Brouillards

Daniel Saint-Germain avançait à pas feutrés, hagard et prudent, il prenait garde à là où ses pieds se posaient. Le vent ne soufflait étrangement pas, contrairement à ce qu'il semblait de l'extérieur. L'air pesait sur ses respirations d'une façon assez agréable. Il se croyait presque dans un sauna, bien au chaud plongé dans une atmosphère apaisante. Cependant, il lui était impossible de distinguer le sable à cause d'une brume épaisse qui s'élevait du sol et atteignait son torse ; même en se baissant, il ne pouvait que sentir les fines particules dorées sous ses doigts. La bonne nouvelle : n'importe où ils s'installaient, les bourrasques ne les dérangeraient pas. La mauvaise : l'ambiance n'avait rien de ce qu'ils observaient en dehors. Comme si un filtre d'illusions voilait leur vision de la cité.

Il se souvint que Manuela avait glissé une lampe torche dans tous les sacs. Il ouvrit le sien et farfouilla pour en sortir l'objet ; il l'alluma et essaya d'y voir plus clair, mais la brume entravait complètement sa vue. Soupirant, il tourna en cherchant une solution. Daniel aperçut un muret et monta dessus, puis il s'appuya dans un renforcement et se hissa sur la paroi rocheuse après avoir vérifié qu'elle ne s'effriterait pas. En haut, il balaya la cité d'un coup circulaire de sa lampe, mais n'assista qu'au règne du brouillard.

Il redescendit et retourna jusqu'à l'équipe seulement pour découvrir une scène à laquelle il ne s'attendait guère. Charlie surplombé par Derek et une pluie de poings qui s'abattait sur son visage. Yi Jing avait l'air de ne pas leur prêter attention et il s'occupait de son petit frère, lui interdisant de regarder les deux américains. Soo Ah leur hurlait de s'arrêter sans succès, tandis que Magnus prononçait un tas d'insultes à leur intention, agacé. Et Manuela les ignorait. Elle se rapprocha de lui et demanda à voix basse :

— Les morts m'ont parlé. Cette cité n'inspire apparemment pas confiance. Décris-moi ce que tu as vu.

— Du brouillard, lui répondit-il sans quitter des yeux les américains. Mais il n'est pas dangereux. Du moins, je choisis clairement cette cité à la tempête.

— Je ne ressens rien de mauvais, acquiesça la chamane. Toutefois, les morts grondent et une vibration parcourt mon être ; quelque chose pourrait advenir. Partir et continuer de marcher au risque d'attirer la colère de cette équipe ou dormir ici ? Ils ne nous laisseront pas la décision, je le crois. Allons-y. Je ne vous imposerais pas de séparer ces deux idiots – qu'ils s'entretuent, nous recevrons la paix.

— Je ne saisis pas pourquoi vous l'avez accepté dans l'équipe, si vous souhaitez l'abandonner ici. Et pourquoi donnez-vous l'impression de ne pas aimer l'agent ? Vous le traitez de l'exacte même manière que le Tueur.

— Aucun ne mérite le pardon des morts et j'écoute les morts. Ils crient leur haine pour leur assassin, mais ils haïssent davantage l'agent pour ne pas les avoir vengé. Ils exigent qu'ils se perdent tous deux dans le désert et finissent ravagés par la déraison.

— Alors vous exécutez la parole des morts, soupira le français. Mais est-ce vraiment une bonne idée d'entretenir la haine des défunts ? Ne devriez-vous pas les aider à aller de l'avant afin de se débarrasser leur fardeau ?

— Ne cherchez pas à comprendre la nature des morts, conseilla-t-elle, parce qu'il faudrait d'abord comprendre la nature des vivants, ce que vous ne maîtrisez visiblement pas.

Il opina docilement du chef. La chamane n'attendit pas la fin de leur dispute mouvementée et se dirigea à l'aveugle dans la cité. Elle passa sous l'arche fissurée et fragile qui  paraissait sur le point de s'écrouler. Aussitôt qu'elle emprunta un chemin, elle disparut de son champ de vision. Venait-elle de traverser le filtre ? Soo Ah se méfiait également, mais elle rencontra le regard rassurant de Daniel et son inquiétude diminua jusqu'à rendre à son visage rond ses traits tranquilles.

— Ne vous tracassez pas et mettez-vous à l'abri, déclara-t-il gentiment, nous dormirons bien ce soir. Rejoignez Manuela. Vous aussi, Yi Jing ! Je me charge de ces deux-là.

L'As Danois s'empara des sacs à dos des deux chinois et il les accompagna dans la cité. Soo Ah hésita. Elle s'arrêta à quelques pas de l'arche et pivota curieusement. Les américains se battaient encore, sauf que Charlie avait repris le dessus.

— Tu es le pire Apollon de tous les temps, enfoiré !

Derek Moore répétait cette insulte ultime en boucle, tel son mantra, et se laissait battre. Charlie mettait peu de force dans ses poings, mais ces coups suffirent à blesser le Tueur. Les lèvres de ce dernier étaient tâchées d'un sang rouge vif, un mince filet qui s'écoulait lentement. L'agent n'était pas dans un meilleur état. Sa joue gauche luisait d'un mélange impressionnant de bleu et de violacé, son front était quelque peu ouvert, ainsi que son arcade sourcilière droite.

— Peut-on savoir à quoi vous jouez encore ? Expliquez-moi les règles de ce jeu, je serais ravi d'y participer ! railla Daniel.

— Napoléon ! s'écria Moore, quand Charlie cessa de le frapper, et il cracha le sang dans sa bouche. Quel plaisir de vous revoir, je n'espérais pas du tout que cette cité vous tuerait ! C'est vrai, je préfère vous ôter moi-même la vie !

— Nous avons des affaires à régler, coupa l'agent. Partez, nous vous joindrons plus tard.

— Serez-vous toujours en vie ? questionna sérieusement le français. A mon avis, je vous quitte des yeux une minute et il vous tue.

— Je prends ce risque.

Ne répliquant rien, Daniel Saint-Germain haussa les épaules et tourna les talons, il s'empressa de retourner à la cité où Soo Ah se tenait encore. Dans son dos, il perçut les éclats de voix des deux hommes.

— Je ne permettrai jamais que tu t'attaques à eux ! tonnait Charlie. Ose faire un pas et c'est fini !

— Oh Trouduc, seras-tu capable de terminer ta mission ? Tu oublies, je crois, la lâcheté que tu as prouvé à l'auberge et ici même. Quel agent ? Interpol ne te sauvera pas, Interpol sait à quel point tu es inutile pour eux, ils ne viendront certainement pas ! Dégaine ton arme, vas-y, et vise-moi ! Je te défie de tirer. Je suis convaincu que tu n'en auras pas le courage !

Brutalement, Daniel assista au pire panorama imaginable. L'agent attrapa l'étui de son arme et voulut la sortir, sa main pointa le Tueur. Or, elle était vide. Derek Moore l'imita, mais le revolver se trouvait désormais à quelques centimètres des yeux de Charlie qui peina à déglutir.

— Tu l'as volé ! vociféra-t-il. J'ai gardé un œil sur toi à chaque instant, c'est impossible. Comment ?

— Tu oses me demander comment... Comment ? Peut-être grâce à ton incompétence et à l'absence total de courage..., tu n'es pas un homme, tu n'es pas Apollon. Et tu sais quoi ? Si je te tue maintenant, mes pulsions seront satisfaites pour un bon moment et les autres n'auront plus à me craindre... Te sacrifieras-tu ? Ne bouge pas, mon cher, je suis précis d'habitude, tu ne souffriras pas longtemps.

L'agent le fixait abruptement, les poings serrés et ensanglantés. Il menaçait le Tueur de son regard impénétrable. Il ne le suppliait pas de l'épargner, il le lui ordonnait. Mais son vis-à-vis ne paraissait pas saisir la lueur dangereuse dans ses iris. Il se moquait de lui, ricanant d'un son guttural. Et la balle partit toute seule. La détonation retentit dans la plaine silencieuse du désert et la cité fut témoin de cet acte imprévisible – ou pas tant que cela. Soo Ah eut tout juste le temps de pousser un cri ahuri et sa mine se tordit avec horreur. Daniel leva sa paume et la dirigea sur eux par réflexe, un champ magnétique – identique à celui qui avait combattu la tempête – s'arracha de son corps et anéantit instantanément la balle qui était à mi-chemin entre les deux hommes.

— Oh, mais non ! s'insurgea Derek, s'agitant dans des mouvements exagérés et courant vers le français. Napoléon, pourquoi ?! J'allais en finir au cas où tu n'avais pas remarqué ! Il me tape sur le système, d'accord ? Laisse-moi me défouler !

— Chaque membre de l'équipe reste sous ma protection, avertit Daniel. Vous inclus. Je vous protège du monde, et particulièrement du Stasensë, mais je vous défendrai aussi de vous-mêmes. Ne le touchez pas, je serai intransigeant.

— Ouh, j'ai peur !

Il lui tira la langue et postillonna, pendant que Daniel étreignait la main fine de Soo Ah et l'entraînait à l'intérieur de la cité, tentant de localiser l'équipe. Seuls, au vent, Charlie ne s'aventura pas à s'approcher de lui, le torse soulevé par sa respiration irrégulière.

— Peu importe ce que Napoléon souhaite ou ce que la chamane a prévu pour moi, souffla Derek assez fort pour qu'il l'écoute, je mourrais si je ne vous tue pas, car mon abstinence signifierait que ma folie s'efface et ceci conduirait à ma perte.

— Je n'arrive pas à comprendre ! Pourquoi te sens-tu obligé de tuer ? Prenais-tu sérieusement tes médicaments à l'hôpital ?

Le calme revint entre eux. La dispute, semblait-il, n'avait jamais éclaté.

— Les médicaments qui m'endormaient ? Je n'ai pas besoin de sommeil, je dors parfaitement bien et je contrôle mon énergie tout seul !

— Tu contrôles ton énergie ? s'exclama Charlie. Permets-moi d'en douter.

— C'est un détail ! Bref, les médicaments ne maîtrisaient pas mes pulsions et ce n'est pas elles qu'ils endormaient. S'il te plaît, Trouduc, lorsque tu te décideras à m'arrêter, envoies-moi en prison. Je refuse l'hôpital !

— Le Trouduc a compris le message.

Derek pouffa et se dirigea vers la cité, légèrement moins happé par ses pulsions. Il s'essuya le coin de ses lèvres ce qui étala la trace de sang sur son menton. Charlie le suivit en silence et ils entrèrent ensemble dans les ruines, l'agent zieutant quelque peu sur son revolver que tenait toujours le Tueur. Il n'aspirait pas à lui reprendre, cela l'énerverait de nouveau et il souhaitait éviter une autre réaction excessive. Se battre à coup de poings une fois suffisait amplement. 

Ils cherchèrent l'équipe un moment, empruntant le seul chemin possible. Ils se guidèrent à l'oreille et les trouvèrent rapidement, puisque Magnus ne cessait de rouspéter à cause du manque de confort. 

— Vous vivez encore, marmonna Manuela à l'attention de Charlie. J'aurais parié le contraire.

— Dites-moi, ce brouillard va-t-il poser un problème ? répondit l'agent. 

— Napoléon pourrait jouer avec ses doigts magiques et faire un tour de passe-passe pour nous en débarrasser.

— Ne m'associez pas à la magie, grogna Daniel. Je ne ressemble en rien à un magicien.

— Je le confirme ! s'exclama Magnus. La magie repose sur l'art de l'illusion et la création de phénomènes inexplicables à l'œil profane par des techniques soi-disant occultes. Les magiciens ne produisent pas de champ magnétique ! Du moins, je n'en suis pas au courant ! 

Les américains prirent place en s'appuyant contre un mur et acceptèrent la nourriture tendue par Soo Ah. Assis, ils disparaissaient presque dans le brouillard. Celui-ci les contournait et tournait autour d'eux, comme s'il les analysait. La coréenne présumait que la brume déterminait leur légitimité à fouler le sol de l'ancienne cité. Elle ne parvenait pas à supposer ce qu'il adviendrait d'eux dans le cas où ils n'étaient point les bienvenus. Soudainement, elle crut entendre un son venu d'un autre monde, un murmure qu'aucun d'eux n'engendrait, et ses poils se hérissèrent sur ses bras. Elle regardait frénétiquement l'endroit qu'ils avaient choisi pour refuge. Parmi ces ruines, se trouvaient les vestiges de deux murs porteurs qui leur permettaient de s'adosser à une paroi ferme. La roche ne se brisait pas, fière ambassadrice d'un passé révolu.

— Que se passe-t-il, Madame Moon ? questionna Daniel en gobant sa soupe de riz en sachet. 

— Elle entend des voix, conclut nonchalamment Derek.

— Oui, vous ne les percevez pas ? Une voix féminine, je crois, qui chuchote, mais je ne réussis pas à capter ses mots.

— J'hésite entre deux solutions, exposa Manuela et Soo Ah se concentra sur elle. La plus probable consiste en cela : la chaleur du sol et le froid du désert contrastent, ce qui provoque la brume. L'autre... Elle ne vous plaira pas.

— Généralement, j'évite de me fier à la nature, maugréa l'As Danois, puisque je finis systématiquement dans le pétrin à cause d'elle. A votre avis, qui se retrouve toujours sous l'orage en pleine route de campagne ? Qui subit les grêles sans pouvoir s'abriter ? Qui ne campe plus avec ses amis depuis qu'un ours et un sanglier, dans la même soirée et à deux heures d'intervalle, s'en sont pris à sa tente ? Je préfère déjà la solution deux !

— Eh bien, ne regrettez pas vos mots, jeune homme, soupira la chamane. Si mes soupçons sont fondés, nous sommes encerclés par des brouillards, et je parle bien au pluriel. Des gardiens mystiques de cette cité qui empruntent leur forme à la brume, mais qui peuvent nous engloutir jusqu'en enfer en une poignée de secondes.

— Je préfère la solution une ! cria soudainement Magnus.

Mal à l'aise, ils gigotèrent en rythme. Ils pensaient à se lever et fuir, mais Manuela ignorait complètement les brouillards. Elle dînait et ne s'attardait pas sur ce qui l'entourait. L'équipe finit par se calmer et se rasseoir convenablement, bien qu'ils maintenaient des visages déconfits. Ils prenaient garde à rester suffisamment éloignés de la brume pour ne pas être touchés. 

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