La fuite dans la cité

Ils couraient désormais à en perdre haleine. L'équipe se précipitait entre les murs de pierre qui barraient leur route. Quand ils avaient tenté d'escalader l'arche, les brouillards avaient chargé droit sur eux et depuis ils fuyaient. Ils longeaient les parois qui encerclaient la cité en s'attendant à dénicher une autre arche par laquelle ils pourraient passer, mais ils tournaient en rond et s'enfonçaient de plus en plus dans les ruines. Ils se sentaient à l'étroit, prêts à être dévorés à tout instant. Alors que Yi Jing portait son petit frère qui rebondissait sur ses épaules et était secoué dans tous les sens en poussant des hurlements criards effrayés, Daniel avait attrapé le bras de Soo Ah et la traînait derrière lui, l'empêchant de rentrer dans les murs au moindre virage. Elle respirait très bruyamment, son cœur imploserait presque sous l'effort. En tant qu'infirmière trentenaire, elle ne pratiquait aucune activité sportive et connaissait ses compétences cardiaques – proches du néant. 

Il semblerait presque qu'ils couraient depuis des heures, mais seulement une vingtaine de minutes s'était écoulée, peut-être moins. Aucun d'eux ne s'était arrêté pour enregistrer leur record de vitesse. Hormis le bruit tonitruant de leurs souffles et le frottement de leurs vêtements, sans oublier les cris de l'enfant, la cité était diablement silencieuse, donnant l'impression qu'ils étaient les seuls êtres vivants à l'intérieur. Mais ils savaient pertinemment ce qui les pourchassait. Les brouillards serpentaient habilement dans les rues et ils les tueraient sans nul effort.

— Ne s'agissait-il pas d'un avertissement ? Aussi, j'ai appris à l'école que les plantes poussaient ! J'ignorais que les murs étaient capables d'une prouesse similaire ! braillait Moore, ayant le besoin impulsif de cracher sa colère.

— Fermez-la et courez ! répondit Manuela et il se força à ne pas se retourner pour la jeter contre un mur.

— Oh, vieille chèvre, à la seconde où nous sortons d'ici, je vous égorge !

— Je suis étonnamment d'accord avec lui, sauf pour la partie sur l'égorgement ! se manifesta Yi Jing. Depuis quand les murs poussent-ils ?

— Tout est possible au Stasensë, souffla lourdement la chamane – elle s'essoufflait et ralentissait de plus en plus.

— Nous sommes au Stasensë ?! cria Soo Ah en s'arrêtant brusquement et Daniel ne parvint pas à la tirer à sa suite.

— Ne vous arrêtez pas, espèce de fous ! les gronda-t-elle. Le Stasensë ne ressemble pas à ceci, petite sotte, je vous l'ai déjà dit. Les dangers qui nous accueilleront seront bien pires ! Néanmoins, cette cité a été envahie par l'âme du Stasensë afin de créer une énième barrière pour nous éloigner et nous tromper. Puisque la tempête ne nous a guère fait renoncer à notre quête, il envoie la cavalerie !

— Je commence à regretter le patron Zhang ! pleura Jiahao.

Il ne le pensait pas et préférerait mille fois vivre dans ce désert plutôt que de revenir à la troupe itinérante ; mais râlait l'aider à ne pas sangloter. Il comprenait pourquoi l'As Danois rouspétait tout le temps ! Blondinet avait déteint sur lui. D'ailleurs, il reprenait espoir à ce sujet : s'ils avaient survécu et qu'ils couraient maintenant, Magnus pourrait avoir fui également. L'idée de sa mort l'horrifiait vraiment et il s'empêchait de s'en tourmenter. Après tout, il n'était qu'en enfant, alors il ne souhaitait pas s'encombrer l'esprit avec des pensées sombres de mort. Il refoulait ses craintes et Yi Jing ne manquerait pas de l'en féliciter plus tard. 

— Surtout ne m'attendez pas ! tonna Manuela plusieurs mètres derrière eux. 

Quatre-vingt ans et quelques fatigues supplémentaires, elle n'avançait plus. 

— Nous ne comptions pas vous attendre, mais merci de nous donner la permission ! railla Moore sans diminuer l'allure. 

Daniel roula des yeux, mais ses talons s'ancrèrent dans le sable. Soo Ah faillit s'embroncher à cet arrêt soudain, mais elle croisa son regard qui lui indiquait de continuer. Réticente, elle reprit sa course juste assez pour rattraper les autres, mais elle ne parvint à ignorer le terrible sentiment qui la paralysait. 

— Ne devrions-nous pas les aider ? Au cas où vous l'oublieriez, elle reste notre unique chance de nous en sortir ! Que nous quittions ou non cette cité, elle est notre guide. Qui plus est, ses morts peuvent nous secourir !

— Parce que vous croyez vraiment en son histoire de chamane ? rétorqua Charlie.

Malgré la méfiance dans la voix de l'agent, il se remémora le principe de son métier : protéger les innocents. Ses orbes se posèrent sur le ciel bleu illuminé par les rayons violents du soleil, il trottina et finit par se stopper à contrecœur, les bras se balançant de part et d'autre de son corps. Il se retourna et la coréenne l'imita. Ils assistèrent à une scène qui leur déplut particulièrement, puisqu'ils faisaient désormais face à un choix.

— Pour le coup, je ne suis pas sûr de vouloir les aider, soupira-t-il, les genoux tremblant d'angoisse.

A quelques ruines d'eux, la chamane était allongée au sol, recouverte de sable à force de se débattre. Les brouillards l'avaient attrapé et l'avaient probablement déséquilibré. Ils essayaient de la tirer et elle enracinait tout son poids par terre, plantant ses doigts frêles là où elle le pouvait à s'en arracher les ongles. Elle hurlait à Daniel de la sauver. Ce dernier était tombé à plat ventre également et lui agrippait les mains, il essayait tant bien que mal de l'extraire du danger, mais l'ennemi était apparemment d'une puissance insoupçonnée. Ils résistaient aux coups de pieds de Manuela et resserraient leur poigne sur ses chevilles. 

— Nous ne pouvons pas les regarder disparaître ! cria Soo Ah dans tous ses états. Bougez-vous, faites quelque chose ! C'est vous l'homme vaillant de l'équipe, donc sauvez-les ! 

— Je ne suis pas vaillant, chuchota-t-il et son murmure se perdit dans le vent qui se soulevait brusquement.

— Que ce soit la police ou Interpol, ils se pissent dessus dès qu'ils se confrontent à un phénomène qu'ils ne comprennent pas ! J'en suis l'exemple parfait ! chantonna Derek Moore. 

— Fermez-la, ce n'est pas le moment ! Je vais vous botter le cul et on verra si je vous comprends ou non ! Je vous signale que Manuela tolère votre présence dans cette équipe pour ce qui se produit maintenant ! Allez-vous agir ?

Surpris par l'animosité de la coréenne, Charlie Wilson arbora sa mine la plus ahurie, bouche bée et en la fixant, tandis que Derek Moore paraissait reprendre de l'énergie. Son essoufflement s'évanouit et il sourit en coin à la petite femme qui ressemblait étrangement à un ridicule chien aboyant. Néanmoins, il réagit enfin. Sa main se glissa à l'arrière de son pantalon et saisit l'arme de l'agent. Soo Ah ne s'en aperçut pas, elle était de nouveau focalisée sur la chamane et le français ; tous deux se battaient vaillamment pour ne pas être entraînés par les brouillards. Manuela poussait sur ses jambes et gesticulait à la façon d'un verre de terre et Daniel se stabilisait autant que possible dans le sable afin de ne pas perdre sa prise sur les mains devenues blanches de la vieille dame. 

Lorsqu'elle pivota pour menacer une seconde fois le psychopathe, elle poussa un hurlement qui résonna. Un cri qui provenait du fond de sa gorge et qui attira même l'attention de Daniel. A genoux, sa tête se tourna difficilement vers eux et ses yeux se posèrent sur le Tueur, son visage qui laissait présager à quel point retenir Manuela demandait une énergie considérable se transforma subitement. Ses pommettes s'affaissèrent et sa bouche chuta à l'horizontal, ses sourcils se froncèrent. Il était tout à fait sérieux en croisant les iris nonchalants de Derek Moore. Celui-ci tendait à bout de bras le revolver de Charlie et le braquait droit sur le français, ou sur la chamane. A cette distance, il était impossible de le déterminer. Cependant, ils se rappelaient tous le degré de haine et de mépris qu'il éprouvait pour la brésilienne. 

— Ne tirez pas ! ordonna Daniel.

Soo Ah s'apprêta à l'avertir de ne pas commettre une atrocité, mais Charlie la devança :

— Ne tire pas, le Trouduc ne serait pas content du tout !

— Mais si je tire, je la sauve d'une mort horriblement douloureuse. Les brouillards, ou peu importe, ne la ménageront pas. Je vise bien et je peux lui épargner quelques souffrances inutiles. 

— Je te l'interdis ! haussa d'un ton l'agent qui le toisait durement. Tue-la et toutes tes pulsions reviendront au galop. N'est-ce pas ? C'est ainsi que tu fonctionnes ! Tu t'arrêtes pendant un temps, le temps où tu réussis à te canaliser, puis tu assassines une victime et des dizaines suivent. Retiens-toi, bon sang ! Il n'existe qu'une personne sur terre capable de te contrôler, c'est toi-même ! Ne tire pas. 

Leurs regards s'accrochèrent et ne se quittèrent plus. Soo Ah les suppliait de sauver le français et leur guide, elle gigotait et produisait un bruit constant qui agaçait passablement le Tueur. Daniel tenait sa vie et celle de la chamane entre ses mains, il se penchait en arrière et tirait fermement, mais les brouillards redoublaient d'effort. Ils changèrent d'ailleurs de tactique. Au lieu de seulement saisir les chevilles de Manuela, ils remontèrent jusqu'à ses hanches, et plus encore. La brume la couvrit entièrement et sa bouche se retrouva ensevelie. Pouvait-elle respirer ? En tout cas, ses cris désespérés étaient étouffés. Ils grimpèrent même sur leurs mains entremêlées. 

Le désordre les submergeait, la mort les guettait, mais les deux américains se jaugeaient toujours. Et Derek se rendit compte de ce que Charlie voulait réellement, pourquoi il participait à cette quête à laquelle il ne croyait pas : il aspirait à extirper le Tueur des griffes acérées du mal qui le rongeait. Quel idiot. 

Finalement, il braqua son regard indifférent sur la femme à moitié invisible sous la brume. Soo Ah braillait. Daniel gémissait, les brouillards rampaient sur ses avant-bras, et il sentait la poigne de Manuela s'affaiblir. Charlie continuait de le regarder, comme s'il avait confiance en lui. Derek ne lâcha pas des yeux la chamane. Son index se recroquevilla. Le français jura, il était à deux doigts d'abandonner. La pulpe de son doigt frôla la gâchette. Le vent soufflait très fort désormais, frappant les murs de la cité et ses cheveux noirs. Sa main se raffermit sur le revolver. Ses boucles s'abattaient sur ses tempes. A l'instant où les orbes de la coréenne s'ouvrait en grand à cause de sa torpeur et qu'elle voyait clairement Saint-Germain basculer vers le sable, une détonation assourdissante retentit. 

La balle vola et chacun bloqua son souffla. Daniel s'attendait à la recevoir, échappant aux brouillards grâce à l'acte de bonté du Tueur, mais le choc ne l'atteignit pas. Le projectile virevolta jusqu'à heurter de plein fouet la brume un peu en dessous des pieds de la chamane. L'ennemi sembla accuser le coup péniblement, ce qui octroya suffisamment de temps au français pour tirer Manuela. Dès que son visage réapparut, elle prit une immense inspiration. A priori, elle était en apnée depuis quelques minutes. Il la releva promptement et bien qu'elle trébuchait et chancelait, il la garda près de lui et rejoignit l'équipe aussi vite que l'engourdissement dans ses jambes le lui permettait. Soo Ah enlaça machinalement son bras et ils ne se retournèrent pas une fois, courant comme s'ils ne s'étaient jamais arrêtés. Moore perçut la colère de leur ennemi et il ne voulut pas rester ici pour savoir comment ils répliqueraient.

— Je ne renoncerai pas de sitôt à mes massacres, souffla-t-il et Charlie ne put que l'écouter. Tu peux me battre à mort si mes pulsions se déclarent, mais je te déconseille de m'aider. Tu te briserais les dents, et je t'achèverais sûrement.

— Ne souhaites-tu pas survivre ? 

— Trop tard. J'ai tué jusqu'au point de non-retour. Souviens-toi, Trouduc, qu'à la sortie du désert, dans le cas où mon vœu n'est pas exaucé, je meurs ou je finis en prison où je foncerais certainement dans un mur. 

Charlie hocha la tête et il emboîta le pas du Tueur quand celui-ci se remit à courir, les brouillards à leurs trousses.

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