dois-je vous remercier au nom de tous ?

— Tu devrais, blondinet ! Mais sache que ma première cible sera pour sûr Apollon, donc vous profiterez de ce laps de temps pour vous enfuir.

Le danois décida de l'ignorer. Il n'avait plus la force de l'insulter en retour.

— Ce surnom ne me déplaît pas, railla-t-il pour changer de sujet. Néanmoins, je m'attendais à mieux. Vous êtes bien plus imaginatif avec les autres !

— Ne t'inquiète pas, blondinet, je réfléchis à quelque chose.

Étonnamment, Magnus sourit de son propre chef et pouffa en voyant le regard malicieux de cet homme. Ce Tueur ressemblait vraiment à un être humain normal. Puis, il se fit la réflexion que l'homme en général n'avait rien de normal. Secouant la tête, du sable tomba sur ses épaules et Moore l'essuya dans un geste qui ne surprit guère le principal intéressé, mais qui ne passa pas inaperçu auprès de Soo Ah. Inconsciemment, elle se rapprocha de Daniel, tournée vers l'américain ; en résultat, elle s'emmêla les pieds et manqua de tomber, mais le français la retint de justesse. Il la poussa doucement pour la remettre droite et elle s'inclina machinalement pour le remercier, perturbée.

— Tout le monde devient fou, souffla-t-elle et Daniel la jaugea en biais.

— Oui, à n'en point douter. Mais ce n'est pas nouveau. A partir de l'instant où nous avons quitté nos foyers et nos pays, nos esprits avaient déjà fui, laissant une carcasse vide.

— Vous croyez ? Sommes-nous seulement un néant insensé ?

— Que reste-t-il de nous ? Et que restera-t-il quand nous nous écraserons dans le sable de ce maudit désert ? Que des os ! Des os enterrés sous le sable que les futures générations pourront étudier dans plusieurs années, ou alors personne ne rassemblera nos membres décharnés.

— Ce que vous dites... ! s'exclama Soo Ah.

— Je vous épouvante, je sais. Cela se lit sur votre visage. Mais il s'agit uniquement de la désespérée vérité. Nous allons mourir, Madame Moon. J'espère que vous avez écrit votre testament, et qu'il n'y a pas de Monsieur Moon. Vous savez, compléta-t-il en l'empêchant de répliquer une phrase pleine de foi dégoulinante, si Madame Correia – en qui je voue moins en moins de confiance – ne se trompe pas de route et nous conduit bel et bien au Stasensë, les dangers de cet endroit nous guetteront inlassablement et ce psychopathe ne calme pas mon inquiétude. Je perçois la mort ici et là sur nos pas, je la sens venir à nous. Dans le cas où nous n'atteignons pas le Stasensë, nos ressources nous abandonneront et nous ne reviendrons pas aux voitures avant de décéder d'épuisement. Notre unique chance de survie réside en ceci : arriver sain et sauf au Stasensë et esquiver les folies meurtrières de Moore, et prononcer notre vœu. Une minute de retard et nous sommes terminés ! Vous ai-je horrifié, Madame Moon ? Je m'en excuse, mais je préfère que tous comprennent bien la situation. J'épargne cette réalité au petit Jiahao. Nous, adultes, devons lui procurer de l'espoir.

Elle ne voulut rien dire. Soo Ah se mura dans un mutisme de plomb, énervée de ne pas avoir prié auparavant. Si elle louait un Dieu, peut-être sa vie n'aurait-elle pas été aussi pittoresque. Elle soupira une fois de plus, mais sourit gracieusement à Jiahao lorsque celui-ci courut devant eux, en pleine forme. Ils ravalèrent leur gloussement au moment où Yi Jing jura en remarquant l'énergie débordante de son petit frère qui le narguait presque. 

Daniel saisit l'opportunité de contempler la coréenne. Il le fallait. Cette femme méritait le coup d'œil. Toute menue, dans des bottes molletonnées trop larges pour ses minuscules jambes, emmitouflée dans ses gros vêtements, l'écharpe jusqu'au nez, ses cheveux courts ondulaient avec élégance et ses courbes de dame lui octroyaient un charme certain. Le corps d'une mère. Elle en avait tout l'aspect. Mais elle ne portait à priori pas d'alliance et n'avait pas tiqué à la mention d'un Monsieur Moon. Et elle n'aurait jamais quitté sa maison si ses enfants y vivaient paisiblement. Ni mariage, ni descendance, elle ne semblait guère pauvre ou malheureuse, pourquoi diable partir dans une aventure mortelle ?

— Le vent se lève. Il ne nous donnera pas une heure de paix ! informa un mort à l'oreille de Manuela.

— Toi, il te traverse. Nous, il nous assaille méchamment ! nota la chamane.

— Vieille sorcière, vous parlez toute seule maintenant ! cria Magnus, hargneusement.

— Ne vous avais-je pas prévenu ? se lamenta Charlie. Je penche pour des hallucinations auditives et des délires paranoïaques, ce qui expliquerait son désir imaginaire d'aller à votre fichu Stasensë.

— Cette chèvre est autant folle que moi ! rigola bruyamment Derek.

— Taisez-vous ! fit-elle sèchement. Vous vous fourvoyez à mon sujet, je le comprends. Les morts m'ont parlé. La tempête suivante nous pourchasse déjà. Yi Jing, vous nous ralentissez. Transmettez votre sac au Tueur et ne vous risquez pas à rouspéter, c'est un ordre ! A la place, portez votre fardeau, il nous ralentit aussi. Pressons le pas !

Le psychopathe roula des yeux et adressa un juron au ciel ; le vent serpenta sous son menton et la rafale le paralysa presque. En effet, la tempête approchait. Soudainement, il choisit la survie. Il se rua sur le chinois et lui tira le sac des mains, il retourna vers la teigne et le prit en poids pour le poser sur l'épaule de Yi Jing sous les rires imperturbables de l'enfant. Charlie le surveillait et était à deux doigts de sourire. Rien n'effrayait le grand et monstrueux Tueur des Anges. Sauf les bourrasques du désert ! Les yeux exorbités, Derek Moore fut rapidement le premier en tête de l'équipe.

— Bougez-vous, vieille chèvre, hop hop hop ! Dépêchons, dépêchons, camarades ! Ne comptez pas sur moi pour vous tirer dessus si le sable vous submerge. Je vous regarderais vous étouffer avant de me faire exploser la cervelle.

— Vous m'épuisez, déclara abruptement Manuela.

Les autres rirent de bon cœur. Ils arrêtèrent de juger ce Tueur et apprécièrent plutôt les mimiques hilarantes de son visage tordu par la torpeur...

Mais ils la sentirent : une rafale leur coupa le souffle et tapa si violemment leurs mollets qu'ils chutèrent chacun à leur tour dans le sable, à plat ventre. Moore essaya de reculer et de l'éviter, mais il s'écrasa également. A cet instant précis, ils n'avaient plus besoin d'une pom-pom girl psychopathe pour avancer. Ils se relevèrent vivement, Yi Jing vérifia que son petit frère n'avait rien de casser, et ils bondirent en direction du nord où Manuela voulait absolument aller. Tandis qu'ils s'enfonçaient dans le désert, au sein d'une zone inhabitée et négligée par les quelques locaux, l'eau ne coulait plus ici, ils courraient pour leur vie. Ils avaient tous vu des vidéos de tempêtes de sable, mais celle-ci les terrorisait vraiment pour une raison simple – ils se trouvaient au centre du cyclone.

— Les voitures ! Il nous faut battre en retraite dans les voitures ! exigea Yi Jing.

— Certainement pas, s'imposa Manuela, la dernière, épaulée par le français. Elles sont déjà inatteignables !

— Le Stasensë, est-il encore loin ? s'enquit Soo Ah sur un ton de supplication.

— Aucune idée !

— Les morts ne vous ont pas parlé, vieille garce ?! brailla Derek.

— Mon petit frère ne mourra pas dans une vulgaire tempête, alors abracadabra et faites un tour de magie avec vos foutus morts !

— Eh, les tours de magie, c'est mon job !

Aussitôt qu'il eut crié sa phrase, ses bottes s'embronchèrent dans le sable et Magnus se rattrapa grâce à ses mains sans diminuer l'allure une seconde. Derek Moore fuyait à en perdre haleine et Charlie réussissait presque à ne pas être distancé. Soo Ah démontra des talents soudains en athlétisme, puisqu'elle courait plus vite qu'une gazelle. Ou presque. La tempête les poursuivait inlassablement et Jiahao était balancé sur les épaules de son grand frère et glapissait des paroles incompréhensibles supposés les mettre en garde.

— Je ne sers à rien contre du vent ! aboya Derek.

— Tu ne sers à rien du tout hormis tourmenter les personnes qui t'entourent ! rétorqua Charlie.

Brutalement, essoufflé, Moore s'arrêta et fit volte-face, rentrant dans un Charlie tremblant de fatigue – son entraînement militaire l'aidait à ne pas flancher, mais le désert le rendait faible. Déboussolé par le heurt avec le Tueur, il ne se rendit pas compte que ce dernier dressait son poing et il l'abattit sauvagement sur sa mâchoire. L'agent vacilla, son équilibre fragile.

— Crève dans cette tempête ! hurla Moore, hors de lui. J'en ai ma claque de toi, agent de merde ! Même pas capable de tuer un criminel récidiviste, espèce de bon à rien ! Soit tu la fermes, soit je te noie dans le sable !

Ahuri, Charlie et lui s'affrontèrent en chien de faïence, l'agent étant incapable de répliquer. Les autres les rejoignirent peu à peu, Soo Ah ne se stoppa guère et continua de courir sous les exclamations encourageantes des deux chinois et du danois. Magnus avait un point de côté, mais il s'en fichait éperdument. Yeux dans les yeux, les américains ne se lâchèrent pas ; Apollon n'était-il plus Apollon ? Derrière eux, ils entendirent les frêles cris de la vieille dame. Apparemment, elle s'adressait au français :

— Les morts m'ont parlé, la tempête n'est pas réelle !

— Elle se drogue ? beugla Magnus.

— Nous nous approchons trop près du Stasensë, il ne souhaite pas nous tuer, mais nous effrayer. Cependant, si nous persistons, il nous attaquera définitivement et nous ne pourrons nous défendre. Daniel, occupez-vous-en, vous le pouvez !

Elle ne s'enfuit plus et se planta face à la tempête, les bottes ancrées dans le sable. Les autres s'éloignaient à reculons, trébuchant, mais guettaient le français, se demandant de quoi parlait la chamane. La tempête s'élevait dans les airs, immensément haute et impérieuse ; des tourbillons de sable fin qui se précipitaient sur eux, à une telle vitesse qu'ils seraient frappés dans une poignée de secondes. Daniel Saint-Germain inspira et expira, il se calma et essaya de maîtriser son essoufflement, les paumes dirigées vers ce vent déchaîné.

— Un tour de magie, sérieusement ? fit Magnus, abattu. Mais, c'est mon rôle !

— La magie n'existe pas ! vociféra Jiahao de sa voix fluette et criarde. Les magiciens sont des menteurs !

— La magie ne nous sauvera pas, acquiesça l'As Danois.

Or, d'un coup, un champ magnétique s'échappa des paumes de Daniel Saint-Germain et explosa contre la tempête, la repoussant et créant une barrière devant eux, les protégeant du vent. Le spectacle les abasourdit, alors que le français déployait toutes ses capacités pour tempérer les rafales. Il les détruisit une par une jusqu'à ce que le sable retombe sur le sol. La magie venait de les sauver.

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