Le carnivore des neiges

Ils ne se trouvaient pas aux plus hautes altitudes des montagnes de l'Altaï, loin de là, mais des parterres blancs parsemaient les rochers, les flocons à terre scintillaient à la lumière du soleil dont les rayons rencontraient fièrement la surface malgré la pluie torrentielle qui avait décidée de s'abattre violemment sur eux. 

Charlie se paralysa – volontairement ou bloqué par un effroi glaçant, il n'aurait su le dire. En face de lui, il affronta ces yeux de fauves. A mieux y regarder, il hésitait entre le gris, le bleu ou le vert, peut-être du jaune aussi, ou sûrement les quatre nuances mélangées ensemble et qui fixaient ardemment le pauvre être humain qu'il était, dépourvu de toute contenance devant cette bête de la nature. 

Une panthère, un léopard ou peu importe son nom, cette chose était plus grand de plusieurs têtes. Toujours accroupi, s'il se levait, il la dépasserait, mais il ne s'y risqua pas. Courte sur pattes, mais des pieds larges et velus afin de se préserver du froid, des griffes acérées ; une taille moyenne, mais l'épaisse queue le surprit car elle faisait au moins la moitié de sa longueur, haute et recourbée, ne se laissant pas démonter par la pluie. Une robe grisâtre et pâle, tachetée de pois pleins. Une face et des oreilles arrondis, mais cela n'enlevait pas le sentiment de crainte qui s'immisça en l'agent. 

Elle se tenait nez à nez avec lui, semblant le défier du moindre geste. Charlie refusa de lui donner satisfaction. Alors que la pluie le frappait si fort qu'il avait presque l'impression de se noyer, ils combattirent par regards orgueilleux et il se prit à songer que cette mort ne lui plaisait pas vraiment. Dévorer par un carnivore, perdu dans les montagnes. Il avait envisagé beaucoup de causes de décès prématurés en acceptant de suivre Derek Moore dans cette folle aventure et il en avait rajouté au fur et à mesure : les brouillards, hallucinations, créatures sorties d'un bestiaire inconnu, ou arrivé dans le Stasensë. Mais il n'avait guère anticipé l'apparition soudaine d'une panthère des neiges. 

— Qu'est-ce que tu attends pour lui tirer dessus ? 

Cette voix. Il n'avait pas besoin de l'entendre maintenant, surtout pas quand elle provoquait les grognements de cet animal. Apparemment, Derek avait dû s'approcher silencieusement et à une lenteur rassurante pour la panthère qui ne l'avait pas attaquée. Mais désormais, avec son intervention et la cruauté dans son ton, elle se sentait menacée et était prête à se défendre. Elle recula sur ses pattes arrières, comme pour bondir sur eux.

— Si je meurs à cause de toi, je te hanterai à travers la vieille sorcière ! cracha Charlie, tremblotant et en serrant les dents.

— Oh, arrête un peu d'être si dur, gronda Derek. Tu peux me parler deux minutes sans avoir l'air de me haïr ? Prends ton flingue et débarrasse-nous de cette chose !

— C'est un animal, sombre crétin ! trancha l'agent. Pas une de tes nouvelles victimes !

Sans s'en rendre compte ou sans pouvoir se retenir, il se releva et fit volte-face en direction du Tueur en pointant sur lui un doigt accusateur, pendant que la panthère vibrait derrière eux, s'éloignant progressivement en se demandant probablement lequel des deux elle attaquerait en premier. Derek ne jeta pas de coup d'œil vers elle, uniquement concentré sur la colère de l'agent. 

— Comment ai-je fait pour rester aveugle aussi longtemps ? Hein ! Ne pas remarquer que tu n'es qu'un tueur sans âme ! Ne pas remarquer que tu gères tout par la violence et que tu me donnes constamment envie de vomir !

— Carrément, l'envie de vomir ! pouffa aigrement Derek.

— Oui ! Gerber dès que tu répands les tripes d'une personne qui était totalement innocente et qui ne mérite absolument pas de crever des mains d'un connard !

— Va te faire cuire un œuf, Trouduc, et je garde une certaine politesse ! 

— Nous retournons au Trouduc ? cingla Charlie. Tu vois ! Tu n'es qu'un gosse qui insulte tout le petit monde autour de toi à chaque fois que tu refuses une conversation !

— Je constate surtout que tu n'as pas une longue mémoire ! Je n'ai tué personne jusqu'à aujourd'hui ! 

— Ouah, bravo ! Est-ce que nous devons t'applaudir ? Te fabriquer une médaille ?!

— En chocolat, s'il te plaît !

L'Agent Spécial Wilson cessa de gesticuler dans tous les sens pour dévisager méchamment le Tueur. Sans crier gare, il balança son poing dans sa figure et frappa droit sur la mâchoire. Celle-ci faillit craquer et Derek partit en arrière, la panthère l'imita. 

— Je ne sais pas comment j'ai pu te faire confiance ! gémit bruyamment Charlie. Qu'est-ce que j'ai été stupide ! 

— Si tu t'en veux tellement de ne pas m'avoir tué, fais-le ! beugla Derek, hors de ses gongs, ne prenant guère soin de sa mâchoire rougie et enflée. Putain, ce n'est pas compliqué ! Soit tu rentres de nouveau dans ton ignorance bornée et bien pratique dans laquelle je suis ton ami, ou du moins je ne suis pas ta cible, soit tu prends enfin ton revolver et tu appuies sur cette foutue gâchette ! C'est complètement inutile et idiot de nous disputer dans cette situation, alors décide-toi ! 

Il adhéra à priori à l'idée. Wilson attrapa son arme et la pointa immédiatement sur le Tueur des Anges sans ciller. La panthère ne grognait plus, elle ne reculait plus. Elle hurlait et vrombissait dans son dos, lui interdisant de sa manière bestiale de tirer, et elle s'apprêtait à se ruer sur l'agent dans le but incompréhensible de sauver la vie de ce monstre. Même la nature avait été aveuglée par ce manipulateur ? Charlie déglutit péniblement sous les yeux immobiles de Derek Moore. Un ange passa entre eux. 

De toutes ses forces, Charlie gratta sa mémoire, il essaya de faire remonter les bons souvenirs, ceux qui lui paraissaient triturés par le Tueur. Les blagues, les sourires, les chansons hurlées dans la voiture à des heures inappropriées, les danses endiablées sur son siège qui faisaient bouger leur véhicule. Les sourires. Ils en disaient long et ne disaient rien. Ils assuraient que tout se déroulerait à merveille, qu'ils iraient tous bien, mais ils cachaient en réalité l'insécurité, le mensonge et la barbarie de l'âme. Des yeux rieurs qui se moquaient du monde, mais qui révélaient une froideur face au sort de l'humanité. Une absence de décence, la moralité qui s'effritait au fil des rides. 

— Tu lui ressembles..., souffla finalement Charlie.

Son expiration désordonnée fit voler les perles de pluie qui asphyxiaient sa bouche. Derek reprit une respiration normale, mais ses sourcils se froncèrent, cherchant à comprendre le sens de ces mots. Ils ne s'étaient guère aperçus que Charlie avait déjà rabaissé son revolver qui manqua de glisser de sa main trempée et que le Tueur avait levé les poings dans un demi-mouvement de supplication. 

— Tu n'imagines pas à quel point vous êtes identiques, bégaya l'agent, frêle et à deux doigts de se briser. Tes yeux que je maudis chaque soir avant de m'endormir, tes sourires que je désire effacer à coups de...

Il ne trouva rien.

— Et plus que tout... J'ai en horreur cette aptitude que vous détenez en commun et qui me rend fou. Cette façon que vous avez de voir l'univers. Détachés de tout et parfaitement inaptes à revenir sur vos pas. Pour vous, dès que vous êtes lancés sur une piste, vous vous y engagez de toute votre déraison et vous vous heurtez à tous les murs sans penser à ceux que vous laissez derrière. Je vous déteste tous les deux. Je vous déteste ! Je vous...!

Moore s'élança sur lui, profitant de ses suffocations pour le prendre dans ses bras et l'enlacer aussi chaleureusement qu'il le put. La pluie les cogna d'autant plus, mais Derek s'en ficha et le rapprocha encore davantage. Il dissimula par-dessus l'épaule carrée de Charlie son trouble. Ses mots avaient retourné son estomac, son âme et son cœur. Le front plissé, il s'interrogeait évidemment sur cette mystérieuse personne avec qui il partageait certains traits. Il amorça une question, mais elle se tut avec les reniflements de l'agent.

— Mon Apollon pleure-t-il ?

— Ton Apollon te suggère d'aller au diable, maugréa faiblement Charlie.

L'agent baigna dans la chaleur humide du Tueur, les battements de son cœur se calmèrent et il apaisa peu à peu les tremblements de ses membres. Cependant, Charlie releva les yeux et il la vit : l'équipe les scrutait toujours à l'écart. Il vacilla une seconde avant de se reprendre. Et alors ? Quel était le problème à étreindre l'homme qu'il venait tout juste d'insulter ? Renfrogné par sa propre vulnérabilité, il se détacha de Derek qui ne le lâcha pas tout de suite, prêtant attention à ce qu'il tienne debout. En revanche, sa concentration dévia rapidement quand il se rappela de la présence bestiale. 

Wilson arriva au même cheminement. Ils pivotèrent simultanément. La panthère était assez loin d'eux et elle les jaugeait avec intérêt, passant d'une tête à l'autre. Elle se cambra soudainement et ils blêmirent. Toutefois, elle ne les regarda pas lorsqu'elle sauta sur ses pattes arrières plus longues et qu'elle atterrit dans la roche des montagnes, grimpant habilement dans les hauteurs. Quasiment à cet instant précis, la pluie diminua et finit par s'arrêter par petites gouttes. La nature reprenait son traintrain banal. 

— Je crois qu'elle traversait simplement la montagne, murmura Derek, hébété qu'elle n'ait pas attaqué. 

 — Les panthères des neiges sont des félins certes carnivores, mais ils sont plutôt doux et ne chassent pas vraiment les humains ! informa sur son agaçant ton condescendant Manuela. Félicitations, vous vous êtes apeurés pour rien !

Sur ce, elle s'avança tout en se débattant avec la boue et elle continua leur route sans un regard pour les deux hommes – les mains de Derek étaient toujours vissées sur les avant-bras fermes de Charlie, mais aucun ne commenta en passant à côté d'eux. Daniel tapota l'épaule de l'agent, Soo Ah leur sourit étrangement et Jiahao ricana en se payant leur tête à priori. Yi Jing, égal à lui-même, ne fit rien du tout. L'un près de l'autre, leurs yeux se croisèrent de nouveau et Wilson prit conscience de leur proximité au moment où il faillit loucher. Il gifla le bout de ses doigts et s'enfuit aussitôt. Moore gloussa, mais il ne releva pas.

Et le voyage se perpétua ainsi. Charlie n'oubliait clairement pas les ruminations dans son esprit, ni ce qu'il avait à moitié avoué à son homologue. Ils marchèrent dans la boue et s'enfoncèrent parfois jusqu'à ne plus parvenir à lever la jambe. Soo Ah et Jiahao avaient le plus de mal.

— Non mais franchement ! s'énerva le garçon en criant. La boue arrive à ma taille ! Comment voulez-vous que j'avance ?

Il semblait terriblement irrité et Magnus n'en rata pas une miette, se gaussant à chacune de ses tentatives pour faire un pas. Plié en deux, hilare, il suivit néanmoins le grand frère du garçon quand ce dernier lui saisit le bras et le souleva. Les deux hommes aidèrent Jiahao qui rouspétait encore et encore sur sa petite taille. Quant à Soo Ah, elle avait accepté avec un sourire soulagé le bras de Daniel. Le français avait également proposé son secours à la chamane, mais l'arrogante vieille sorcière l'avait rabroué en affirmant qu'elle réussissait très bien toute seule. L'As Danois avait forcément marmonné une réplique acerbe face à l'orgueil de Manuela. Quelque chose qui devait s'apparenter à ceci :

— Bonté divine, cette vieille chèvre ne me manquera pas ! Qu'elle s'écroule dans la boue, ce serait drôle !

Le karma lui répondit. Il s'embroncha et se retint de justesse pour ne pas s'étaler de tout son long. Son visage était intact, mais pas sa main. Jiahao s'esclaffa et Magnus se courrouça. Pour se venger de ses moqueries, il posa brusquement sa main sur le garçon dans un claquement sonore.

— Dans ta face ! se délecta le blond. 

Instantanément, le petit plongea ses doigts boudinés dans la boue et en lança une bonne dose sur le manteau de Magnus, et des éclaboussures ricochèrent jusque dans sa nuque. Le magicien s'assombrit et une bataille sanglante se préparait à l'horizon, mais Yi Jing tempéra leurs ardeurs avant que le drame n'advienne :

— Le premier qui recommence, je l'enfonce dans la boue. C'est clair ?

— Rabat-joie, chuchota l'As Danois.

— Je suis d'accord, il n'est pas drôle ! bougonna la teigne.

Ni une, ni deux, une lanterne similaire s'alluma dans leur esprit respectif. Magnus plongea son index dans la gadoue, Jiahao se munit d'une boule de boue et ils visèrent de front l'ancien clown qui ne put les prévenir de ne pas oser ce geste odieux. Trop tard. Yi Jing termina avec des taches marrons sur ses habits. Heureusement pour les deux, sa peau n'avait pas été touchée. Respirant profondément, il se pria de ne pas entrer dans leur jeu puéril et il avança en solo. Ce qui ne plut pas à l'As Danois qui dut l'aider sous les menaces du garçon qui s'accrochait à lui pour ne pas qu'il l'abandonne. 

Derek Moore ne résista pas à ce spectacle comique et il pouffa, tandis que Charlie Wilson maintenait le menton baissé et braqué vers la boue qu'il commençait vraiment à ne plus supporter. Fatigué, sa jambe ne se leva plus et il demeura figé une minute, son homologue s'arrêta à son tour, mimant une pause en l'attendant. Ils amorcèrent un mouvement buccal en même temps, mais l'agent se tut et seule la voix subitement rauque du Tueur se hissa dans l'air.

— A qui est-ce que je ressemble ? 

Le silence qu'il reçut l'inquiéta. Derek tenta donc une de ses blagues vouées à l'échec.

— J'espère qu'il est beau ! Sinon je me vexerais.

— Mon frère...

Charlie réfléchit à lui expliquer, mais il se ravisa. Le mot était déjà prononcé. Ce mot emprunt d'une malédiction et que sa famille n'utilisait plus, le tabou suprême. Ce qu'il avait enterré au fond de lui et que Derek avait profané en apparaissant à l'auberge. Ses yeux s'embuèrent et il se remit en marche, ignorant superbement les questions muettes de Moore qui ne pouvait pas s'empêcher de questionner cette ressemblance. Il n'en vint qu'à une conclusion : le frère de son Apollon n'était pas un homme bon. Il n'aurait pas pu être plus exact.

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