Les ruines du désert
Ils ne supportaient plus l'allure imposée par Manuela. Cette dame, bien qu'elle n'en puisse plus et trébuche souvent, refusait d'octroyer la moindre pause. Jiahao se plaignait de plus en plus de ses petits petons en feu et Yi Jing le portait désormais sur ses épaules, l'As Danois avait pris un de ses sacs et Soo Ah le second. L'entraide entre eux n'avait jamais paru aussi forte. Ils se tenaient par les bras et se forçaient à avancer pour ne pas agacer la chamane. Elle les menaçait sans cesse de les laisser dans le désert s'ils s'arrêtaient.
— Je crois qu'il s'est endormi, souffla Soo Ah.
Elle pointa le petit garçon dont les deux mains avaient pris appui dans les cheveux de l'ancien clown. En effet, il dormait profondément, dodelinant sur ses épaules.
— Tant mieux, la teigne ne ronchonnera plus ! fit Magnus.
— Pourquoi continues-tu à l'appeler ainsi ? questionna la coréenne.
— Eh bien, tout simplement, parce que c'est une teigne ! s'exclama-t-il, tout sourire. Trouve un nouveau surnom si celui-là ne te plaît pas !
— Moi, j'ai une idée !
Ils pivotèrent vers le psychopathe qui marchait derrière eux. Moore usa de ses dernières forces pour accélérer et les rattraper. Manuela et Daniel les guidaient très loin d'eux et se fichaient bien de leur avancée – peu importe s'ils les suivaient ou s'écroulaient. Charlie était étonnamment le dernier. Tous supposaient qu'il survivrait le plus longtemps dans le désert, mais son entraînement militaire lui avait enseigné à rassembler son énergie et la conserver pour plus tard, en cas de danger. Il était lent et prudent, le dos voûté et les jambes arquées, la capuche de sa veste protégeait son crâne pour empêcher au maximum le soleil de le toucher.
— L'espoir. Pourquoi pas ce surnom ? proposa Derek.
— Je ne vous pensais pas aussi poétique, rétorqua Soo Ah.
— Après tout, si ce garçon vit, nous vivrons aussi. Non ? Tant qu'il respire, alors nous avons une chance de réussir.
— Je l'aime bien, avoua la coréenne. Va pour l'espoir !
— Nan, je déteste ! reprocha Magnus. Je préfère la teigne ! Ce nom lui va bien mieux ! J'envisageais aussi le chihuahua.
A peine s'était-il exprimé que ses pieds s'embrochèrent l'un à l'autre et il chuta à genoux. Il titubait régulièrement et il se relevait habituellement tout de suite, les rattrapant. Donc, ils ne s'inquiétaient pas pour lui. Épuisé, il ne bougea pas, ce qui ne lui ressemblait pas. Soo Ah ancra ses bottes dans le sable en une vaine tentative de ne pas tomber à son tour. Elle lui tendit sa frêle main, il la saisit et elle tira, mais sa poigne manquait de conviction pour hisser le danois. Derek aida et le redressa vivement. A cette vision, Charlie fronça les sourcils et se posta une seconde à l'écart, observant ce panorama étrange. Il s'agissait d'une entraide de survie.
— Allez, blondinet, du nerf ! Tu marchais si vite et avec une telle volonté quand la tempête nous pourchassait ! Tu n'es plus suffisamment effrayé. Je peux remédier à cela, si tu veux !
— Il n'y a rien ici qui m'effraie plus que toi, espèce de tigre fou !
Pourtant, ils se sourirent. Charlie attendit patiemment que Moore ralentisse pour combler l'espace qui le séparait de lui en quelques enjambées. Le Tueur arborait un rictus extrêmement rayonnant sur ses lèvres gercées et blanchâtres. Son visage était parsemé de sable. Son regard était rivé sur le fameux espoir qui dormait en ronflant autant que sa gorge sèche lui permettait.
— Attention, tu commences à t'attacher ! avertit Charlie. Je suis soulagé.
Derek ne répondit pas.
— Tu sais, je tremblais de peur avant d'entrer dans cette auberge. Il était évident que mon équipe ne vivait déjà plus et je te haïssais tellement. J'y suis allé sans attente. Que je meure de ta main ou non, il me fallait tenter de t'arracher le cœur. J'avais réfléchi à tout. J'arrivais en face de toi, je vidais mon chargeur et je prétextais de la légitime défense. Qui m'aurait contredit ? Je le voulais vraiment... J'aurais dû finalement agir avec témérité ; cela m'aurait évité de te suivre dans ce maudit désert. Mais ce garçon... Comment te massacrer sous ses yeux ? J'ai accepté de venir ici pour le protéger, lui plus que quiconque. Je me sens beaucoup moins nauséeux depuis que tu ne démontres plus l'envie de le tuer.
— Pourquoi gâcher ma bonne humeur avec ta bouche bruyante ? contra Derek. Je m'en moque complètement de ta petite conscience et ai-je mentionné que je ne ciblais plus le petit. Vois-tu, lorsque mes pulsions reviendront, personne ne sera à l'abri. Mais, sois-en sûr, cet enfant restera jusqu'à la fin.
Plus ils parcouraient du terrain, plus le ciel se teintait d'un orangé sordide, et moins ils entendirent de bruit. Charlie leva la tête en premier et il s'immobilisa immédiatement. Derek lui jeta un regard indifférent, mais croisa ses iris surpris. Curieux, il observa dans la même direction et il l'aperçut à son tour. Toute l'équipe s'était paralysée. Devant eux, s'étendait une immense cité désertique. Des ruines à moitié enfouies sous terre dont les vestiges se dressaient fièrement sous le soleil mordant ; le vent ricochait entre les parois rocheuses.
— Le Stasensë... Nous y sommes.
Le Stasensë. Ils prononcèrent tous ce mot. Il résonna parmi les dunes en une mélodie désespérée. Soo Ah s'agenouilla et attrapa promptement sa bouteille d'eau. Elle se permit de boire à grandes goulées, persuadée qu'elle exaucerait bientôt son souhait le plus cher. L'As Danois réveilla le petit chinois et prêta main forte à son grand frère pour le faire descendre. Jiahao distingua à son tour cette vue et sa bouille s'illumina aussitôt. Recouvrant toute sa vitalité, il courut dans tous les sens, implorant les adultes d'aller voir. Yi Jing se risqua même à un faible sourire. Cependant, Manuela ne disait rien. Elle fixait ces ruines en les analysant méticuleusement. Elle se penchait vers la gauche ou la droite selon ses interlocuteurs de l'au-delà.
— J'ignore où nous avons atterri et les morts ne me parlent pas. Cet endroit ne ressemble pas du tout au Stasensë, sinon des pièges nous attendraient. Le vent souffle toujours et nous affaiblie, les murs de cette ancienne cité nous préserverons des rafales. Daniel, trouvez un renforcement où nous pourrons dormir.
Le français n'hésita pas et s'engouffra dans la cité. Ils se sentaient tous plus légers. Pour la première fois depuis qu'ils avaient quitté les voitures, ils se reposeraient correctement. Magnus en pleura presque. Il se laissa choir dans le sable sans aucune grâce et s'avachit de tout son long, écartant ses bras et jambes. Soo Ah l'imita plus loin, tandis que Jiahao vint s'allonger sur son ventre et elle lui caressa distraitement les cheveux. Pendant que Daniel arpentait les rues dévastées de l'ancienne cité, le garçon somnola.
— Vous êtes chanceux, susurra-t-elle à Yi Jing qui était assis près d'eux, ce petit insuffle une véritable bouffée d'air à cette équipe. Il me rappelle qu'un jour nous avons tous été enfant et que nous débordions d'innocence, comme lui. Je tourne seulement autour de mes trente ans, mais je me sens vieille à côté de lui !
— Je repense à ma jeunesse dès que je le regarde, exposa Yi Jing. Quand je le vois plein de vie et heureux malgré toutes nos emmerdes, sans mélancolie ni chagrin, je me dis que le destin lui a prévu un meilleur dessein que nous tous. Ce voyage, je le lui dédie.
— Il vous le dédie également, fit-elle remarquer. Son vœu est honorable, dénué de tout égoïsme. Souhaiter que toutes les personnes de son entourage ne pleurent jamais plus, c'est autant mignon que naïf.
— Je ne possède pas la force nécessaire pour lui expliquer que pleurer et être triste ne vont pas forcément de pair. Comment lui expliquer cela ?
— Nous lui dirons une fois que nous nous tiendrons devant le Stasensë. Pour l'instant, il doit conserver sa candeur.
Yi Jing opina du chef. La conversation coulait aisément avec cette femme. Peut-être était-ce dû à son aura maternelle ou à son âge qui bordait le sien. Ou probablement parce qu'ils se souciaient tous deux de l'enfant. Il aimait bien lui parler. Comme s'il n'avait plus l'impression d'être seul au monde.
Debout et observant les alentours, Charlie Wilson glissa sa main à sa ceinture et frôla son revolver – une routine qu'il exécutait plusieurs fois par heure, au cas où la situation ne dégénère. Le Tueur s'était calmement assis et contemplait les ruines avec curiosité. Il appréciait les vieilles pierres et l'architecture, cette cité abandonnée lui plaisait. Un centre d'intérêt dont le juge de son affaire s'était éperdument moqué. Personne n'avait retenu ses passions ou son comportement en dehors des tueries ; à son procès et en prison, ils l'avaient traité en tant que bête féroce qu'il fallait à tout prix dompter. Ce qui signifiait le doper aux médicaments dans un hôpital où les patients se jetaient contre les murs pour mourir. Il avait été tenté. Mais il souffrirait plutôt que de faire plaisir à ceux qui le détestaient. Les infirmiers le considéraient tel un animal ; sa chambre n'en était pas une, il avait vécu dans une cellule suffocante aux barreaux sinistres.
— Trouduc !
Charlie ancra instinctivement ses yeux dans ceux rieurs du Tueur. Il comprit que le mot lui était destiné et soupira bruyamment, avant de le rejoindre à contrecœur.
— Pourquoi ne pas retourner aux Apollon, hein ?
— Trouduc colle mieux au crétin que tu es, mais il s'agit-là d'un détail ! répliqua Moore. Nous allons avoir un problème sous peu.
— Quel genre de problème ? Si tu as envie de couler un bronze, sois gentil et évite-nous l'odeur. Pour le coup, rassure-toi, je ne te suivrais pas !
— Tu n'y es pas du tout, Trouduc ! J'évoquais plutôt quelque chose qui s'apparente à mes pulsions. Mes mains tremblent et l'idée de voler ton arme m'obsède depuis une bonne demi-heure. D'ailleurs, sans la tempête de tantôt, je t'aurais sûrement brisé la nuque. Dois-je commenter mes fantasmes en ce qui concerne la vieille biquette ? Regarde-la, assise là-bas, toute tranquille et délirant avec ses morts, alors que Napoléon le chien obéit à chacun de ses ordres. Il donne bien la patte, hein ! Je ne supporte plus ni l'un, ni l'autre !
L'agent le toisa en biais, hésitant à pivoter complètement dans sa direction. Il retint un soupir et chercha deux ou trois phrases à lui dire pour qu'il se tempère. Mais Interpol n'enseignait pas à gérer un psychopathe. Perplexe, il se pencha imperceptiblement vers lui et lui demanda :
— As-tu déjà essayé de réguler tes pulsions ? De les faire taire par tes propres moyens ?
— Bien sûr que j'ai déjà tenté l'expérience ! s'enhardit le Tueur. J'enchaînais les petits boulots à l'époque, mais je devais toujours m'enfuir lorsque je tuais l'employeur. Un jour, je travaillais pour une entreprise d'aide aux personnes âgées – j'avais choisi ce job car je ne me croyais pas capable de massacrer une vieille pie – et ma cliente s'était révélée sympathique au possible !
— Comment cette histoire s'est-il finie ?
— J'ai résisté toute la matinée, puis je l'ai électrocuté dans son bain. Je tue des gens, Trouduc, et rien ne m'arrêtera de perpétuer mon œuvre, certainement pas moi en tout cas.
— Suis-je supposé te tuer maintenant avant que tu ne te jettes sur moi ou sur Manuela ? haussa d'un ton l'agent. Toutes ces conneries de pulsions te bouffent l'esprit. Cela n'appartient qu'à toi de résister !
— Tu ne comprends pas, s'insurgea Derek. Je ne contrôle rien.
— Peu importe à quel niveau de folie tu te situes, tu restes un être humain. Dois-je te remettre les idées en place, sale con ?
Derek Moore ne savait pas à quel moment Charlie Wilson avait commencé à bouillir de l'intérieur, mais il explosa sauvagement.
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