Épilogue

A seize heures, Derek Moore fixait le plafond de sa chambre en songeant à la suite de sa journée. Il avait l'envie irrépressible d'une sieste, sa matinée ayant été mouvementée, mais les infirmiers ne tarderaient pas à venir le chercher pour la collation. Il se força donc à garder les yeux ouverts. Il décida alors de s'asseoir. S'allonger sur son matelas plus ou moins confortable le menait constamment dans les bras de Morphée. Cependant, tout ne se déroula pas comme prévu. Monsieur Alistair, alias Tête d'œuf – les bonnes vieilles habitudes ne changeaient pas – toqua délicatement de sa main osseuse contre sa porte à moitié close et il entra sans demander son accord. Il l'invita à prendre place sur la chaise en face de lui. Bien qu'il ne contrôlait pas grand-chose ici, il se montrait toujours avenant, comme s'il était chez lui et que les autres devaient attendre son signal pour bouger. Le personnel jouait son jeu.

— Tu as de la visite aujourd'hui, déclara joyeusement Tête d'œuf.

Il guetta la réaction de Derek. Il ne cilla pas, ni ne sourit. Il demeura de marbre, ce qui ne surprit pas le médecin psychiatre. Mais, à l'intérieur, il s'enjoua et était même excité par cet événement qui n'était jamais arrivé auparavant. La curiosité explosa, mais il ne pipa mot.

— Je te rappelle les règles des visites, je doute que tu t'en souviennes depuis ton admission ici.

— Je me souviens parfaitement, surtout parce que j'ai vécu deux fois mon jour d'intégration. Mais je sais à quel point vous êtes content quand vous radotez, alors je vous en prie... Racontez-moi tout !

Tête d'œuf ricana.

— Puisque tu les connais, je vais faire court. Pas de câlin, pas de contact, maintiens un ton correct, pas d'emportement et pas d'insultes, garde ton calme et tout se passera bien. Dans le cas contraire, les soignants interviendront et tu seras ramené à ta cellule avec un gros point noir sur ton dossier. Le droit de visites te sera enlevé pour un certain temps ou définitivement... A mon avis, nous n'en viendrons pas à ces mesures, mais répète-toi les une dernière fois.

Moore acquiesça frénétiquement, se moquant visiblement du médecin psychiatre. Celui-ci gloussa à son manège. Malgré sa nonchalance, il distinguait le mélange d'appréhension et de jubilation dans les traits de son patient. Il se leva et Derek l'imita, puis ils sortirent de sa chambre et se dirigèrent dans les couloirs monotones de l'hôpital psychiatrique accueillant les âmes perdues de l'Utah. Ils gagnèrent le hall d'entrée, le traversèrent et repartirent dans des dédales qui lui procuraient à chaque fois des flashs. Il se revoyait très souvent dans les tunnels des souterrains ou dans les immenses salles du Stasensë. Il avait cru rêver un long moment, il n'était pas encore certain que ces jours périlleux aient vraiment existé. 

— La famille n'est-elle pas la seule autorisée à rendre des visites ? s'enquit poliment Derek pour combler le silence.

— En tant normal, oui. Mais nous savons tous les deux que tu es loin de la normalité.

— Je vous signale que vous travaillez dans un hôpital psychiatrique. Au cas où vous l'auriez oublié, rien n'est normal ici !

Tête d'œuf pouffa, mais ne répondit pas. Moore comprenait tout de même ce que sa phrase signifiait : la majorité des patients souffrait de pathologies psychiatriques, des troubles du comportement notamment, mais il était un meurtrier récidiviste. Son statut lui procurait une aura repoussante et une popularité assez controversée. Certains l'adulaient et cherchaient à lui ressembler. Le personnel exigeait de lui qu'il se tienne loin de ceux-là. D'autres le détestaient ou le fuyaient par peur. De toute façon, il ne voulait parler à personne. Ils n'étaient pas intéressants, ils ne possédaient pas le petit quelque chose en plus qu'il appréciait.

Son médecin psychiatrique poussa la porte du dernier couloir. Derek s'apprêta à le questionner sur sa présence à ses côtés actuellement. D'habitude, deux soignants accompagnaient les patients jusqu'à la salle de visite. Tête d'œuf ne s'en chargeait pas, il donnait simplement son accord. Après tout, il se dit que sa non-normalité justifiait cela. En revanche, il ne put y réfléchir davantage, car son guide ouvrit la voie et lui indiqua d'entrer dans la pièce carrée où trônaient uniquement une table en fer et des chaises en plastique. Il s'activa et son souffle se coupa dans sa trachée.

— Je rejoins la salle adjacente. Les soignants et moi-même y seront pour tout le temps de la visite, appelez-nous si besoin.

Son visiteur fit un signe d'accord et Tête d'œuf hocha machinalement de la tête, en regardant à nouveau son patient. Un rictus goguenard s'installa sur ses lèvres narquoises et il s'éclipsa. Le silence plomba la pièce. Derek Moore demeura statufié en plein milieu, l'homme de dos. Il était certain de reconnaître la nuance de son crâne, très bien rasé, et la couleur chocolat de sa peau lisse et pure. Et quand il se dirigea vers la chaise, il trébucha et s'assit lourdement pour éviter la chute ; c'était lui. Son Apollon. L'homme dont il avait rêvé depuis des mois. L'homme dont il cauchemardait dès qu'il fermait les yeux, ressassant la scène terrifiante de sa mort. Il était réel.

— Les médecins ne croyaient pas en ton existence. 

Son Apollon ne prononça aucun mot, il pensa à une hallucination. Il persévéra :

— Je n'ai pas parlé du Stasensë, sinon ils m'auraient dopé au calmant.

Pas de réponse. Son Apollon croisait les bras dans son costume noir moulant qui lui allait si bien. Il était vêtu et avait adopté une attitude similaire à leur rencontre. Toutefois, s'il n'était pas sujet à des illusions, alors il avait ce jour-là massacré des personnes innocentes dans une auberge lors de sa fuite, puisque une idiote avait eu la malheureuse idée de fouiller dans sa valise pour l'aider à déballer ses affaires. Cela, il ne l'avait jamais dit à l'équipe. D'ailleurs, si cet homme était réel, l'équipe aussi ? Brusquement, Derek sursauta à la voix rauque de son vis-à-vis.

— Tu as menti, gronda Apollon. Tu n'as pas tué autant de personnes que tu le prétends. De nombreux procès sont en cours reprenant les cas de tes soi-disant victimes et...surprise ! Tu n'es pas le meurtrier de la plupart d'entre elles. Sérieusement, combien en as-tu tué ? 

— Tu aimerais le savoir, railla Derek avec un faux sourire mauvais. Mais est-ce que ça change quoi que ce soit ? Je ne tue des gens, je fais souffrir des gens et je ne le regrettes pas la moitié du temps.

Le visage de son Apollon s'illumina d'une lueur saugrenue ; comme s'il était fier de lui. Et Derek comprit enfin. Tout était réel. Il n'avait rien imaginé. Pas une seconde. Il avait vraiment rencontré cet homme et il avait vraiment voulu se rendre. 

— Il m'a accordé mon vœu, fit-il sur le ton d'une conclusion. J'ai vécu des mois à me demander si tu n'étais pas une création de mon esprit et si tu étais vivant, quelque part, sur terre à vivre ta vie sans te soucier de moi. J'ai fait une rechute deux semaines après mon admission ici. Parce que je me suis auto-convaincu que tu existais et que tu ne voudrais jamais me revoir, j'étais dévasté, une épave.

— Comment y as-tu remédié ? 

— Je me suis persuadé du contraire. Que je t'avais créé et que je devais aller de l'avant, détruire l'image de toi dans mon esprit.

— As-tu réussi ?

— Non, mais ne le dis pas à Tête d'œuf, je lui ai promis que je t'avais oublié !

Charlie Wilson pouffa et esquissa même un début de rire, mais il n'en montra pas trop pour ne pas encourager Derek dans ses bêtises. Et là, il l'aperçut ; le regard de son Apollon trahissait toute la fierté, toute l'amitié qu'il éprouvait pour lui. Il sentit son cœur se gonfler et pour la première fois il avait fait les choses bien. Certes, il lui avait fallu l'aide du Stasensë, mais il était parvenu à formuler son vœu sans penser à son égoïsme. Désormais, l'agent était sain et sauf grâce à son choix.

— Comment vont les autres ? interrogea-t-il sur le ton d'une conversation banale. Enfin, d'abord, je devrais te demander si tu as eu des nouvelles.

— Honnêtement, j'ai failli ne pas reprendre contact ! avoua Charlie, en souriant de gêne. A mon réveil, je ne saignais pas, je n'étais pas non plus dans la salle du Stasensë et j'ai supposé un long rêve réaliste. Comme chacun d'entre nous, de ce que j'ai compris. J'ai reçu une flopée de messages des semaines plus tard d'un type bizarre qui assurait me connaître et vouloir me voir. J'ai mis cinq jours à lui répondre, parce que je pensais à un mauvais numéro ! Quel ne fut mon étonnement lorsque notre diva internationale a débarqué chez moi ! C'est lui qui s'est occupé de chercher nos numéros ou nos mails. 

— J'espère que la teigne et le Silencieux vivent avec lui, grogna Derek. C'était une de mes conditions.

— Le Stasensë l'a respecté. Magnus a intégré Yi Jing à son spectacle. Ils sont en bonne voie pour produire un nouveau cirque au Danemark. Et la teigne leur donne des conseils sur les costumes ou je-ne-sais-quoi... La diva parlait trop, je n'arrivais plus à suivre ! Je ne les ai pas revus, mais il parait que Daniel a quitté son travail et a déménagé en Corée du Sud. Il y reste jusqu'à ce que Soo Ah soit prête à partir, puis ils voyageront. Ils ont pris goût à l'aventure ! 

Sans qu'il ne s'en rende compte, une larme de soulagement roula sur la joue de Moore. L'agent s'approcha et malgré l'interdiction, il se risqua à toucher la peau de Derek pour l'essuyer. Ce dernier lui sourit. Tout allait dans le bon sens. Quand Charlie recula et s'adossa à sa chaise, son badge tinta contre la table en fer. Apparemment, il avait gardé son boulot, bien qu'il n'ait pas attrapé le Tueur des Anges. Il n'eut pas à poser la question.

— Je n'ai pas été rétrogradé ou viré, puisque le criminel le plus recherché d'Amérique du Nord s'est lui-même rendu aux autorités... Pendant toute la durée de ton énième procès, j'ai essayé de te rencontrer. Je voulais savoir si c'était un rêve ou non. Mais je n'ai pas réussi. Aujourd'hui, j'ai joué avec mon badge et ils m'ont permis d'entrer. 

— Quel hypocrite, marmonna Derek. Pas normal qu'il dit, Tête d'œuf... C'est surtout qu'il a pris peur devant Interpol...

— Et toi, Jaguar ? Dis-moi tout. Que t'offre ce palace ?

Moore rit jaune, mais il plongea dans ses pensées pour fournir à Charlie un panorama global de sa vie ici.

— Ouverte des rideaux à sept heures, petit-déjeuner, matinée activité sportive ou culturelle, déjeuner, mêmes activités que plus tôt, collation, temps libres ou jeux, dîner et dans nos chambres pour le dodo. Franchement, j'étais dépité en apprenant ta visite ! J'avais terriblement besoin d'une sieste. Je ne sens plus mes muscles depuis que j'ai remporté, haut la main au cas où tu te le demanderais, les matchs de foot. Je les ai tous battus, et paf ! Par contre, tu es en train de me faire rater le goûter ! Je le voulais ce sachet de bonbons ! 

— En résumé, tout va pour le mieux, ironisa Charlie.

— Je m'amuse comme un petit fou ! Sans jeu de mot, bien sûr. Entre Roger qui organise des concours de pets clandestins dans la bibliothèque et Carter qui n'a pas besoin d'un concours pour péter dans le couloir en pleine nuit, c'est l'extase ici ! Mais, et je ne le dis pas parce que je m'ennuie plus qu'un rat mort, si tu pouvais me rendre visite plus souvent, ce serait sympathique de ta part, Apollon !

— J'ai saisi le message, Jaguar.

Dans cette salle, à l'intérieur de cet hôpital psychiatrique avec un horrible parking en pente, paumé au milieu de l'Utah, aux Etats-Unis et sur cette terre, deux amis se retrouvaient et discutaient sans animosité, sans danger. Ils n'évoquèrent plus jamais le Stasensë. A quoi bon ? Ils avaient finalement obtenu tout ce dont ils rêvaient. Charlie Wilson avait réussi à sauver une âme. Pas celle de son frère cependant. Mais celle de Jaguar lui semblait bien plus méritoire. Derek Moore gagnait petit à petit la rédemption. Il ne sortirait pas de sitôt d'ici, mais il apprenait à être lui-même. Sans les pulsions, sans les tueries, sans la honte. La culpabilité cuisante lui remémorerait à quel point il avait été un être abject et il certifia à son Apollon qu'il ne répandrait jamais plus son mal. S'il devait être enfermé pour le restant de ses jours, ce sera son prix à payer.

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