Les fresques

Daniel se réveilla en sursaut. Son buste se redressa avant même qu'il ait reconnu l'endroit où il était allongé. Ses paupières papillonnèrent, puis il identifia la seconde salle. Il essuya une goutte de sueur qui roulait dans sa nuque et lui procurait des frissons, et il se rendit compte qu'il était trempé. Il ôta sa veste vivement, ne supportant pas la chaleur brûlante de son corps. Sa tête lui faisait extrêmement mal, des marteaux tapaient contre les parois et une couple de baleines dansa une valse dans son esprit. Il s'imagina une dizaine d'éléphants, bras dessus bras dessous à l'intérieur de lui, et il se secoua. 

Soudainement, il pensa à Soo Ah. Sans aucune raison. Ou plutôt il ne voyait pas la raison. Son esprit divagua et il se posa une centaine de questions au sujet de la coréenne, mais ces questions ne semblèrent pas venir de lui ; elles appartenaient à un murmure dans sa tête. Qui était-elle vraiment ? D'où provenait-elle ? Quelle était son histoire ? Il supposa qu'elle était mariée, mais elle n'était pas censée l'être. Il se demanda ensuite si elle leur avait menti à propos d'elle et de sa volonté de participer au voyage. Mais, il coupa court à ses égarements en s'ordonnant de ne plus songer à elle. Enfin, il la chercha du regard. Il ne la trouva pas. Ni elle, ni l'équipe. 

Il fit le tour de la pièce. Personne. Le plus étrange ? Il n'y avait pas de portes. Les murs étaient clos, aucune entrée pour la troisième salle, aucune sortie vers la première. Il était coincé dans la seconde. Il fronça les sourcils. Pourquoi ? Il aimait bien cet endroit, il s'y sentait en sécurité. Non. Ses sourcils se froncèrent et il se souvint du serpent. Il roula au sol, remuant la poussière qui le fit éternuer et tousser simultanément. Pas de traces du reptile non plus. Il en vint à croire qu'il était en fait dans son lit, chez lui, en France et qu'il imaginait tout cela. Alors, il se pinça. Pas d'effets. Il s'énerva. Ce rêve était mauvais, il voulait le quitter !

Après quelques minutes à pincer son bras, appeler tour à tour Manuela ou Soo Ah, et de temps en temps le reste de l'équipe, il finit par se lever. D'abord, ses jambes flageolèrent. Il ne tint pas debout et se ramassa aussitôt. Son genou racla contre la pierre, mais il n'éprouva aucune douleur. Pour être certain et surtout par réflexe, il frotta sa jambe contre sol et nota qu'il ne ressentait pas de sensation. Il retenta de se dresser sur ses pieds meurtris et en essayant, il entendit sa propre respiration résonner à ses oreilles. Cette fois-ci, il n'avait pas l'impression d'être sous l'eau, mais à l'extérieur de son corps. 

Il se crut être dans un autre univers ou dans une réalité alternative, ou encore dans un rêve. Il déduisit qu'ici il ne ressentirait rien, hormis la douleur accumulée avant de tomber en arrière. Ce qui l'arrangeait à vrai dire. Ou pas. Il n'en savait rien en fait. Il ne parvenait pas à réfléchir correctement. Daniel était debout et c'était déjà bien ! Il fit le tour de la pièce d'un regard hasardeux et confirma qu'il était dans la seconde pièce. Où étaient les autres, dans ce cas ? Il médita une bonne minute et rectifia son questionnement. Où, lui, était-il ? 

Daniel tituba jusqu'au premier mur. Il ne le faisait pas parce qu'il le voulait ou parce qu'il avait vu un détail, non. En réalité, quelque chose avait pris possession de son corps ; une idée qui ne lui appartenait pas et qui pourtant l'habitait. Il se retrouva donc au pied d'une paroi immense en pierre rugueuse, mais parfaitement peinte. Il eut le désir brutal d'admirer la fresque et ce fut sa première préoccupation ici. Il constata d'ailleurs que la pièce était divisée en plusieurs dessins, plusieurs morceaux d'une histoire à raconter. Il observa le commencement de ce récit.

Un homme nu, un être de lumière. L'un semblait démuni, l'autre fort et puissant. Les deux vivaient côte à côte, sans jamais interférer dans la vie de son opposé. Ils avançaient sur des chemins différents. Le premier cultivait, chassait, créait et bâtissait des villages, des structures de plus en plus sophistiquées, idéalistes et démesurées ; tandis que le second ne bougeait pas, ne changeait pas sa routine, il ne faisait strictement rien. Il regardait son inverse évoluer sans jugement, ni véritable intérêt. 

L'homme nu survécut aux foudres, aux déluges, aux catastrophes jusqu'au jour où il ne put plus le supporter. Il se morfondait dans une évolution qui tournait en rond et ne le satisfaisait plus. Il jeta un coup d'œil à son opposé qui le scrutait nonchalamment. L'être de lumière le salua poliment, bien qu'avec respect et bienveillance. L'autre s'adressa à lui avec une condescendance sordide que le Lumineux ne comprit pas au début. Le nu, sans même le connaître, le supplia de lui accorder quelque chose, n'importe quoi qui le rendrait heureux.

Le Lumineux, dans sa bonté et sagesse, lui proposa un système de vœux. Chaque homme nu sur terre pouvait lui soumettre un souhait qui se devait de rentrer dans certains codes. Pas trop, pas trop peu. C'est-à-dire qu'ils devaient le solliciter pour une affaire juste et urgente, mais qui ne nécessitait pas des mesures extrêmes qu'il n'aimerait pas exaucer – la mort, par exemple. Les premiers jours, l'homme nu accepta les conditions de l'être de lumière. Il demanda des choses simples et l'obtint. Mais de plus en plus, son ambition ne cessa d'augmenter et il exigea des merveilles, des récompenses exagérées qu'il ne méritait pas. 

Et le Lumineux se fâcha. Il suggéra humblement à l'homme nu de calmer ses ardeurs et de revenir à la simplicité. Le bonheur ne trônait pas toujours dans l'or, la luxure ou autres désirs qui pervertissaient les âmes. Le nu rigola. Il ne répondit pas et continua ses vœux extravagants. Des années plus tard, il réclama le bonheur. D'une part, l'être de lumière n'avait pas envie de le lui accorder, parce qu'il s'en montrait indigne et qu'il trouverait forcément un moyen de le détourner, d'en vouloir plus encore. D'autre part, il n'avait aucune idée de la façon d'exaucer ce souhait, cela lui apparut impossible. 

Il lui expliqua sa difficulté et l'homme nu rigola. Il lui répondit cette fois et l'insulta, clamant que ce fâcheux être de lumière était bien inutile et qu'il n'avait guère besoin de ses services. Puisque ce fut ainsi, le Lumineux s'enferma dans une grotte perdue dans les montagnes, là où nul ne le localiserait, et il vivrait seul comme cela avait toujours été. Mais bientôt il perçut les cris d'agonie de l'homme nu, les supplications, le désespoir. Il était en colère, mais pas insensible. Il hésita longuement avant de prendre une décision : l'ingrat recevrait sa miséricorde, mais il ne serait plus en mesure de se moquer de lui. Pour obtenir son aide, il fallait traverser la vie et la mort, franchir tous ses obstacles à condition d'être considéré méritant. Dans le cas contraire, il se déchaînerait contre tous ceux qui tenteraient d'outrepasser sa décision. 

L'homme nu le remercia, mais il ne resta pas longtemps respectueux. L'espoir et la quête du bonheur poussaient l'humain à se libérer de toutes ses chaînes et de survivre à tout. Il réussissait trop souvent à battre ses pièges naturels et à l'atteindre. Alors, le Lumineux engendra ses enfants à partir d'un moule commun : les chamans. Ils l'aideraient à construire de nouveaux obstacles, à trier les vertueux des scélérats. 

Mais, encore une fois, sa bonté eut raison de lui. Il vouait une foi implacable en l'humanité et il désirait de tout cœur la tirer vers le haut. Ainsi, il forma un deuxième moule : ses incarnations. Il renia peu à peu les chamans, les jugeant imparfaits. A ses yeux, ils ressemblaient trop à l'homme nu, sombres, et ils se dégradaient vite. Ses autres enfants lui plaisaient beaucoup. Le Lumineux souriait, il était heureux. 

Depuis ce jour, une incarnation naquit tous les cinquante ans environ. Pour chaque moitié de décennie. Afin que les générations aient toutes leurs chances de rencontrer le Lumineux. Mais ses enfants préférés étaient aussi ceux qui portaient un poids lourd, quasi-mortel. Ils se devaient de guider les âmes méritoires et en peine vers lui, au péril de leurs vies – puisqu'ils affrontaient également les épreuves fatales. Il les épaulait, bien sûr, mais un accident était si vite arrivé. Aucun d'entre eux ne l'avait trahi ou déçu. Ils accomplissaient leur devoir avec passion et dévotion. Toutefois, en le rejoignant, il découvrait l'énième prix à payer : leur sang. Il fallait en verser pour ouvrir les portes menant à lui. Une ou deux gouttes suffisaient, mais prenez garde ! S'il ne s'agissait pas de son enfant, le misérable qui avait essayé de le duper mourait instantanément. 

Daniel demeura pantois. Il avait fait le tour de la salle sans s'en rendre compte. Il avait analysé toutes les fresques. Les heures s'étaient enchaînées, mais elles s'étaient écoulées comme des secondes. Il ne savait plus dans quel espace-temps il se trouvait, mais son ventre se retourna, sa gorge se serra et il voulut vomir. Fébrilement, il s'enquit :

— Pourquoi me montrer tout ceci ?

Sa voix ricocha dans la pièce et elle parut très proche de lui. Était-il revenu dans son corps ? Il ferma ses paupières et respira dans le calme, bercé par le Stasensë. Ou devrait-il dire le Lumineux ? Son torse se contracta brusquement et Daniel rouvrit les yeux. Il se réveilla en sursaut. Encore. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top