Les gardiens

Devant eux, se dégageait un chemin sinueux dans la montagne. De part et d'autre de la roche, ils distinguaient le vent s'engouffrer sur cette route, réveillant les esprits de l'Altaï. La poussière s'élevait et hurlait, la roche tremblait d'impatience. Des monts comme tous les autres, à la différence qu'ils étaient d'un vert si pur et si majestueux, surplombé d'un bleu divin. La voûte céleste formait un par-dessus de douceur et de force sur le berceau prêt à les accueillir. Ils n'avaient jamais vu de couleurs vives à ce point. Tout semblait vivant. Rempli d'énergie et d'une puissance omnipotente. Les feuilles et les racines étaient imbibées d'une essence surréelle, comme si une présence leur ouvrait la voie et leur tendait les bras. Le Stasensë. Son corps naturel possédait une âme. Et en son centre, ils en trouveraient le cœur. 

— Je ne voudrais pas vous inquiéter...

La voix de Derek Moore s'éleva, alors que l'équipe était occupée à fixer la route étroite face à eux, émerveillés par cette nature sauvage et libre. Par réflexe, Manuela soupira bruyamment et Soo Ah arbora une grimace épuisée, consciente que ce genre d'intervention menait rarement à quelque chose de bon. 

— Mais il apparaît que nous avons de la visite.

— Pas déjà..., maugréa Manuela et son murmure ne passa pas inaperçu. Elle dut se justifier sous les sept paires d'yeux éberlués. J'ai entendu parler de ces gens. Croyez-moi, mieux vaut ne pas rester en leur compagnie trop longtemps. 

L'équipe pivota là où les yeux méfiants de Derek se perdait et leurs regards convergèrent sur ces points qui grossissaient au fil des secondes et qui ne permettaient plus à l'horizon de s'étaler. Des hommes en lourds habits, à priori armés de lances en bois et ferrailles. Ils portaient des bottes renforcées en laine, des turbans et le deel, vêtement traditionnel mongol. Trois d'entre eux détenaient un arc et un carquois bien rempli. Ils avançaient droit vers eux, refermant le passage pour sortir du renforcement dans la montagne. Piégés, le Tueur suggéra naturellement :

— Écrasons-les. Nous avons l'avantage grâce au vanne.

— Ils donnent peut-être l'impression de chétifs créatures humaines, mais ils sont bien plus ! avertit la chamane, elle-même intimidée par ces hommes.

— D'autres survivants du Stasensë qui le protègent ? déduisit Yi Jing.

— Non, répliqua-t-elle. Des mandataires du Stasensë. Appelons-les par un nom simplifié. Des gardiens. 

— Nous sommes trop cons pour comprendre leur véritable nom ? se vexa Moore.

— En effet, articula lentement la vieille sorcière. Ne prenez pas la mouche ainsi, Tueur ! Je ne le comprends pas non plus. Nul ne le peut. Il s'agit d'un peuple aussi vieux que les racines de ces montages. Ils vivent ici depuis aussi longtemps qu'existe le Stasensë. Ils sont dangereux. Ils sont rapides. Ils sont efficaces. Ils sont destructeurs. Peut-être avons-nous reçu la bonté de Sukh, mais eux ne jouissent d'aucune forme d'émotions positives. Ce sont des tueurs qui préservent bec et ongles ce qu'ils ont juré de conserver, dans le sang, la poussière et l'infortune. S'ils ne nous jugent pas dignes du Stasensë, ils nous trancheront la gorge et nous laisseront pourrir dans la terre jusqu'à ce que nos corps se décomposent et que nous soyons ensevelis à tout jamais, dévorés par les insectes et le temps. 

Un silence pesant tomba sur l'équipe. Ils n'osèrent prendre la parole suite à ces éclaircissements qui leur donnaient l'envie irrépressible de courir loin de là en appelant leur mère au secours. A une exception près...

— Ouah, ça m'a l'air terrifiant... Réussirons-nous à parcourir un bout de chemin sans se faire agresser par du vent, du brouillard, des bébêtes bizarres ou des hommes de Cro-Magnon en capes de peau de yaks ?

Moore ne parvint à détendre l'atmosphère, ni à apaiser l'angoisse qui montait progressivement en lui. Un chuchotement se répétait inlassablement dans son esprit : peu importe s'il pouvait ou ne devait pas tirer sur ces gens, il les tuerait jusqu'au dernier s'ils mettaient en péril leurs efforts. Cependant, l'Agent Spécial Wilson n'avait pas de chargeurs supplémentaires et le nombre de balles était limité. Malgré son ton relaxé et sa position semi-affalée dans le vanne, il ne réussit pas à maintenir son aura nonchalante. Il crevait de peur de la même façon que les autres ! Manuela se racla la gorge.

— Pour l'instant, contentez-vous de sortir du vanne, mains en évidence, taisez-vous et laissez-moi négocier. 

— Négocier quoi ? s'enquit Magnus, incertain de vouloir connaître la réponse.

— Notre ticket d'entrée, route direction le Stasensë ! railla Manuela, la voix grave.

— Et s'ils refusent ? questionna Daniel. Vous ne parlez même pas leur langue !

— S'ils refusent, cela signifie qu'ils nous gardent avec eux... Dans ce cas-là, hésita-t-elle, nous sommes condamnés à mort.

— Je parie que vous saviez, tout ce temps, que nous tomberions tôt ou tard sur ces types ! 

Et l'accusation de Derek voulait tout dire.

Ils s'exécutèrent et sortirent du vanne dans des mouvements synchronisés dans l'appréhension du moment. Ils levèrent leurs mains avec plus ou moins de volonté, Derek grognait dans sa barbe imaginaire. Les gardiens, ainsi avaient-ils décidé de les nommer, approchèrent. Au premier coup d'œil, ils ressemblaient à un groupe d'habitants de Mongolie, parfaitement sans danger. Cela aurait été une erreur monumentale que de les sous-estimer. Hormis les lances, Charlie dressa l'oreille et reconnut le son distinct d'une arme aux hanches qui claquaient au rythme de la marche. Ils étaient donc bien plus armés qu'il n'y paraissait. 

— Les énervez pas trop, marmonna Charlie aussi doucement que possible. 

— Peux pas les buter ? rétorqua sur un ton similaire Derek.

— Non, ne tente pas ! gronda l'agent.

— D'accord..., chantonna le Tueur.

Wilson ferma les paupières et leva légèrement le menton au ciel, lassé. Il devinait aisément que Derek ne tiendrait pas dix minutes avant d'essayer de gérer la situation en sauveur impitoyable et il les ferait tous tuer. Charlie s'employa donc à garder un œil sur lui, tandis que les gardiens arrivaient finalement devant eux. Ni une, ni deux, ils fondirent sur l'équipe. Ils agirent promptement, ayant presque l'habitude de ces interventions. Ils se glissèrent entre eux, les séparèrent habilement en les éloignant et ils les traînèrent quelque part où ils ne voulaient vraiment pas aller. Ils contournèrent la montagne pour se diriger vers ce qui se rapprochait le plus d'un village autochtone. Sûrement l'endroit où ils vivaient. Cette zone leur donnait une vue impeccable sur le passage étroit, ce qui leur permettait d'encercler des intrus dès leur arrivée.

A la surprise de l'équipe, Derek autorisait ces sauvages à le pousser, le bousculer et le malmener, sans leur arracher la tête. Ils n'allaient pas s'en plaindre ! Charlie lui jetait systématiquement des œillades à la dérobée, à chaque fois qu'ils le propulsaient en avant ou qu'au contraire ils le tiraient en arrière pour qu'il ralentisse son allure. Moore maintenait un visage parfaitement neutre, vissé sur le lointain, ses yeux ne roulaient pas, il ne les insultait pas, ne marmonnait plus de jurons, ni ne démontrait la mise en place d'un plan pour les égorger. Il se tenait tranquille, détaché de son propre être. Et l'agent eut soudain les orbes embués d'une émotion inédite. La fierté. Que ce psychopathe dépose son vêtement de Tueur des Anges et qu'il ne bouge pas d'un pouce, réalisant le souhait muet de Wilson qui le priait silencieusement de ne pas craquer, cela l'emplissait d'un espoir fulgurant. Peut-être le persuaderait-il de se rendre, de poser ses armes au sol et de se porter volontairement à la justice. Il se rendit compte qu'il se noyait d'un désir viscéral de sauver l'âme de l'assassin, peu importe ce qui lui en coûtait. 

Les gardiens les amenèrent jusqu'à leurs yourtes où un drapeau de prière flotté sur un poteau à l'arrière. Ils les propulsèrent dans la plus imposante, devant laquelle un homme bien en chair et à la barbe noir fournie exécutait du fond de sa gorge un chant diphonique, appelé Khöömii, accompagné d'un luth et d'une vièle. De quoi se sentir immergés dans la culture mongole. 

L'ossature de bois surplombée d'une  coquille de coton blanche était facilement démontable et montable, en faisant un habitat de choix pour les peuples nomades. Ces gardiens pourtant ne voyageaient pas. Ces immenses tentes se trouvaient là depuis des années. Ancrées dans la terre, plantées dans ce panorama figé. Ni le vent, ni la pluie, ni même une apocalypse ne viendraient les déloger de ce lieu immuable. L'équipe y pénétra solennellement, ressentant l'empreinte indélébile d'une entité bien plus surnaturelle qu'ils ne pourraient jamais le comprendre. 

Au lieu d'un lit, de meubles et de décorations rendant cette habitation agréable à vivre, ils découvrirent un vide. La terre était séchée d'une substance auparavant rouge vive qui avait tourné au noirâtre avec le temps, à moitié absorbée et disparue. Mais rien ne trompa Derek : le sang était partout autour d'eux. 

Les gardiens les forcèrent à avancer et les écartèrent de nouveau ; ils furent chassés sur le sol, comme s'ils leur interdisaient le droit le plus élémentaire de se tenir debout. Assis et souillés par la terre qui s'immisçait déjà sur leurs pantalons, ils leur attachèrent les mains dans ses énormes menottes de fer qui s'enfoncèrent instantanément dans leur peau. Ligotés, bientôt sales, et déjà épuisés, l'équipe ne bénéficia d'aucun mot. Les hommes mongols sortirent un à un de la yourte, laissant à peine le soleil s'infiltrer par les pores du tissu. 

— Bon..., souffla Magnus. Je suppose que la situation aurait pu tourner au désastre. Regardez-nous ! Vivants et au chaud ! Est-ce que c'est un poêle ? J'en ai jamais vu de ma vie ! Comme c'est...primitif !

— Il existe plus primitif qu'un poêle ! rétorqua amèrement Jiahao.

— Mais écoutez donc la voix de la raison ! persifla l'As Danois. Constamment à donner son avis et à casser le mien ! Vas-y, éclaire-nous de ta science, petite teigne ! Qu'y a-t-il de plus primitif qu'un poêle dans une tente ?

— Un feu de camp, pauvre imbécile !

Le magicien arbora une mine outrée, mais il ne répondit pas, conscient que le garçon avait raison. Il se contenta de le fixer méchamment. Soo Ah se dandina, se frottant à même le sol, contorsionnant son corps afin de dénicher la position qui lui permettrait de glisser hors de ces menottes. Mais rien n'y fit, le fer lacérait sa peau. Elle risqua un coup d'œil vers Jiahao, tremblante à l'idée d'atteindre une conclusion : les liens du petit étaient autant serrés que les siens. 

— Est-ce simplement moi ou ne trouvez-vous pas que nos liens semblent parfaitement faits pour nous ? susurra-t-elle.

— On dirait que ces menottes ont été conçus selon la grosseur de nos poignets, acquiesça Daniel.

Le froid les envahit. La sensation qu'un être surpuissant les observait de quelque part, se moquant d'eux, les bridant, revint au galop.

— Dites-nous tout ce que vous savez sur  ces hommes, exigea subitement Daniel.

— Rien du tout, répliqua immédiatement Manuela, se braquant.

— Pardonnez-moi l'expression, mais avez-vous un bâton dans...?

Derek ne termina jamais sa phrase, car Yi Jing hurla pour masquer la fin, amorçant un mouvement afin de boucher les oreilles de son petit frère et se souvenant trop tard qu'il était attaché. Il foudroya de ses orbes tempétueux le Tueur et celui-ci leva les yeux au ciel. Il retint une énième remarque sur le fait que la teigne possédait déjà un esprit affûté et qu'il n'hésitait jamais à offenser les autres à coup de mots trop pimentés pour son âge, mais le chinois n'apprécierait probablement pas. Plutôt, il ajouta à l'égard de la chamane :

— Vous êtes livide, vieille sorcière ! Non pas que vous regardez mourir de terreur ne me plairait pas, mais j'aimerais d'abord connaître nos ennemis. 

Passant outre le sarcasme, elle considéra la réponse. L'équipe, et en particulier Daniel, aperçut effectivement la pâleur de son teint. Sa mâchoire était contractée, empêchant certains mots ineffables d'en sortir. Elle essaya de synthétiser ses pensées et de les prononcer clairement, mais elle ne réussit qu'à paraître un peu plus folle qu'elle ne l'était :

— Le Stasensë nous guette, il nous souffle à l'oreille quelques avertissements, il nous ordonne de partir, nous déconseille de l'approcher. Il... Vous ! Ne sentez-vous pas ses cris de colère ? 

— Si vous parlez de l'impression de frisson au bas de la nuque, je crois que c'est le vent ! bougonne Charlie. 

— Non ! s'écria-t-elle si brusquement que Jiahao sursauta. Non, c'est lui ! Nous sommes à ses portes et il nous les ferme au nez ! Il ne nous aime pas ! Il ne nous garantit ni entrée, ni sécurité. Ces gardiens sont envoyés en son nom pour nous dissuader ! Ils nous maintiennent prisonniers ici pour nous apeurer, ils veulent nous pétrifier au point que nous courrions loin d'ici. Ils reviendront dans peu de temps et priez pour notre salut, parce qu'ils nous affronteront sans bienveillance ! 

Ses mots sonnèrent et résonnèrent contre toutes les parois de l'univers, des milliers d'écho qui n'arrivèrent pas dans les oreilles d'un sourd. Le Stasensë lui prouva sur-le-champ qu'elle nageait dans la vérité. Les gardiens réapparurent, tout aussi grands et effrayants à son sens. Rien ne l'angoissait davantage que des serviteurs de l'endroit le plus dangereux et mortel de la Terre. Telle qu'elle leur avait suggéré, elle commença des centaines de prières qui n'aboutiraient guère. Ses morts l'avaient encore délaissé, brouillés par l'entité omnipotente qui serpentait vilement autour d'eux. 

Sans une parole, sûrement parlaient-ils uniquement le mongol et cela ne servirait donc à rien de tenter une communication entre eux, les gardiens se disposèrent devant chacun d'eux. Un membre de l'équipe, un homme qui le scrutait, épiait tous les recoins de son âme de leurs yeux vils et rapides qui parcouraient à l'espace d'une seconde toute l'étendue de leurs esprits fatigués qui ne luttaient plus pour stopper cette intrusion. Manuela chavirait complètement face à celui qui la heurtait de plein fouet. Seul Daniel était capable de les combattre. 

Un dernier gardien pénétra la yourte, et il dit quelque chose en regardant le français. Celui-ci voulut l'interroger ou lui demander machinalement qu'il répète, bien qu'il ne comprendrait pas plus la deuxième fois, mais le silence retentit. L'homme tourna dans la tente, jaugeant chaque individu ligoté. Ils détestaient ce sentiment d'oppression qui gravitait en eux. Comme s'ils n'étaient rien, que du bétail en attendant l'accord vers l'abattoir. Possiblement était-ce leur triste réalité, en fin de compte.

Ce gardien s'arrêta brutalement, les talons s'enfonçant dans la terre, en plein milieu de la yourte. Charlie s'agita d'instinct, il chercha à se libérer, à hurler, à commander à ce type de partir loin d'ici et de les laisser tranquille. Pourquoi cette fureur ? D'où provenait cette convulsion regorgeant de haine et de panique ? 

Parce que Derek Moore avait la tête baissée, mais les yeux relevés et ces derniers étaient braqués cruellement dans ceux du gardien. Ils bataillaient pour la dominance à travers ce long et brutal échange de regards, ils se fracassaient l'un contre l'autre et malheureusement...le Tueur des Anges gagnait largement le combat. Il écrasa sans plus de cérémonie son ennemi, le projeta dans un état d'effroi gelé, modelant à sa guise ses traits pour qu'ils se chargent d'épouvante. L'homme mongol fronça les sourcils, recula d'un pas et blêmit. Son visage s'imprima à tout jamais dans l'esprit de Charlie. Il se tordit d'un affolement et d'une frayeur si foudroyants qu'il en rompit toute sa maigre contenance. 

Parce que le Tueur des Anges avait les mains en l'air, totalement, affreusement et douloureusement libres de n'importe quel mouvement. 

— Jaguar, ne bouge pas ! ordonna sans hésitation Charlie, crispé d'un mélange de colère et de peur. Moore, ne les tue pas ! Eh oh ! Tu m'attends ? Putain, Derek !

Toutefois, ses interventions donnèrent l'alarme aux autres gardiens qui réagirent par réflexe et obligèrent Derek à se mouvoir. Sauf qu'il ne s'agissait déjà plus de Moore, mais de son très cher alter-ego. Le Tueur des Anges ne s'embêta pas à fanfaronner sur la façon habile et malicieuse qu'il avait utilisée pour se défaire de ses liens et il ne voulut pas non plus déborder d'exubérance. A la place, il se dressa au même moment où les mongols saisirent leurs revolvers de différentes qualités, de divers calibres et le mirent en joug.

— Trop tard ! leur informa le psychopathe.

Absolument impuissants, il dévoila à l'équipe le monstre qui se terrait en lui, qui rampait dans chaque coin de son être, qui vibrait en lui et qui rugit à cet instant fatidique. Charlie en eut l'estomac retourné, désillusionné et blafard de remords, il ravala sa régurgitation et se força à assister à ce spectacle terrifiant, ce ballet de mort et de cruauté pure. 

Il se déplaça à une vitesse éclatante, tonitruant de toute sa furie au Stasensë qu'ils étaient deux à user de dons obscurs et inhumains. Il se jeta sur le gardien qui s'était disposé en face de lui, lui déroba le revolver entre deux tirs imprécis, l'utilisa comme bouclier, lui tira deux balles dans le menton et le sang gicla sur son crâne percé. Puis, il ne prit aucun risque et pulvérisa ses ennemis les uns après les autres. Il en descendit quatre en restant caché derrière le désormais cadavre. Toujours, il visait les organes vitaux pour économiser ses projectiles. 

Un tir lui suffisait. Ensuite, le corps dans ses bras s'écroula, tandis que les balles fusaient. Une réussit l'exploit de lui frôler la jugulaire. Il ne vérifia pas, mais il n'aurait qu'une égratignure, ou un bleu tout au plus. Il bougea frénétiquement pour confondre les assaillants. D'un gardien à l'autre, il sautait dans la yourte amplement, dans son élément. Ils tombèrent tous. Dans l'œil, dans les artères principales, dans la bouche, le crâne explosé, le ventre prêt à se vider, toutes ses balles atteignaient avec précision, rage et harmonie la cible. Il n'en demeura qu'un. Le dernier homme à être entré. Il lui bondit dessus et malgré ses tentatives désespérées, il ne ralentit pas. Il le frappa violemment à la joue droite pour le déséquilibrer, puis il s'intéressa à son ventre qu'il gratifia d'un coup de poing furieux et enfin il le cogna aux tempes de ses deux mains et sa victime s'effondra dans un geste souple, quasiment gracieux, calculé par lui. Lui. Le Tueur des Anges.  

Il se fendit d'un colossal sourire. Son menton se releva et sa tête bascula en arrière. Soit les gardiens gémissaient, souffrant atrocement en patientant pour l'ultime soupire ; soit ils ne respiraient déjà plus. L'homme à ses pieds gigotait dans le but vain de s'enfuir ou de l'attaquer – tout dépendait de sa témérité et de sa loyauté envers l'entité mécontente qui jugeait hargneusement le psychopathe. Le Stasensë fulminait, alors qu'il jouissait des bruits étouffés, du parfum enivrant du sang qui s'écoulait des plaies qu'il avait le désir fou d'admirer. Le chaos comblait la yourte et il se ravissait de l'avoir provoqué.

— J'ai pas peur.

Cette minuscule voix interrompit le plaisir malsain du Tueur. Il pivota vers celui qui prononçait cette petite phrase encore et encore, dans une berceuse réconfortante. Jiahao baissa les yeux, mais ils se relevèrent sans son accord et croisèrent le regard satisfait de Derek Moore. Mais la volupté meurtrière diminua peu à peu. Le choc du feu brûlant et ardent de la tuerie avec la glace courageuse et incassable. 

— J'ai pas peur de toi, répéta légèrement plus fort Jiahao.

 Il le défiait implicitement de le tuer lui aussi, ainsi que l'équipe. Parce que c'était la prochaine étape. N'est-ce pas ? Se délivrer de ses chaînes et retourner à l'état d'indépendant fauve indomptable. Cependant, Derek Moore se tourna lentement, très lentement, vers la chamane, mais il ne s'adressa pas à elle. En la dévisageant avec perfidie, terrorisant Charlie qui s'apprêtait à le supplier de ne pas la tuer, il s'enquit auprès de l'homme étendu et qui agrippait sa chaussure :

— Cette femme prétend que le Stasensë nous repousse, qu'il nous congédie sans même avoir pris la peine de nous recevoir... Pourquoi diable ai-je l'impression tenace que nous ne sommes pas le problème. Hein ? Vieille sorcière ! Vous l'avez dit. C'est vous le problème ! C'est à cause de vous que nous ne pouvons pas rentrer. Parce que les chamans ont été créés par le Stasensë, mais qu'il vous a renié. Parce que vous êtes un être de ténèbres qu'il méprise ! N'est-ce pas ? vociféra-t-il. Le problème, c'est vous.

L'arme à la main, qui ressemblait au revolver de Charlie, se pointa sur la chamane qui ne cilla pas. Aussitôt l'agent implora de son ton chevrotant :

— Pitié, Derek ! Je me fiche que tu ne la portes pas dans ton cœur, je me fiche qu'elle soit notre problème, je me fiche que tu sois un tueur ! Rien ne compte ! Rien ne doit compter ! Entend seulement ma voix, je t'en prie ! Ce n'est pas à toi de décider, ce n'est pas à toi de la tuer ! Si nous devons l'abandonner pour continuer notre route, ce sera le choix de l'équipe ! Pas le tien ! Rappelle-toi ! Tu n'es pas tout seul, nous sommes là. Jiahao est là, il te regarde ! Et moi...! gémit-il. Moi, je suis là. S'il te plaît, Jaguar. Ne fais pas ça.

Ses dents se serrèrent, quand le Tueur lui accorda un regard par-dessus son épaule, ne voulant pas faire l'effort de se retourner complètement. L'air se condensa et se suspendit. 

— Tu as entièrement raison, certifia Derek bien trop calmement. Ce n'est pas à moi de décider. Alors explique-moi pourquoi a-t-elle fait ce choix avant nous tous ? Dis-moi ! Dis-moi pourquoi je suis là, perdu dans les montagnes avec une arme à la main !  

L'agent ne saisit pas où il voulait en venir. Derek pouffa de son ignorance, mais haussa les épaules. Il fit un pas vers la chamane et s'accroupit à la hauteur du gardien toujours vivant qui tenait son talon, lui interdisant de partir. Mais sa main s'affaiblissait.

— Vous saviez depuis le début, à la seconde où vous m'avez vu tenir tête à Apollon dans cette foutue auberge... Vous saviez qu'il vous faudrait une personne capable de tirer sur ces gens. Vous aviez choisi Napoléon au détriment de son âme, de son humanité, mais vous avez viré de bord en me rencontrant. Qui de mieux qu'un psychopathe pour se défendre du Stasensë ? Vous aviez décidé que je tiendrai cette arme. Et que je ferai ceci...

A ses mots, il appuya une dernière fois sur la gâchette. Le sang s'écoula de la chevelure rêche du gardien. Le Tueur avait accompli sa mission. Il les avait sauvés. Il avait tué. Et Charlie n'oublierait jamais le regard vide de la chamane qui ne semblait pas éprouver de culpabilité.

— Je vous avais prévenu, cingla-t-elle. J'avais besoin d'une personne immorale tel que vous, capable de tirer sans douter ! Vous avez été accepté dans cette équipe pour cet unique but ! Une finalité qui, je l'admets, n'était plus de votre ressort. Elle ne l'a jamais été ! C'est ce qui advient quand vous êtes un monstre. Vous êtes utilisé et considéré en tant que monstre jusqu'à la fin de vos jours, qu'importent vos tentatives pour vous en sortir. 

— Vous feriez mieux de la fermer ! gronda dans un cri Charlie, se débattant avec le fer de ses menottes. 

— Croyiez-vous que vous seriez traité autrement ? s'enhardit Manuela. Parce que vous chantiez à tue-tête dans la voiture avec cet air d'enfant sur le visage, parce que vous aviez obtenu l'approbation du garçon et parce qu'un agent d'Interpol a été attendri par vos minauderies... Vous pensiez vraiment qu'à cause de tout cela vous seriez pardonné ?! Vous tuez des gens et vous souhaiterez ne jamais prendre la responsabilité de vos actes ! Vous êtes de la pire espèce ! Cessez de dédramatiser ces actes, bande de crétins ! C'est un meurtrier récidiviste ! Avez-vous vu la fluidité de ce massacre ? Il a la violence dans le sang ! Il ne remontera pas à la surface, ne vous ramollissez pas devant cette créature diabolique ! Il vous exterminera dès qu'il en aura l'occasion et...!

— Fermez-la ! aboya Charlie.

— Taisez-vous ! brailla Jiahao, écorché par ses paroles. 

Soo Ah et Daniel se muraient dans le silence, mais leurs regards ternes en disaient long sur ce qu'ils voulaient crier. Ils aspiraient à ce que la chamane arrête, qu'elle n'ouvre pas la boîte de noirceurs qui menaçaient de s'abattre sur eux. Cherchait-elle à mourir des mains du Tueur ? Mais ses mots glissaient sur l'équipe, sourde à ce qu'elle mettait en évidence. Charlie pleurait. Il ne savait pas pourquoi. Mais Derek les calma vivement, leur remémorant que leur indignation n'avait pas de logique et que les accusations étaient inexorablement légitimes. 

— C'est vrai.

Voilà. Il l'avait admit. Ils jouaient dorénavant carte sur table. Il était un monstre. Il les avait sauvé des gardiens. Ils pouvaient continuer leur route. En compagnie d'un meurtrier violent, cruel et sans cœur. Même si le dernier point était à débattre. 

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