Bonus
Ceci est une courte nouvelle qui se déroule après les événements du Stasensë : spoiler, ce petit bonus se finit bien (no panic !). J'espère qu'elle vous plaira !
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Projecteurs. Applaudissements. Cris. Sifflements. Sifflements d'enthousiasme, bien sûr. Car qui pouvait siffler méchamment le célèbre magicien qui faisait tourner toutes les têtes ? Fumées. Lumières vertes, violettes, rouges, bleues, et même des effets arc-en-ciel. Toujours plus de cris. Foule en délire. Jets de paillettes... Jets de paillettes ? Bon, il n'avait pas été prévenu, mais cela ne lui déplaisait pas, au contraire. La salle, remplie de centaines d'admirateurs, hurlait son nom dans une harmonie quasi-jouissive. En coulisse, le staff tapait des mains en cadence, tout aussi heureux que les spectateurs. Plus nombreux ils venaient, plus il rentabilisait les décorations, le prix du lieu, les coûts de transport... Tant de profit à se faire grâce à ce seul nom que l'on martelait en boucle.
Très vite, le silence se fit après un dernier élan d'ardeur passionnée pour le magicien, puisque la foule laissa sa place à la musique. Une chanson plus folle encore que la réputation de cet homme, une mélodie déjantée en anglais, d'où ressortait un seul mot : magic. C'était bien pour cette raison qu'ils avaient fait le déplacement des quatre coins du Danemark, et au-delà. Certains prenaient le train ou l'avion juste pour le voir, lui, et cette perspective gonflait affreusement son égo déjà surdimensionné.
— Qu'est-ce qu'ils te trouvent ? Je ne comprendrai jamais...
Roulant des yeux pour marquer ses propos, le jeune garçon fit mine de se désintéresser immédiatement de la dispute qui s'apprêtait à éclater par sa faute. Le magicien réagit en un claquement de doigt, ses orbes effectuant un roulement similaire, tout en jurant en danois, ce que le petit n'avait pas besoin de traduire pour en interpréter le sens. A force, il avait plus ou moins deviné quel genre de mots sortaient de la bouche agacée du blond.
— Eh, Jing-Jing, tiens ton gosse avant que je ne m'énerve ! Il est infernal depuis ce matin.
— Seulement depuis ce matin ? rétorqua ledit Jing-Jing. Tu dis ça tous les jours. Et ne m'appelle pas...
— Peu importe ! trancha le magicien. C'est le dernier spectacle de ma tournée, alors tu vas te tenir tranquille, te taire et faire exactement les mêmes gestes que d'habitude. Ni plus, ni moins. Tu as pigé, la teigne ? Juste ce que je t'ai appris ! Tu n'improvises pas. Tu ne parles pas. Tu...
— C'est toi qui devrais te taire si tu ne veux pas gâcher ton timing !
En effet, son manager lui adressait deux gros yeux en désignant les haut-parleurs, signe que la musique d'introduction se finissait dans une poignée de secondes. Magnus attrapa à la va-vite une bonne poignée d'une poudre grisâtre qui sentait mauvais et qui faisait tousser Jiahao toute la soirée ; puis, il fonça vers les rideaux, se plaça dans une posture peu confortable, tordue et bancale, mais qui reflétait en tout point son caractère, celui d'une diva. Lorsque les pans se retirèrent pour que la salle toute entière découvre l'objet de leur admiration, les hurlements reprirent, les applaudissements aussi.
Le magicien apparut dans un écran de fumée engendré par sa poudre qui piquait le nez. Les hurlements de son nom ne se tarirent pas le moins du monde, redoublant à son petit tour ridicule – ridicule et inutile selon Jiahao qui le toisait, caché dans les coulisses, en mâchouillant son chewing-gum mentholé qui lui piquait la gorge. Magnus l'avait grondé après le dîner, puisqu'il avait refusé de se laver les dents. Pour se venger, et pour le punir, il l'avait forcé à garder cette pâte dans la bouche jusqu'à la fin de la soirée. Le goût se perdait de plus en plus, par chance.
Certains s'allégèrent des roses qu'ils avaient apportées et Magnus sauta sur l'occasion pour ouvrir son spectacle sur son tour classique ; c'est-à-dire transformer ces belles fleurs en tout un tas d'autres objets. Cela amusait beaucoup les enfants qui commençaient déjà à rire à gorge déployée, pendant que tous les adultes cherchaient à percer à jour ses secrets. Il était accoutumé à la curiosité maladive des non-initiés. A ce jour, Jiahao le harcelait de questions pour reproduire ses manœuvres et si parfois il lui confiait ses techniques au cas où le garçon suive ses traces plus tard, il lui mentait souvent ou ne répondait pas à ses interrogations intarissables. Qu'importe qu'il se vexe et boude dans sa chambre.
De temps en temps, il surprenait Yi Jing à roder dans son atelier, traînant entre ses outils de magicien, les observant sous tous les angles pour en presser les mystères. Magnus n'hésitait pas à le taquiner à ce sujet, faisant exprès de le prendre en pleine analyse pour l'embarrasser. Le chinois niait toujours, n'admettant pas que le domaine énigmatique de la magie l'intéressait beaucoup. Un jour, il désobéirait au code tacite et il leur révélerait tous ses secrets, mais c'était tellement drôle d'écouter leurs théories absurdes.
Pour le moment, Magnus se reconcentra sur sa prestation. Tout se déroula parfaitement bien. La foule continuait de sourire à ses tours, émerveillée par sa dextérité, ils riaient aux plaisanteries qui incluaient certains spectateurs, telles que des apparitions mystère, des dessins sur la joue tout à coup ; quelques-uns pensèrent à des complices, mais le magicien leur prouva le contraire, jouant justement sur ces vives réactions pour les impressionner d'autant plus. Les questionnements augmentèrent au fil de la soirée. Quand il invita des spectateurs sur scène, ils étaient plus focalisés sur le placement de ses mains, sur les éléments du décor que sur la véritable astuce, bernés du début à la fin.
Cette année, il avait enfin réalisé son rêve.
En se réveillant dans son lit, sa valise faite et disposée à l'entrée de sa maison, prêt à partir pour le Stasensë, il se souvenait très nettement des palpitations de son cœur, de la colère omniprésente dans son esprit, sur le point de prononcer une ribambelle d'insultes à l'encontre d'un Derek Moore...qu'il n'était pas censé connaître. Il s'était habillé. Mollement. Il avait scruté son passeport. Avait appelé son manager pour lui annoncer son départ..., mais il s'était rétracté et avait raccroché à la hâte pour se jeter sur son ordinateur. Un à un, il avait recherché les noms des sept autres individus loufoques qui l'avaient accompagné dans son cauchemar étrange... Et il les débusqua.
L'un après l'autre, ils apparurent dans son moteur de recherche et bouche bée, il avait étudié leurs réseaux sociaux avec minutie. Il existait bel et bien une Manuela Correia qui proposait ses services quelque part dans les tréfonds d'Amazonie, mais son site web avait été mis à jour, déclarant son récent décès et l'arrêt définitif de son activité ; un Yi Jing était bel et bien acclamé pour sa beauté froide et son visage était sur tous les comptes de jeunes femmes asiatiques ; Jiahao était introuvable, trop petit pour que qui que ce soit se penche sur son cas, à contrario d'une infirmière en Corée du Sud, d'un professeur en France et d'un gars d'Interpol. Il s'était figé devant son écran. Impossible, s'était-il dit. Et pourtant, il se remémorait cette aventure seconde par seconde. Que diable avait souhaité ce satané Jaguar ?!
D'ailleurs, celui-là ne correspondait pas à ce qu'il savait de lui. A priori, il s'était évadé de prison, puisque son Apollon le traquait et avait finalement rejoint leur troupe de gens bizarres. Non. Derek Moore, le cruel Tueur des Anges, avait été mis derrière les barreaux et aucun journal n'évoquait sa fuite. Par conséquent, il y était encore. Magnus avait eu du mal à croire à cette folle histoire. De toute évidence, il était revenu au jour de son départ pour la Chine. Il n'avait pas vécu la périlleuse aventure du Stasensë, mais, en fait, oui, d'une certaine façon, il l'avait vécue. Confus au possible, il avait déniché le premier numéro, celui d'une agence d'Interpol, il s'était battu verbalement avec plusieurs employés, avait revendiqué détenir une information capitale qu'il donnerait uniquement à Charlie Wilson.
Après des heures au téléphone, ce fut Charlie lui-même qui le contacta.
— Sérieux ? avait-il scandé. Ça fait des heures que j'appelle toutes les agences Interpol d'Amérique et toi, tu mets mon nom dans ta base de données et bam ! tu me trouves ! C'est pas juste !
— C'est de la folie ! De la folie furieuse ! Tu es...réel, lui avait-il répliqué, désabusé.
— Evidemment que je suis réel ! Qu'est-ce qu'a fabriqué ce malade de Jaguar, hein ? Qu'est-ce qu'il a souhaité, à la fin ?!
Ils avaient compris d'eux-mêmes. Tissant à nouveau les liens qu'ils avaient déjà tissés auparavant, confirmant qu'ils se connaissaient tous et qu'aucun n'avait rêvé, ils avaient repris leurs vies. A quelques différences près. Alors que Yi Jing emportait son petit frère loin de ce cirque abusif, leur retour brutal à la réalité les avait complètement interrompus et ils avaient manqué leur occasion de fuir. Ce fut Magnus qui les tira d'affaires. Il avait déboulé dans leur campement, un soir, poursuivi par son pauvre manager qui subissait ses délires à propos d'une teigne et d'un silencieux qu'il fallait sauver de leur triste sort. Il les avait arrachés à leur patron sans un mot, dans une pirouette fantasque qui avait fait rire le garçon.
Depuis ce jour, Magnus avait un rêve. Un vrai rêve pour le coup. Celui de bâtir tout un spectacle en la mémoire de ce faux rêve qu'ils avaient tous vécu. Tout au long de sa tournée, ils les avaient convoqués – ou, comme il le qualifiait, le magicien avait envoyé ses invitations privées. Charlie avait eu l'autorisation spéciale, à l'incompréhension totale du staff, de filmer tous les tours afin de les partager avec Jaguar. Ils s'étaient au final tous retrouvés, devant sa prestation ou autour d'un café, dans sa maison ou dans un hôtel. Ils avaient assisté à un enchaînement de tornades sableuses, des voltiges au milieu d'un désert, il avait recréé les steppes, les dunes, les montagnes tout en décors, en magie ou même en musique, concevant son show de A à Z. Son manager en avait été pantois toute une journée.
Trois ans qu'il avait portées ce projet. Trois ans et il prenait fin ce soir, mais Magnus n'était pas déçu ou mélancolique. Il s'était préparé à clore sa tournée et peut-être inventerait-il un autre spectacle dédié à l'une de ses plus grandes fiertés dans la vie, survivre aux épreuves du Stasensë.
Tout était parfait jusqu'au dernier tour. Un classique. L'assistant enfermé dans la boite et disparition ! Jiahao s'était exécuté geste après geste, mot après mot, ainsi que le magicien lui avait enseigné et il s'apprêtait à achever sur l'ouverture du caisson vide, sauf que...
— Je me sens pas bien... Je veux partir...
Le micro du garçon était allumé et tout le public avait pu entendre sa voix traînarde. La mâchoire du magicien se crispa et il inspira profondément pour maintenir une expression calme. Il improvisa :
— Oh, notre jeune assistant n'aime pas la boite. Il faut vite l'en sortir. Ne t'inquiète pas, la teigne, Magnus Jesper vole à ton secours.
Il mima ses mouvements habituels pour faire « disparaître » son assistant qui, en réalité, se trouvait d'ores et déjà dans les coulisses. Sauf que...
— Je vais vomir... Pas bien... Fatigué...
Personne ne perçut le reste de ses plaintes, car le staff parvint à fermer son micro. Les sourires vacillaient dans la foule. Une fois de plus, la diva joua de ses charmes et enthousiasma son audience, leur faisant oublier l'intervention du petit assistant que le magicien comptait bien gronder à la fin de son spectacle. A la minute où il conclut sur l'ouverture de la boite, que la musique se déchaîna, courbettes et salutations, il jaillit dans les coulisses en quête de la sale teigne qui avait volontairement – il en était sûr – saboté son dernier soir de représentation.
— Où elle est, la teigne ? N'essayez même pas de le cacher ! accusa-t-il aux regards fuyants du staff. Où ? Je vais l'étriper ! Pourquoi est-ce qu'il passe son temps à me mettre des bâtons dans les roues ? J'aurais dû le laisser en Chine !
— Euh, Monsieur Jesper, c'est que... Ils sont rentrés. Son père l'a ramené à la maison, donc...chez vous. Je-Je ne crois pas qu'il cherchait à vous embêter. Il avait l'air vraiment mala...
— Bah ! Vous ne vivez pas avec, ça c'est certain ! Bref, merci à tous, bonne soirée, je m'en vais enterrer une teigne !
Et sur ces paroles qui firent esquisser des grimaces inquiètes et des ricanements pour d'autres, Magnus prit congé dans sa loge pour se changer. Non, il ne resta pas davantage. Il remercierait son merveilleux staff demain lors d'un repas qu'il avait organisé des mois à l'avance pour les récompenser de leurs services. Non, il ne rectifia pas leur méprise, jamais, au sujet du garçon et du soi-disant père. Tous pensaient que Yi Jing avait eu le garnement très tôt et il l'élevait, haussait le ton quand la teigne dépassait les bornes, le félicitait quand il accomplissait des progrès dans son apprentissage, lui faisait faire ses devoirs en plein spectacle s'il le devait. Donc, nul ne doutait que l'un était le père et l'autre l'enfant, et aucun des trois ne les avait contredits.
Sur le chemin du retour, son manager lui lançait des coups d'œil par-dessus son épaule. Magnus n'avait pas décoléré. A vrai dire, il s'y attendait. La teigne et lui continuaient à se chamailler sans répit, mais sa comédie l'avait privé de son petit plaisir et il n'avait pu dire adieu correctement à sa tournée. Une déception qui grandissait visiblement en lui.
— Ne le punissez pas trop sévèrement. En fin de compte, ce n'est qu'un enfant.
— Un enfant qui savait ce qu'il faisait ! Dans le simple but de...de...
La frustration se lisait sur tous ses traits. Oui, le garçon le décevait réellement pour la première fois. Chez lui, il claqua fort la porte et propulsa ses sacs dans un coin, envoya son manteau par terre et passa à toute vitesse devant Yi Jing, deux bouteilles de bière sur la table.
— Ne le défend pas ! avertit Magnus sans ralentir. Je vais le secouer par les oreilles, ta sale teigne !
— C'est ma teigne, maintenant ? marmonna Yi Jing, et il s'exprima à voix haute. Il dort, n'y va pas.
— Je te demande pardon ? J'adore ce gosse, okay ? Et ça me coûte de l'avouer, mais, là, c'est trop !
— Il est malade, Magnus. Pour de vrai. Je l'ai vu vomir de mes propres yeux. Il est aussi blanc que tes fesses et j'ai pris sa fièvre. Rien d'alarmant pour l'instant. A surveiller.
Le magicien s'était stoppé net entre deux marches de son escalier en colimaçon. Il envisagea que le chinois puisse protéger son petit frère en mentant de la sorte et il jaugea tour à tour son canapé et son étage, mais il abandonna rapidement et se joignit à lui, s'enfonçant dans ses coussins à faux poils tout doux, soupirant d'aise.
— J'ai besoin d'Aquavit, pas de bière.
— Tu auras ce que contient ton frigidaire, souffla Yi Jing.
Or, il avait de l'Aquavit ce week-end. Magnus se redressa dans un sursaut et foudroya le chinois de son regard exagéré.
— Tu l'as bue ! Bon sang, mec, tu avais arrêté de boire ! Quelque chose ne va pas ?
Yi Jing aurait pu sourire. Oui, il aurait pu. Son ami était alerté par un détail si insignifiant. Enfin, insignifiant... A son arrivée au Danemark, il était alcoolique, désemparé par son expérience sordide au Stasensë et traumatisé par ses années au cirque. Magnus l'avait extirpé de la boisson, peu à peu.
— Si une diva, un gars aussi irrécupérable que moi peut devenir meilleur, tu peux ! Tu dois même ! avait-il proclamé.
Aujourd'hui, il lui crevait les tympans et le bousculait pour qu'il confesse avoir sifflé son alcool toute la semaine. Yi Jing opina du chef pour qu'il se taise et permette à Jiahao de se reposer à l'étage.
— Bon, parle à ton pote ! Parle à la diva, elle ne dira rien.
— Tu raconteras tout à Soo Ah, ne mens pas.
— Elle est infirmière, Yi Jing. Elle en a croisé des cas comme toi. Mais, ne change pas de sujet.
Yi Jing expira tous les non-dits des jours passés et bredouilla dans un anglais où son accent chinois ressortait plus que d'habitude :
— C'est juste que... C'est juste que je m'ennuie. Ta tournée était superbe, vraiment. J'ai voyagé avec toi. Hao a vécu plein de trucs sympas grâce à toi et je t'en serai toujours reconnaissant, mais...le Danemark et ce travail de décorateur...
— Décorateur-scénographe, ne put s'empêcher de corriger Magnus, tu es mon fidèle décorateur-scénographe depuis trois ans. Tout le monde apprécie tes décors. Certains les commentent plus que ma performance. Ils sont géniaux tes décors et tes mises-en-scène, elles sont fantastiques ! Tu as énormément de talent pour ça.
— Oui, mais...
Yi Jing ne réussit pas à formuler le fond de sa pensée. Il pesta en chinois, se mordit la lèvre inférieure et finit sa bière d'une traite sous le regard constant de Magnus.
— Tu n'as pas besoin d'en dire plus.
Et Magnus se leva, prit sa bouteille et se dirigea vers l'étage. Yi Jing se sentit aussitôt coupable d'éprouver ce vide en lui. La diva leur avait tout offert : il les avait sauvés littéralement, avait rétabli l'ordre dans leur vie, avait payé une professeure à Jiahao pour qu'il rattrape tout son retard, puis des cours à distance pour qu'il étudie comme un élève danois tout en l'assistant dans sa tournée, avait donné un travail au plus âgé pour lui changer les idées, l'avait présenté à une psychiatre et l'avait détourné de l'alcool... Autant de faveurs, un bienfaiteur en or avec qui il aimait vivre et avec qui il s'épanouissait. Sincèrement. Mais, il y avait ce vide.
— Eh, Magnus, le prend pas...
— Mal ? Je ne le prends pas mal, ne t'en fais pas. Je vais me coucher. J'espère pour vous deux que la teigne ne jouait pas la comédie, sinon ça va barder !
Yi Jing tenta de le retenir. Il se leva à sa suite, mais la porte de sa chambre claqua à son tour sans qu'il n'ait atteint l'escalier. Magnus ne le prenait vraiment pas mal... Il n'avait pas osé renchérir sur sa tirade, mais il ressentait un vide similaire. En d'autres termes, ils étaient tous les deux heureux, épanouis, n'avaient à se plaindre de rien, mais il grossissait une sensation venimeuse à l'intérieur d'eux.
Il s'agissait d'une sensation commune à chaque individu qui s'était aventuré dans le désert de Gobi, qui s'était hasardé aux épreuves du Stasensë et qui en était revenu vivant. C'était le manque. La dépendance. La perte. Le manque du risque. La dépendance au risque. La perte du risque. Le retour abrupt à leur quotidien. La routine. La monotonie. Et Magnus avait beau exercé un métier riche en couleur, contrairement à d'autres professions plus redondantes et moins excitantes, il s'ennuyait. Il savourait le succès de sa tournée et sûrement l'avait-il créée en la mémoire du Stasensë pour combler ce vide, mais, désormais, il retombait déjà dans ce gouffre sans fin.
Le lendemain, Jiahao s'était à peine réveillé une heure pour siroter un médicament et s'était étouffé à chaque gorgée, et il n'avait pas touché à sa soupe. Sa fièvre n'augmentait pas. Son teint palissait à vue d'œil. Il toussait à s'en écorcher la gorge, était régulièrement secoué par des spasmes de froid, mais il avait très chaud d'après ses murmures épuisés. Mais, il n'avait pas de fièvre.
— Qu'est-ce qu'il nous fait, ta teigne ?
— C'est ma teigne dès que ça ne t'arrange plus !
— Oh, ça suffit ! On dirait un vieux couple marié au bord du divorce !
Ils se jetèrent des regards grimaçants et n'interceptèrent pas le faible sourire du garçon. Il se rendormit quelques secondes après.
— J'ai appelé le docteur. Il va venir. Veille bien sur lui.
Magnus avait presque annulé son repas, mais Yi Jing avait insisté pour qu'il s'y rende. Après tout, il avait promis de payer le dîner à son staff. Les mauvaises rumeurs reprendraient s'il brisait la confiance qu'il avait instauré à nouveau petit à petit entre eux et lui, au prix de grands efforts. Son manager, en particulier, le critiquerait durement pour s'être défilé.
Il s'y rendit, mais songea toute la soirée au garçon. Il avait envoyé des dizaines de messages au chinois, mais celui-ci n'utilisait pas souvent son portable et le délaissait dans la cuisine ou dans sa chambre sans jamais répondre. Il s'était éclipsé un moment, pendant une pause cigarette, et en avait profité pour appeler directement à la maison. Cette fois, Yi Jing entendit la sonnerie et décrocha. Il n'attendit pas que le magicien l'interroge et résuma :
— Le docteur ne comprend pas. Rien ne montre qu'il est malade, rien dans sa gorge, rien dans ses poumons, pas de fièvre. Son corps en lui-même ne confirme aucune maladie. Il le veut demain matin à l'hôpital pour des examens plus poussés.
— Pas de soucis, mets le réveil tôt. Je vous accompagne.
— Mais, tu rentreras tard.
Magnus avait raccroché, irrité par cette remarque. La teigne était malade et devait aller à l'hôpital. Evidemment qu'il se fichait de se coucher tard ou de se réveiller tôt !
— Est-ce que tu peux me faire un tour de magie, s'il te plaît ?
Cette phrase, non seulement les avait-elle prise au dépourvu, se préparant pour amener le garçon à l'hôpital, mais le « s'il te plaît » les déboussola. Tout juste réveillé, les cils glués, l'esprit embrumé, Magnus présuma qu'il venait d'imaginer la formule de politesse, puisque ce n'était pas le genre de Jiahao. En se frottant les paupières, il s'aperçut que le garçon était sur le point de se rendormir et qu'il patientait sagement, une main tendue vers le magicien par automatisme. Ses petits yeux se refermaient régulièrement, humides, les sourcils froncés. Yi Jing en eut un haut-le-cœur.
— Un tour de magie, oui, bien sûr !
Mais, le temps qu'il improvise, Jiahao s'était rendormi. Les deux adultes se regardèrent, dépités dans la chambre du garçon. Ni une, ni deux, ils se ruèrent sur leurs affaires, ne petit-déjeunèrent pas, ne se coiffèrent même pas et coururent jusqu'à la voiture, des papiers sous un bras et le petit coincé sous l'autre. Ils arrivèrent à l'hôpital dans un timing impeccable et se postèrent face au docteur, les orbes écarquillés dans l'attente de son diagnostic, l'enfant allongé sur leurs genoux. Sa tête reposait sur ceux de Yi Jing et Magnus tapotait anxieusement ses jambes. Le vieil homme leur suggéra d'apaiser leur angoisse, d'aller prendre un café ou deux ou trois, ou une dizaine, tout en leur prenant leur protégé pour les fameux examens.
Magnus dévalisa la boulangerie-kiosque à l'intérieur de l'hôpital, le meilleur de la ville, et il répéta que le garçon était entre de bonnes mains, les meilleures mains de la ville. Impossible que leur protégé ne souffre plus d'une semaine. Sa maladie serait détectée et soignée en un rien de temps. Disait-il en se goinfrant de danoises aux abricots et en gobant ses cafés. Yi Jing espérait rentrer au plus vite pour noyer son inquiétude dans une demi-douzaine de bières, ce qui lui attirerait les foudres du magicien, mais il s'en moquait bien. Là, il avait besoin de se détendre, mais le visage du garçon, dix ans à peine, dansait dans leurs pensées tourmentées.
— En toute honnêteté...
Les mots du docteur. Soupir. Deuxième soupir. Le pied de Yi Jing qui cognait sur le sol immaculé. Les tremblements de sa chaise. Les poings de Magnus serraient sur ses genoux. Il n'y tint plus :
— En toute honnêteté, quoi ? Crachez le morceau, à la fin !
— En toute honnêteté, je n'ai aucune idée du mal qui frappe le petit Jiahao... C'est à s'en arracher les cheveux ! Tous les examens sont bons. Très bons. Excellents ! Radiographie, scanner, IRM, prise de sang, voyez par vous-mêmes. A s'en arracher les cheveux !
Il procéda à une explication détaillée des résultats de chaque examen.
— Eh bien, arrachez-vous les cheveux, ça fera doubler vos neurones !
Yi Jing tapa la côte du magicien, mais celui-ci toisait le docteur d'un air de cingler « je vous l'avais bien dit, un incompétent ! ». Il cessa de vanter les mérites de cet homme. Il prescrivit un anti-inflammatoire machinalement, recommanda des remèdes de grand-mère et des huiles essentielles pour soulager la toux incessante du garçon qui, pourtant, allait bien selon la médecine moderne. Qu'à cela ne tienne ! Magnus, après avoir dévalisé le kiosque de viennoiseries, s'acharna à acheter tous les produits intrigants de la parapharmacie.
Des pastilles naturelles pour la gorge ? Une gorge qui allait bien. Une huile de massage pour dégager les poumons ? Des poumons qui allaient bien. De l'encens pour faire dormir les enfants ? Un enfant qui allait bien et qui n'avait pas de mal à s'assoupir, bien au contraire. Yi Jing l'assista dans ses achats sous les conseils d'une pharmacienne ravie de proposer les produits exclusifs. Ils raccompagnèrent ensuite le garçon à la maison, le couchèrent et le réveillèrent vers dix heures du soir pour qu'il se nourrisse, mais il se contenta de renier tout aliment qui pénétrait sa trachée, solide ou liquide, en vomissant les minutes suivantes. Au désespoir de ses deux veilleurs.
— Je ne fais pas confiance à ce type, bougonna Magnus.
— Tu affirmais que...
— Et alors ? La vieillesse l'a probablement impacté plus qu'il ne l'avoue ! Je vote pour que Moon Soo l'osculte ! Je prends les billets tout de suite, fais les valises !
— Pitié, assis-toi et ferme-la un peu.
Le ton de Yi Jing était dénué de reproches, simplement de l'exténuation. Il se massa les tympans et ajouta :
— Avant d'entraîner le petit dans un voyage long et éprouvant jusqu'en Corée du Sud, ne serait-ce pas judicieux d'appeler Soo Ah ? Mais, si le médecin n'a rien trouvé...
Magnus balaya sa remarque d'un revers de main et sprinta à l'étage pour récupérer son portable qu'il avait laissé à côté du garçon, jouant une musique douce pour bercer son sommeil. Il coupa la mélodie et appuya sans hésitation sur le bouton appel.
— Il est possible qu'elle dorme.
Yi Jing préféra le prévenir, pressentant un élan de colère si la jeune femme venait à ne pas répondre. Les bips sonores s'éternisèrent, pendant que Magnus fit le calcul du décalage horaire.
— Sept heures du matin, elle est réveillée !
— Dans ce cas, soit elle revient de sa garde de nuit et elle dort, soit elle ne va pas tarder à débuter sa journée... Quoi ? Ne me regarde pas comme ça ! C'est du bon sens.
A ces mots, Magnus raccrocha de son propre chef, surprenant le chinois qui le pensait plutôt capable de l'appeler encore et encore. Le magicien n'envoya qu'un message : urgence. Un code entre eux tous. Tous ceux qui avaient vécus sans la vivre l'aventure du Stasensë. Si la personne mentionnait une urgence, ce ne pouvait être une blague ou une exagération, même de la part de la diva. Moon Soo Ah rappela une fraction de seconde plus tard.
— Je rentre chez moi, là. C'est vraiment urgent, diva ?
— Jiahao est malade. Très malade. Mais, il n'est pas malade.
— Tu es ivre ? Où est Yi Jing ?
Magnus jura en danois tout en allumant sa caméra. Soo Ah en fit de même et Yi Jing se rapprocha, la contrariété peinte sur son visage, pour que la coréenne le voie et comprenne que la situation était grave. Elle marchait dans une rue en pente, ardue, et s'essouffla vite en posant tout une suite de questions précises aux deux hommes. Le docteur avait déjà tout demandé, mais l'avis de la jeune femme leur importait. Elle insista sur les résultats impeccables du garçon. Comment était-ce possible ? N'était-il pas enrhumé ou touché par une crise allergique ? Allergie à quoi ? Poussière ? Pollens ?
— Tu ne saisis pas la gravité de sa maladie, enfin son truc ! s'insurgea Magnus. Moon Soo, si tu ne me crois pas, écoute Yi Jing ! La teigne... Il est super blanc, blafard, et il tousse énormément, ça le vide de ses forces... On dirait...
Il n'arriva pas à terminer sa phrase. Soo Ah tendit l'oreille, en tapant son code pour rentrer chez elle.
— On dirait quoi, diva ?
Mais, ce fut Yi Jing qui trouva le courage de répondre :
— On dirait un mort.
Silence de Soo Ah.
— Qui est mort ?!
Daniel interrogea innocemment en coréen. Ils ne distinguèrent pas l'intégralité de son geste, mais elle fit taire sèchement son fiancé. Elle éloigna son portable et chuchota pour l'informer de la situation, puis elle prit place sur le canapé à ses côtés. Le professeur était prêt à partir à son école, mais il baragouina quelque chose à propos de prétexter un coup de froid. Soo Ah recommença dans un ordre méticuleux toutes ses questions, les réponses étaient exactement identiques et le français se renfrogna au fur et à mesure.
— Vous savez... Ça me fait penser à...une vieille histoire.
Il hésitait à leur révéler le fond de sa pensée, car, connaissant Magnus, il sur-réagirait. Soo Ah lui fit signe de poursuivre et il céda :
— Avant d'entrer en contact avec la v- avec Madame Correia, j'ai fouillé toutes les bibliothèques à ma disposition, j'ai parcouru internet de long en large et j'ai recueilli de maigres témoignages sur...eh bien, les personnes comme moi.
Les témoignages des enfants du Lumineux, les incarnations du Stasensë, les élus censés guidés les âmes égarés. Ils hochèrent tous la tête de concert, plongés dans son discours.
— Je précise, et vous devez prendre en compte cet aspect, que ces témoignages ne sont possiblement pas fiables ou qu'ils concernent un mal qui ne nous préoccupe pas... Un témoignage expliquait que le voyage jusqu'au Stasensë était lourd, très lourd, trop lourd pour certaines personnes. Des personnes qui ont un corps ou un esprit faible. Seuls les plus endurcis peuvent survivre au pouvoir du Lumineux sans en payer les conséquences. Jiahao avait quoi ? Sept ans ? Il a été exposé au Stasensë, il en a respiré l'air. Il se pourrait, si ce témoignage n'affabule pas, que Jiahao soit en train de payer les conséquences.
L'attention de Yi Jing s'effrita, ses traits faciaux se décomposèrent. Comment avait-il pu soumettre son petit frère à un tel risque ? Cette question l'avait hanté dès le début du périple et ce soir encore. Daniel enchaîna, pour le rassurer :
— Le témoignage parle d'une mère enceinte qui aurait accouché au cours du voyage. Les deux étaient affaiblies, elle et sa fille. Les deux sont tombées malade. Son frère, qui avait survécu aux épreuves et n'éprouvait aucun mal, rassembla une nouvelle équipe et retourna au Stasensë. Ils faillirent tous mourir dans d'atroces souffrances, mais son histoire sous-entend que le Lumineux a estimé que sa motivation était pure et lui a autorisé une seconde entrevue. Le Lumineux lui-même aurait levé le mystère en implantant une idée tenace en lui : à tout prix, se rendre dans la vallée de l'Omo, dans l'actuelle Ethiopie.
— On y va !
Le braillement de Magnus les fit tous sursauter et Yi Jing s'octroya même un juron fleuri en anglais, cette fois.
— Ecoute-moi jusqu'au bout, la diva ! Là-bas, vivent des tribus. Notamment la Tribu Mursi. Un peuple guerrier.
— Tu t'es renseigné, releva Soo Ah.
— Le témoignage de ce frère m'a grandement attiré. J'aurais suivi cette piste, si je n'avais pas rencontré Manuela. Il parait que la Tribu Mursi, en dehors d'avoir des coutumes passionnantes, détiendraient le secret d'un pouvoir ancien, très ancien. Le frère assure que, au fond de lui, il avait senti que ce pouvoir ancien et le Stasensë était lié. Un peu comme deux frères. Ou deux êtres qui se connaissent depuis toujours. Ce genre de relation où quand bien même ils ne se verraient pas durant des années, ils tiendraient l'un à l'autre, envers et contre tout. En trouvant la Tribu Mursi et en les persuadant de dévoiler le secret de ce pouvoir ancien, le témoignage se conclut sur un franc succès. A priori, la mère et l'enfant ont survécu. Cependant, je le répète...
— Ne nous fions pas à n'importe quoi, bla bla bla ! Faisons ça : attendons une semaine, une semaine maximum, et si son état ne s'améliore pas ou s'empire, j'achète les billets d'avion sur-le-champ !
— De toute manière, si Jiahao est atteint par ce mal, son état s'empirera forcément. Le témoignage décrit des vomissements, des spasmes au ventre, de l'agitation dans le sommeil...laisse-moi me souvenir...les ongles des mains abimés et quoi d'autre ?
Soo Ah le fit taire de nouveau. Le danois et le chinois s'étaient paralysés sous l'énumération des symptômes, pantelants. Les jours s'écoulèrent. Un mardi. Un mercredi. Un jeudi. L'enfant régurgitait tout ce qu'il avalait et ne se réveillait quasiment plus, malgré les violentes – parfois – secousses de Magnus. La coréenne s'enquit de l'évolution tous les matins pour elle, tous les soirs pour eux. Elle décida, après concertation avec les deux hommes, d'aviser Charlie Wilson de la situation du garçon. Tous devinaient que le mal ne le quitterait pas et un frémissement les bouscula tous. L'américain ne put se retenir de rédiger une lettre à l'intention du prisonnier Moore. Il n'avait pas le temps pour une visite, ni l'autorisation, ainsi il choisit cette méthode plus rapide et efficace. Il ne reçut pas de réponse. Un vendredi. Un samedi. Un dimanche. Un lundi et un autre mardi.
Ils décidèrent de ne pas agir. Charlie avança l'argument logique que les épreuves du Stasensë les avaient heurtés de plein fouet et ils étaient dorénavant paranoïaques. Le moindre signe d'anormalité et ils accusaient des forces surnaturelles. Tous étaient d'accord. Magnus refusa de sortir de sa maison. Son manager sonna à répétition...pour se faire hurler dessus par le magicien et claquer la porte au nez. Yi Jing dormit dans le lit de son petit frère. Les deux mangeaient à peine, pratiquement aussi fébriles que Jiahao. Celui-ci n'ouvrit plus la bouche, plus que pour vomir en tout cas.
— Non, non, hors de question ! Je vous paye les billets et vous la bouclez !
Ils s'étaient disputés sur leur point de rendez-vous. Directement en Ethiopie ? Sai, Garcam, Adicas, ces villes et villages avaient été listés. Un unique critère : il leur fallait un endroit proche du Parc national de Mago, bordure ouest, car les Mursis y vivaient. Mais, ils voulaient tous voir le garçon le plus tôt possible et finalement, ils optèrent pour des retrouvailles à l'aéroport de Copenhague. Magnus avait réservé pour le lendemain un vol destination Jinka, environ seize heures et quatre escales pour atterrir à l'est du parc. Là, ils avaient cessé leur chamaillerie pour une raison très simple ; chacun était en route vers le Danemark et n'avait pas la possibilité de réitérer leur souhait de payer leur propre billet. Des futilités qui occupèrent l'esprit de la diva.
— Je suis content de te revoir, Soo Ah.
Toutefois, la coréenne était autant larmoyante que lui à l'idée que le pauvre petit Jiahao ne souffre. Elle le serra dans ses bras dans un silence solennel et enlaça Magnus qui, pour une fois, n'arborait pas une once de sarcasme sur le visage. Daniel, lui, serra leurs épaules en acquiesçant. Acquiesçant à quoi ? A la promesse que le garçon guérirait bientôt. Ils retournèrent à la maison du magicien, prirent place tout autour du lit, scrutant le corps frêle et endormi sous leurs yeux émus. Le blond regagna seul l'aéroport pour accueillir l'américain.
— Jaguar n'a pas encore répondu. Il a sûrement fait des bêtises pour changer et n'a plus droit aux lettres.
— Il voudrait savoir pour Hao', confirma Magnus. Tu t'es libéré facilement ?
— Mes supérieurs vont me taper sur les doigts, ricana Charlie. Pour le Stasensë, j'ai échappé aux remontrances grâce au vœu de Jaguar, là... A moins qu'un autre vœu me sauve les fesses, je suis foutu ! Jiahao est plus important.
Avec cet événement inattendu et brutal, ils s'étaient tous rendu compte de l'importance des autres dans leur vie.
— Un peu comme deux frères, susurra Magnus.
Il se remémora le témoignage de cet autre enfant du Lumineux et les paroles de Daniel le bouleversèrent assez pour que Charlie le remarque.
— Nous sommes un peu comme des frères, se justifia Magnus. Peu importe si nous ne nous voyons plus pendant des années, nous tenons aux uns et aux autres. En quelque sorte, Jaguar me manque. Ses conneries, le suspense de savoir s'il nous aimait au point de nous épargner ou de nous tuer, sa bonne humeur et ses tirades sans queue ni tête... C'était amusant.
— Franchement, ça me manque aussi. L'aventure. Je m'ennuie tellement !
Et bien que Charlie riait, aucun des deux ne prêta attention à la fausseté de ces éclats. Les deux ressentaient la même chose, la même chose que tous les autres. Ce vide en eux.
— C'est horrible à dire, mais la teigne nous offre une occasion en or de revivre tout ça.
Oui, ils auraient choisi mille fois que l'enfant soit en bonne santé et renoncé à l'appel de l'aventure pour son bien-être, mais le destin les projetait une seconde fois dans le danger. Ils en étaient grisés d'excitation, de peur et d'appréhension.
A la maison, Charlie caressa distraitement les cheveux du garçon. Quand ils redescendirent au sol, le poids en eux comprimait leur cœur. Magnus avait cuisiné pour les six – du moins, il avait commandé à manger au traiteur. Ils discutèrent de leur vie, même s'ils étaient au courant de tout. Ils se disputèrent pour le paiement des billets et la diva les menaça avec son chéquier. Yi Jing se terra dans son silence habituel ; Soo Ah et Daniel se tinrent la main, se rassurant l'un l'autre tout en esquivant les railleries de Magnus qui utilisait le sarcasme pour se relaxer ; seul membre de leur groupe proche d'une certaine prison en Utah, Charlie leur donna des nouvelles de leur Jaguar. Ce dernier persistait à causer des ennuis. Il chahutait les nouveaux venus et les grosses brutes, instaurait sa loi, se battait et à l'étonnement des gardiens, il se battait pour défendre ceux qui subissaient ces grosses brutes.
Derek s'était rebaptisé le Défenseur des Anges. Mais, il ne défendait pas vraiment. Il engendrait toujours plus de chaos et se recouvrait les mains de sang. Mais, ces Anges étaient des prisonniers, des criminels et probablement des tueurs comme lui. Magnus parvint à esquisser quelques rires à ces anecdotes, ce qui assouplit l'atmosphère tendue. Ce soir-là, Charlie ralluma son portable et il nota les dizaines d'appels manqués durant son vol. Il ignora les autres. Ne répondit pas. Ne rappela pas. Ses supérieurs avaient découvert sa fuite, à coup sûr. Il n'avait pas la force de se confronter à eux. Pas tant que Jiahao ne serait pas en meilleur santé.
Le lendemain, l'air était chargé d'électricité. Ils s'habillèrent, se coiffèrent, se brossèrent les dents les uns après les autres et petit-déjeunèrent sans avoir faim. Ils se hâtèrent à l'aéroport de Copenhague à cinq heures et trente-trois minutes du matin, éreintés par leur précédent vol et par la courte nuit, tous inquiets et alertés par les interminables phases de sommeil du garçon. Ils espéraient qu'il ne vomisse pas dans l'avion. Ils confièrent leurs bagages et se rapprochèrent de la zone d'embarquement.
— Nous avons tout... Normalement. Les rations de nourriture. Merci Charlie. Une valise entière d'eau. C'est essentiel de boire notre eau. Merci Magnus. L'équipement nécessaire pour crapahuter dans la vallée, les vêtements adaptés, trois kits médicaux...
Soo Ah avait listé à plusieurs reprises leurs besoins et autres nécessités, mais elle avait l'impression que la liste ne se complétait jamais, tandis que le vide en eux disparaissait et que le garçon s'agitait un peu moins dans son sommeil, comme si son mal flairait leurs intentions et les poussait à voyager jusqu'à ce pouvoir ancien en Ethiopie.
— Il manque, oui, il nous manque...
Malgré leurs tentatives, ils ne parvinrent pas à discerner la nature de ce manque. Ce n'était pas pareil qu'à leur départ pour la Chine. Un élément manquait à l'appel. Mais quoi ?
— Je devrais contacter mes supérieurs. Non ?
— Mieux vaudrait qu'Interpol ne se mette pas en travers de notre route, approuva Daniel.
— Quoi dire ? rétorqua Magnus. Désolé les mecs, je démissionne temporairement pour rejoindre les Mursis en Ethiopie dans le but de sauver un gamin que j'ai rencontré le jour où je n'ai jamais traqué un tueur en série ! Ils vont tout piger, c'est clair !
Charlie leva les yeux au plafond et décida, pour sa conscience, d'élucider les raisons de son départ soudain, tout en restant vague. Son supérieur décrocha au bout d'une sonnerie et se mit instantanément à lui aboyer dans l'oreille :
— Bordel, où étais-tu passé ?! Je t'ai appelé au moins quarante fois ! T'as intérêt à me sortir une bonne raison. Mais, pas maintenant ! On a besoin de toi ! On a besoin de tous les effectifs disponibles sur l'instant. Une merde, une énorme merde, Wilson ! C'est la cata' !
— Je ne peux pas accepter de mission, je...
— Pas accepter de mission ?! Tu te fous de moi, Wilson ! Ramène ton derrière illico ! Bordel, t'as pas vu les infos' ? C'est la panique dans tout l'Utah ! Ce grand malade s'est encore évadé !
Vertiges, sueur froide, hoquet de surprise – ou de non-surprise. Charlie aurait dû s'y attendre. Il aurait dû le prévoir. Il aurait dû l'empêcher. Non, en fait, il aurait pu l'empêcher. Si seulement il n'avait pas écrit ces deux lettres, une pour annoncer l'état de santé dégradante du garçon, l'autre pour décrire leur plan d'action. Dans les moindres détails. Son portable glissa de ses mains. Yi Jing le rattrapa au vol, alerté par la transpiration subite de l'américain. Il lui posa une question, mais il ne l'entendit pas tout à fait, un bourdonnement dans le crâne.
— Si tu retournes aux Etats-Unis, personne ne t'en voudra, réaffirma Magnus.
Mais, ils avaient tous pris leur décision. Non, ils ne comprenaient pas ce que Charlie avait fait. Ce que Charlie avait relâché malgré lui sur le monde. Malgré lui ? Pourquoi aurait-il détaillé à ce point toutes les étapes de leur voyage jusqu'à Jinka, hum, pourquoi donc ? Il leur renvoya un regard à la fois navré et interdit. Ils se stoppèrent tous dans l'attente de sa réponse. Jiahao ouvrit un œil. Et ce fut le drame. Au loin, leur vision périphérique discerna du mouvement, des bousculades, de l'agitation, mais l'américain refusa de pivoter pour le constater de ses propres yeux. Néanmoins, il ne put ignorer l'ignoble :
— Youhou ! Les copains, je suis là ! Attendez-moi ! Youhouuuu !
Les cinq firent volte-face à cette vue des plus...des plus prévisibles. Derek Moore évadé de prisons qui avait sauté dans un avion, s'était agenouillé dans une ruelle de Copenhague, guettant l'heure fatidique de l'autre vol, celui qui menait dans la vallée de l'Omo.
— Bordel de merde ! cracha Magnus tout en explosant d'un rire contagieux.
Jaguar portait un masque, une casquette et des lunettes de soleil, et courait dans leur direction en gesticulant dans tous les sens. Tout le monde se tournait à son passage, puis se détournait bien vite. Lui, il ne déviait pas et fonçait droit sur eux. Soo Ah ne s'interrogea plus sur cet élément qui manquait à sa liste. Yi Jing sourit à cette vision chaotique et il n'était même pas parmi eux, pas encore. Il se prépara mentalement à endurer ses railleries et idioties tout au long du vol. Charlie n'en revint pas. Comment un fugitif avait-il pu venir au Danemark et partir en Ethiopie sans que les autorités ne l'arrêtent ? Comment, par ailleurs, avait-il fait la première fois pour voyager des Etats-Unis à la Chine ? A cette époque, Interpol avait pu le traquer. Qui était sur ses traces ? Mais, personne ne présageait que le Tueur des Anges se trouvait en Europe. Charlie le savait, car ils pensaient tous qu'il fuyait encore dans les sentiers paumés de l'Utah.
— Youhouuu, les copains, ne partez pas sans moi, hein !
Tout excité, Derek Moore comptait bien rentabiliser son énième évasion en sauvant la sale teigne et en se dégourdissant un peu les jambes. Tête d'œuf l'avait suffisamment ennuyé pour qu'il puisse s'accorder cette petite récompense. Tant pis pour sa résolution ! Jiahao lui importait plus que sa fichue bonne tenue ou sa bonne volonté. Et Charlie l'observa, impuissant, se planter face à lui, tout souriant derrière son masque. Il ne put réprimer un frisson de...soulagement. Le voyage sans Jaguar aurait été monotone. Aucun ne songea à le dénoncer ou à lui faire la leçon.
— Je vous ai manqué ? fanfaronna Jaguar.
Jiahao entreprit un petit sourire en coin avant de se rendormir. En revanche, Charlie se lamenta sur un ton qui semblait dissonant, et quelque peu enjoué :
— Mais qu'est-ce que j'ai fait, putain ?
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