La seconde salle

— Et bim ! se vanta, non sans extravagance, le magicien. Vous ne nous faites jamais confiance, vous râlez tout le temps, et en plus vous ne nous aidez pas tellement ! Combien de fois vous ai-je sauvé les fesses ? Hum ? J'attends...

— Quelques fois, admit Jiahao en souriant.

— Effectivement ! Si cela ne vous écorche pas trop la bouche, j'aimerais des félicitations.

Il se redressa correctement, tira sur sa veste dans un geste ample et ouvrit grand les bras, d'une façon beaucoup trop théâtrale ; l'équipe ne pipa mot face à son manège. Il avait fermé les yeux, menton en arrière, et attendait sérieusement qu'ils lui jettent des fleurs...qui ne vinrent pas. Magnus gigota ses mains leur faisant un signe explicite, mais il ne reçut que le gloussement moqueur de la teigne et de minables applaudissements de Soo Ah qui se voulait gentille avec lui.

— Bande d'ingrats, bouda-t-il en rouvrant les yeux.

— Tu es absolument formidable, comment aurions-nous survécu sans toi, je me le demande ! déblatéra en un souffle Yi Jing. Maintenant ce serait aimable de ta part de me tendre de nouveau ta main, je commence à fatiguer. 

L'As Danois avait oublié ce détail. Il baissa immédiatement les bras et les passa autour de ceux du chinois pour le soutenir au mieux. Ensemble et suivant l'équipe, ils s'engouffrèrent dans un maigre tunnel qui déboucha sur une autre salle. Yi Jing boitillait, mais il parvenait à marcher plutôt droit en grimaçant de moins en moins. Fracture, foulure ou simple choc, il s'en remettrait ; mais mieux valait ne pas forcer sur sa jambe blessée. Jiahao tenait un bout de son pull qui dépassait de sa veste mal ajustée, comme pour se réconforter. Il lui glissait des regards inquiets et son grand frère lui retournait des sourires crispés. En entrant dans ce nouvel espace, le garçon s'écarta un peu et l'aîné en profita pour chuchoter à Magnus :

— J'ai l'air si mal en point ? 

— Disons que nous avons clairement entendu l'impact de ta jambe sur la roche quand tu t'es lancé... Ce qui ne nous a pas vraiment rassuré, en fait. 

Yi Jing opina du chef en soupirant. Pas étonnant que son petit frère se tourmentait de son état ! Il essaya de penser à autre chose que la douleur qui lacérait toujours son genou et il analysa cette salle. Contrairement à la première, il repéra tout de suite les fresques, car celles-ci étaient bien plus colorées et s'étaient moins effacées, et les murs étaient bien moins loin – ici, il n'y avait pas de chemin étroit menaçant de s'écrouler, le sol était plein et rattaché à toutes les parois. D'un côté, cela le soulagea. Il n'avait pas du tout envie de reproduire son saut périlleux, il n'y survivrait pas une seconde fois. D'un autre côté, cette salle l'angoissait. Il devait forcément y avoir anguille sous roche ; dans ce voyage, ils ne terminaient pas une journée sans affronter un danger mortel et ils ne franchissaient aucun tunnel sans en payer le prix.

— Les gars..., hésita Soo Ah et elle renifla brusquement, je sens une drôle d'odeur.

— Non, répliqua instantanément Magnus.

— Je te confirme que...

— Non, répéta-t-il sans la laisser finir. Je ne veux pas entendre ce que tu as à dire. Généralement, c'est ce moment où la situation devient catastrophique... Je préfère sincèrement que tu te taises, s'il te plaît.

Elle ne s'offusqua pas et lui sourit, comprenant parfaitement son stress. Elle non plus n'aimait pas prononcer ce genre de phrases. Mais, bien qu'elle n'était pas allée au bout de sa pensée, le Stasensë réagit quand même. Dans cette pièce à la lumière semblable à la première, aux piliers de jade et aux nombreuses peintures, ils n'avaient pas remarqué la présence de trous tout le long des murs. Desquels s'échappaient des courts bruits étranges. Des sortes de couinements effrénés. Les deux chinois froncèrent les sourcils dans un mouvement synchronisé. Ils connaissaient très bien l'animal dont émanait ces petits cris aiguës. Ils en avaient côtoyé des dizaines lorsqu'ils travaillaient dans la troupe itinérante. L'ancien clown pouffa amèrement :

— Une panthère, un ours, des marmottes ou je-ne-sais-quoi, et...des rats ! Nous aurons tout vu !

— Des rats ?! hurla Magnus, lâchant le chinois pour se tourner vers lui. Pas des rats, je déteste les rats, dis-moi que tu plaisantes ! 

— Depuis quand il y a des rats dans les montagnes ?! rétorqua Yi Jing à l'égard de Manuela. Il est sympathique votre voyage, nous découvrons plein d'animaux peu accueillants ! Super !

— Pas cool, acquiesça Jiahao en gémissant.

— Que puis-je y faire ? contra la chamane. Le Stasensë agit comme bon lui semble ! S'il veut abriter des rats dégoûtants, je n'y suis pour rien !

— Elle n'a pas tort, souffla Charlie.

— Daniel ? susurra Soo Ah. Par hasard, vous n'auriez pas une technique efficace pour boucher ces trous ?

— Je ne suis pas super-bricoleur ! grogna le français.

Lui aussi, il haïssait les rats. Un jour, dans ses années de lycée, il en avait retrouvé dans son jardin en grattant dans ses pots de terre. Il avait voulu les chasser à coups de balais sans succès et il s'était fait mordre. Ses parents l'avaient amené en urgence à l'hôpital de peur que ce maudit animal l'ait infecté d'une maladie affreuse. Heureusement, il n'avait rien eu. Mais son souvenir restait vivace dans son esprit et il en tremblait d'effroi. Il se statufia sur place, refoulant sa peur – surtout pour ne pas s'ensevelir sous la honte à côté d'une Soo Ah prête à se battre contre ces bestioles. Quelle femme !

Les couinements se rapprochaient, ils s'imaginaient des bêtes énormes. Daniel les visualisait trois fois plus gros que le rat de son jardin, fonçant sur l'équipe et débarquant de toutes parts, les encerclant avec une attention particulière. Cernés et bloqués, cette légion de rongeurs les menaceraient de leurs dents bien trop acérées, alors qu'ils combattraient sans arme à feu, ni arme blanche. Magnus avait encore son briquet, mais cela ne le protégerait pas longtemps. Cependant, leurs pensées ne les préparèrent pas à ce qui suivit.

Les rats sortirent en effet des trous et se hâtèrent de rejoindre le centre où l'équipe s'était regroupée, fléchie sur leurs genoux, envisageant de donner des coups de pieds ou de mains, mais ils ne firent aucun mouvement au moment où les rongeurs se rentrèrent les uns dans les autres, paniqués et désordonnés. Ils ne savaient pas où ils allaient. Peut-être étaient-ils aveugles ? Ou stupides ? Dans les deux cas, ils ne les attaquèrent pas, cherchant à accomplir un autre but. Manuela ne comprenait pas. Pourquoi ne les chassaient-ils pas ? 

Ils se resserrèrent néanmoins, en rond, ayant un œil circulaire sur la pièce, et ils observèrent ce ballet fou et chaotique. Les rats se ruaient dans des trous aléatoires, puis ressortaient sur-le-champ ; ils semblaient poursuivis par un fouet invisible qui planait au-dessus d'eux et pouvait frapper à tout instant. Soudainement, Daniel sentit quelque chose à l'intérieur de lui. Une sensation qui grimpa, grimpa et explosa. Un mal saisit sa tête, il se plia brutalement en deux ; un sifflement vibra dans ses oreilles, le sol vacilla sous ses pieds à un tel point qu'il perdit l'équilibre et tomba entre deux rongeurs fuyants. Soo Ah cria son prénom, mais il le perçut très lointain, hors de sa portée. Une impression de couler sous l'eau.

— Vous aviez affirmé que le Stasensë ne le toucherait pas ! reprocha Soo Ah à la chamane qui scrutait l'homme au sol sans savoir quoi en penser. Vous aviez dit qu'il était en sécurité ici !

— Et je le crois encore, mais...

La chamane ne put terminer. Les rats s'empressèrent de joindre la première pièce quitte à déborder et chuter dans le vide ; l'équipe les voyait dégringoler les uns après les autres. Il n'y avait aucune raison à cet affolement. Ou, du moins, la raison se montra la minute suivante. Un des trous s'élargissait, la roche s'effritait. Une créature tentait d'entrer. Charlie, notant que les deux femmes étaient occupées à s'enquérir de la santé fragile du français et que les chinois n'étaient pas opérationnels à se défendre, ni l'As Danois qui avait certes fait preuve d'un talent à quitter les situations complexes mais qui ne trouverait certainement pas une énième idée pour les sauver, il les dépassa et se planta face à l'endroit où la chose s'apprêtait à apparaître et il attendit, le regard noir et décidé.

Le bas du mur commença à s'agiter, le trou se déforma d'autant plus, la roche se fissura et des morceaux s'arrachèrent. L'Agent Spécial Wilson, sans arme et le courage remuant, sa vision floutée par l'adrénaline, le cœur battant à un rythme douloureux, ne bougea plus. La paroi vola en éclats, de lourdes pierres valsèrent dans la pièce et une longue, interminable et effroyable tête écaillée pulvérisa les derniers obstacles qui l'empêchaient de venir. Charlie n'avait plus le teint pâle à ce stade, il ressemblait déjà à un mort en sondant la chose qui s'échappait de sa prison murale. Il s'agissait de l'animal le plus effrayant qu'il n'ait jamais croisé ou imaginé. 

Un serpent aussi imposant qu'un anaconda – ou plus encore. Il ne saurait même pas estimé le nombre de mètres sur lesquels cette chose s'étendait. Environ une dizaine probablement. Quarante centimètres de diamètres. Un poids que s'approchait des deux cents kilogrammes, ou davantage. Ce monstre d'écailles était tout simplement écrasant et horrifiant, noir aux taches brunes et quelques reflets verdâtres. Plus il sortait de son trou, plus il se dressait en hauteur et leur exposait son ventre blanc immaculé. Jiahao sentit une ombre et pivota, il poussa un hurlement désespéré qui terrifia l'équipe. Le reptile siffla méchamment en se penchant vers eux, faisant mine de les attaquer.

— Est-ce envisageable de sauter dans le vide et retrouver nos amis les rats ? bégaya Magnus, la voix tremblotante. 

Le serpent posa ses yeux jaunes vifs sur l'As Danois qui répondit par un braillement bref et fluet, presque frêle et sans énergie, et il se détourna vers le français. Ce dernier était sur le côté, allongé sur le flanc, soulevé par son bras faible, et ils se fixèrent durant une poignée de minutes qui s'éternisa. Soo Ah bloqua son souffle et se blottit contre Daniel. Cela ne plut guère au reptile qui persifla des menaces indistinctes et la jeune femme sursauta. Elle s'éloigna machinalement, tombant en arrière, tandis qu'il rampa jusqu'à elle à une vitesse redoutable. 

A cet assaut subit, Daniel n'hésita pas une seconde à puiser dans ses restes de force, il se suréleva à l'aide d'une main et protégea la coréenne de son autre bras, l'agrippant fermement à la taille pour la tirer vers lui. Il étira sa jambe et la mit entre le serpent et la femme, l'avertissant : il ne fallait pas les attaquer, semblait-il exiger. Il comprit que les vibrations dans sa tête faisaient écho aux sifflements incessants. Le reptile l'écouta aussitôt, s'arrêtant d'avancer et s'immobilisant docilement. Son regard abominable se suspendit entre les deux, il avait l'air de se demander pourquoi ce mâle humain aidait cette femelle, mais il respecta sa volonté et rampa à reculons.

Toutefois, il ne tarda pas à changer de cible. D'abord, il avait été attiré par la lumière blanche, éclatante et aveuglante de Daniel. Maintenant, il distinguait la luminosité ténébreuse, solitaire et pitoyable de la chamane. Il siffla plus fort et il recula, s'enroulant sur lui-même, annonçant sa prochaine attaque. Charlie blêmit, pendant que l'équipe se repliait du côté du français, abandonnant la brésilienne à son triste sort. L'Agent Spécial ne comptait pas la délaisser. C'était son métier, sa vocation, sa raison d'être. Il secourrait des gens au péril de sa vie...et il l'avait presque oublié en rencontrant Derek Moore.

Il fit rapidement glisser son sac à dos de ses épaules, fit volte-face juste à temps pour pousser la chamane quand le serpent bondit vers elle. Manuela bascula, et Charlie profita de la perplexité du reptile pour le frapper puissamment avec son sac. Il était bien conscient que cela ne lui procurerait pas grande souffrance, mais il sifflait désormais dans sa direction et se hissait pour le dominer entièrement de sa taille. L'agent parcourut la pièce d'un vif regard et détermina l'emplacement de la porte. Ni une, ni deux, il courut vers elle. 

Le serpent ne reproduisit pas la même erreur : il attaqua directement. Sa gueule sifflante s'abattit contre le sol, là où il se trouvait une micro-seconde auparavant. La roche trembla et il manqua de trébucher, Charlie se rattrapa de justesse sans arrêter sa course. Une fois qu'il eut atteint la porte, il virevolta et contempla avec un mélange de terreur et de regret le reptile arriver droit sur lui. Il put à peine se jeter sur sa droite et se laissait rouler que l'animal heurta violemment le bois massif dans un bruit assourdissant qui fit frissonner les murs.

Il avait défoncé la porte et Charlie, par un rapide coup d'œil, constata qu'une troisième salle patientait pour leur venue. Mais, en premier lieu, il devait promptement dénicher un moyen miraculeux de se débarrasser du serpent qui, sonné, se remettait du choc. Il flancha de plusieurs pas en arrière, le reptile le surplombait vicieusement et il ne se contenterait pas de jouer avec lui, il ne raterait pas un assaut de plus. L'agent déglutit. Il perçut du mouvement non loin et se tourna pour indiquer à l'idiot qui se risquait à s'approcher de partir ou de dévoiler une solution fabuleuse ; seulement pour braquer ses yeux dans ceux déterminés de Daniel.

Celui-ci souffrait apparemment le martyre, à en juger par ses yeux et son front plissés et les doigts qu'il posait sur ses tempes. Il marchait durement et le serpent siffla au-dessus de lui, comme pour lui ordonner de s'asseoir. Est-ce que ce monstre protégeait le français ? Charlie ne saisissait pas, mais il ne fit aucun mouvement brusque qui lui coûterait la vie. Il admira la vaillance de Daniel qui se planta en bas du reptile, levant un regard exténué sur lui. Il usait de l'intégralité de sa vitalité pour tenir debout, Soo Ah titubait derrière lui – elle redoutait le pire. 

— Le Stasensë n'a pas le droit de me blesser, murmura-t-il, mais je lui interdis de blesser mes amis.

Il leva une main assurée et un champ magnétique s'élança de sa paume. A la différence que cette onde était saturée d'électricité et d'une volonté de fer. Elle cogna brutalement le serpent qui gesticula avec virulence dans tous les sens, le haut de son corps ondula d'agonie, et ses sifflements redoublèrent d'intensité. Finalement, il ne résista pas et s'écroula. Il partit en avant, son ombre se répandit sur le sol. Lorsqu'il percuta la roche, Daniel chancela et dès que le reptile ferma ses yeux vils, le français tomba à la renverse. Il s'effondra, au bord d'un coma dont il ne ressortirait pas si aisément. 

Soo Ah et Charlie, les plus proches, se précipitèrent et s'agenouillèrent près de lui. Ils prirent son pouls, vérifiant ses signes vitaux, puis ils l'appelèrent. Magnus et Yi Jing clopinèrent jusqu'à eux, se mordant simultanément la lèvre inférieure, les traits tordus par l'inquiétude. Jiahao voulait également couvrir le français de bisous magiques, mais le cadavre inerte du serpent le pétrifia et il se retrouva incapable du moindre pas. Manuela resta en retrait, mais ils se doutaient tous qu'elle savait déjà pourquoi Daniel était ainsi. L'agent la questionna en silence et elle expliqua :

— Peu importe qu'il ait agit pour nous. Si le Stasensë avait décidé de notre mort, il n'aurait pas dû intervenir. Ce n'est qu'une mise en garde, présuma-t-elle. Il se relèvera bientôt. 

Ils l'espéraient. Parce que, pour l'instant, il baignait dans sa propre transpiration, geignant dans une langue incompréhensible. 

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