La pièce au bout du couloir

— Putain de merde, fais chier...

Voilà tout ce que l'équipe avait entendu à l'instant où Derek Moore s'était enfoncé dans la salle aux ombres mystérieuses ; un long soupir injurieux qui en disait long sur ce qui se trouvait en face de lui. 

Sans attendre, Daniel Saint-Germain se rua dans la pièce, ouvrant en grand la porte et il s'arrêta deux pas plus tard, muet et figé. A côté de lui, Derek Moore était dans une position similaire, tout autant silencieux, mais une lueur colérique et agacée se peignait sur son visage à la moue boudeuse. Charlie Wilson les rejoignit, suivi par les autres, et ils se stoppèrent tous au seuil. Magnus Jesper souffla en effectuant un grand geste théâtral pour montrer sa lassitude. Devant eux, eh bien... Nous savons tous qui était là. 

— Vous n'êtes pas morte ! constata de sa petite voix criarde Magnus. Je suis déçu.

— Et moi donc..., répliqua Derek.

— Vraiment ? continua la diva. Ni les mouches, ni les murs ? Nous survivons à peine tous ensemble, mais, vous, vous passez complètement inaperçue ! Ce n'est pas juste. Vieille sorcière, vous prétendiez que le Stasensë ne vous aimait pas. Pourtant, il ne vous tue pas ! Menteuse...

— Vous êtes arrivés depuis quelques secondes, mais vous produisez déjà un vacarme qui me déconcentre. Chut, laissez faire la sorcière ou elle vous jette un sort.

— Incapable et toute rabougrie que vous êtes, vous ne réussirez pas grand-chose ! railla le magicien.

Elle les ignora superbement. En fait, Manuela Correia n'avait pas relevé les yeux quand ils étaient entrés. Elle lisait tranquillement des feuilles noircies de taches d'encre anciennes. Elle tenait dans ses mains vieillissantes des parchemins qui menaçaient de s'effriter. Elle ne s'intéressait pas une seconde à eux et son attitude ne plaisait pas à la coréenne ; celle-ci avait encore fait une montée de fièvre, lorsque Charlie avait failli tirer dans le dos du Tueur, et elle s'éventait avec sa main, ce qui ne l'aidait pas beaucoup. Entre la chaleur et les courbatures, Soo Ah était sur les nerfs.

— Vous nous avez abandonné ! accusa-t-elle, sèchement. Vous étiez supposée nous guider jusqu'au cœur du Stasensë ! Non seulement vous ne vous révélez pas vraiment efficace, mais en plus vous fuyez au moment  où un mur nous tombe sur la tête. Quelle lâcheté ! cracha Soo Ah et Yi Jing ne put s'empêcher d'acquiescer. 

— Vous n'y êtes pas du tout, très chère, rétorqua d'un flegme irritant la chamane. 

— Laissez-nous deviner, cingla Magnus en rabattant ses cheveux blonds derrière ses oreilles, vos morts vous ont parlé ! 

— En effet. Certains reconnaissent cet endroit. Ils affirment que ces documents anciens contiennent des indices sur l'emplacement du Stasensë.

— Je croyais que nous avions déjà atteint le Stasensë, intervint Daniel à cran. Et pourquoi vos morts vous indiquent des indices au lieu de vous mener sur le bon chemin ?

— Vous doutez de moi.

Cette remarque était autant une question qu'une affirmation. Son timbre indifférent, presque absent, comme si toute sa concentration allait dans les parchemins, cela commençait à énerver le français. Tandis qu'il se retenait de lui répondre avec une pointe de méchanceté, Derek Moore s'amusait particulièrement. Toute l'équipe se rendait finalement compte d'à quel point cette vieille chèvre était insupportablement enquiquinante, surtout quand elle ne voulait pas partager ses informations. Le Tueur n'avait même pas besoin de lui hurler à la figure des jurons bien placés ou de la menacer pour la énième fois, car les autres s'en chargeaient pour lui. 

— Voyez-vous, reprit Manuela, les morts qui pénètrent au sein du Stasensë et qui voient leur vœu exaucé, ceux-là ne me parlent pas. Ils ne transmettraient jamais le secret du Stasensë à une enfant des ténèbres, ils fuient les chamanes pour taire la vérité. Je converse avec les morts qui se sont rapprochés de cet endroit et qui désirent des réponses. Ils me pointent du doigt les lieux où ils sont allés, les choses qu'ils ont vues ou entendues, et ils me préviennent des dangers. Mais, en soi, ils en savent à peine plus que nous. D'autres questions ?

Surprenant l'équipe, Jiahao leva sa petite main. Ils se tournèrent vers lui et il parla.

— Comment le piège du mur peut-il tenir dans le temps ? 

Personne ne comprit où il voulait en venir et le garçon n'avait pas les mots en anglais pour s'exprimer, alors il fit signe à son grand frère de se pencher et il lui expliqua le fin fond de sa pensée. Ils écoutèrent tous, et Yi Jing fronça les sourcils en se redressant. Il regarda son garçon telle une créature étrange ; apparemment Jiahao réfléchissait bien plus qu'eux. Ou bien il avait des préoccupations différentes des leurs. Parce que sa question était assez intrigante.

— Pour faire simple, le mur s'est abattu dans la salle du monastère et il bloque désormais l'entrée du Stasensë. L'eau s'est écoulée, donc le piège ne fonctionne plus. Il est détruit. Hao demande comme c'est possible que nous soyons les premiers à l'avoir activé. 

— Bonne question, commenta Magnus et le garçon lui tira la langue sans raison et il lui tira la langue sans raison en retour. Personne ne pourra entrer ici. Aussi, il est peu probable que nous soyons les premiers à déclencher le mécanisme du piège...

— Il existe d'innombrables pièges qui mènent au Stasensë. Quelque part au-dessus de nos têtes, des mécanismes se sont déjà activés et ne servent plus ; les morts m'ont parlé de certaines épreuves... Comment dire ? Eh bien, je ne leur envie aucune ! En outre, il n'est point étonnant que nous ayons été les premiers à passer par le piège du monastère. Nul n'a survécu aux chants d'opéra et aux hallucinations. Dans le cas où ils ne perdaient pas la vie, ils ne se risquaient à revenir.

Soo Ah jaugea la chamane d'un regard sévère ; sa langue poussait l'intérieur de sa joue, signe que sa patience s'amenuisait. Peut-être que la vieille chèvre aurait dû se présenter ainsi : je prends contact avec vous dans le but de vous guider jusqu'à un endroit que je sais être mortel et étouffant, mais des morts voleront à notre secours... Techniquement, eux et moi ne connaissons pas le chemin exact, mais nous improviserons ! Elle aurait dû les avertir qu'elle était autant paumée qu'eux.

— Quelle garce !

C'était sorti tout seul... Ils firent volte-face vers la coréenne dont la patience se brisait complètement. Soo Ah ne se mettait jamais en colère. Elle se contrôlait toujours. Elle avait été éduquée pour sourire dans les situations complexes et n'insulter personne, sous aucun prétexte... Bon... C'était raté ! Mais, pour sa défense, Manuela manquait cruellement d'honnêteté et elle méritait bien une petite grossièreté que la jeune femme regretta presque aussitôt. La chamane délaissa enfin ses parchemins et braqua son regard neutre dans l'autre moitié coupable, moitié colère.

— Je plussoie ! ricana Derek, et Charlie hocha la tête d'un air de lui intimer de fermer sa bouche. Mais tout le monde avait compris que je la déteste. Bref, que faisons-nous ? Je propose que nous la brûlions. Oh oui, allumons un bûcher ! Il y a suffisamment de papiers pour produire de belles flammes... Brûler vive... Quelle merveilleuse vision..!  

Ses yeux écarquillés au maximum, ses pupilles dilatées, son menton levé et sa tête légèrement basculée vers l'arrière, toute sa posture démontrait qu'il rêvait de balancer cette vieille sorcière dans les flammes dévorantes. Une fin cohérente par rapport à son surnom. Il n'obtint pas de réponse, hormis un poing mou dans son ventre de la part de l'agent qui lui mimait d'arrêter tout de suite. 

Toutefois, il ne put prononcer une moquerie de plus, puisque Soo Ah décida de faire un pas en avant, prête à combler l'espace entre elle et la chamane afin de lui arracher ces parchemins. Quelque chose produisit. Quelque chose qu'ils n'avaient pas prévu. Sous son pied, le jade avait disparu et laissait sa place à de la pierre. Cachée sous la poussière, ils n'avaient pas remarqué qu'à certains endroits le sol changeait. La dalle, sur laquelle elle venait de poser sa botte, s'enfonça et elle se sentit clairement baisser de plusieurs centimètres.  

Immédiatement, une flopée de projectiles les assaillit. De tout côté, des billes sortaient des murs et sifflaient jusqu'à eux, rencontrant avec une violence acharnée leur peau. Magnus se protégea les yeux dans l'espoir vain d'être épargné. Ils reculèrent tous dans des gémissements plaintifs, s'apercevant au fil des impacts que ces minuscules balles étaient pointues et qu'elles les lacéraient sauvagement. Ils battaient en retraite et Jiahao tenta le tout pour le tout. 

Il nota que les projectiles ne touchaient pas la chamane, qu'elle était totalement à l'abri. Il se détacha de son grand frère qui se rapprochait de la porte à l'aveuglette, incapable d'y voir clair dans cette nuée de billes, et il prit son élan. Il releva son manteau pour couvrir ses oreilles et ses tempes, puis il bondit de son humble longueur. Son corps propulsé en avant atterrit lourdement au sol, soulevant un amas de poussières qui le fit tousser. En regardant derrière lui, il sourit fièrement en voyant qu'il avait traversé le mur de billes qui le séparait du reste de l'équipe. Yi Jing criait son nom et il le rassura. Jiahao s'épousseta et se dirigea sereinement vers la chamane, s'asseyant près d'elle sur une chaise bancale. Il se rattrapa à la table émiettée par le temps pour se maintenir droit. Manuela le scruta avec étonnement. Il ne cherchait pas à savoir comment les autres se débrouillaient et essayait de déchiffrer les parchemins. Par chance, il s'agissait de la langue chinoise ! Il reconnut quelques mots.

— Les billes cesseront bientôt, fit-il à la chamane sur le ton de l'évidence. Ils entreront de nouveau, en évitant le piège cette fois-ci. 

La chamane haussa les épaules. Effectivement, ils n'avaient pas le choix. Jiahao parvint à lire certaines phrases, mais le travail de décodage était trop fastidieux. L'encre s'était effacée au fur et à mesure des décennies, sa focalisation ne résista pas longtemps. Il se lassa. Le garçon choisit par conséquent de contempler un autre parchemin. Sur ce dernier, était dessiné un schéma qu'il ne saisit pas. Il le donna à Manuela qui l'observait faire avec curiosité. Ensuite, il s'empara d'une feuille plus abîmée et il y découvrit des dessins bizarres. 

Quatre rectangles dont les lignes sinueuses interpellèrent le petit désignaient des bêtes effrayantes. Dans ces encadrés, quelqu'un avait esquissé les contours de monstres aux courbes cauchemardesques. Jiahao tiqua et son regard s'illumina. Il distingua les formes reconnaissables des araignées et de leurs pattes velues. Son doigt boudiné pointa également le dessin d'une horde de mouches aux ailes repliées. Cependant, il ne sut qualifier les deux autres croquis. Sur le troisième, il hésita. Un dragon ou un serpent ? Ni l'un, ni l'autre ne le réjouissait !

Il n'y songea pas davantage. La pluie de billes se calma peu à peu et il perçut de nouveau l'équipe. Celle-ci attendait impatiemment de pouvoir revenir, essuyant les maigres perles de sang qui s'évadaient des égratignures causées par la pointe tranchante des petites balles. Ils réfléchirent à une stratégie avant de se lancer bêtement dans cette pièce. Magnus décida de marcher en ligne droite vers la table en bois. Néanmoins, il avait sous-estimé le tapis glissant qui parsemait le sol. A chaque pas, il roulait et perdait l'équilibre ; ses bras s'agitaient dans les airs, se donnant un air très idiot. Les autres l'imitèrent. Ils peinaient réellement à franchir ce parterre qui les faisait régulièrement déraper.

— Putain de billes de merde..., murmura la diva, excédé. 

— Je l'ai déjà dit, pouffa le psychopathe.

— Pu-Putain ! J'en ai marre ! Je veux rentrer chez moi... Maman... Eh merde !

Le rugissement de Magnus fut accompagné d'un boum assourdissant. Il s'était vautré sans grâce, ni dignité. Les billes se répandirent encore plus dans la pièce et son corps surfa sur elles jusqu'à la table bancale où la chamane et le garçon ravalaient leur rire. Jiahao ne réussit pas et explosa, s'esclaffant sans retenue. Derek Moore se gaussa sous les bougonnements hargneux de la diva. 

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