La Saint-Valentin

La Saint-Valentin était une fête importante pour Keith.

Pas vraiment parce qu'il appréciait la guimauve dégoulinante qui suintait des couples d'amoureux qu'il croisait, ou parce qu'il appréciait le rose pailleté et les petits cœurs qui prenaient place presque partout où il posait les yeux à partir du 1er février, ou encore parce qu'il croyait fermement que cette fête était nécessaire au bon fonctionnement d'un couple et gage majeur que les sentiments étaient amenés à perdurer à jamais...

Non, Keith était plutôt du genre à croire que cette fête était stupide, commerciale, dénuée de la moindre spontanéité, du fait de la pression sociale qui était exercée sur les couples – « Comment ça, ton petit ami n'a rien prévu pour la Saint-Valentin ? Mais c'est horrible ! » et autres expressions du genre.

Le seul gros intérêt que Keith avait ce jour particulier, c'était le gros service du soir. En effet, il était de bon ton de sortir sa moitié au restaurant pour un dîner en amoureux le 14 février – et ça tombait bien, Keith avait justement une salle de restaurant à remplir ! C'était aussi une excuse parfaite pour ne pas avoir à justifier le « Non, je ne fais rien de particulier pour la Saint-Valentin, même si j'ai un mec, étant donné que je travaille ».

Heureusement, le problème de cette mascarade de Saint-Valentin était résolu depuis son divorce... et par chance, son petit ami actuel avait grandi loin de la société humaine actuelle et n'avait strictement aucun intérêt pour cette fête.

Enfin, il avait été enthousiaste à l'idée d'organiser une soirée spéciale amoureux, avec un menu particulier, une ambiance et des tables dressées pour l'occasion... mais il n'avait pas montré de réel intérêt à l'idée d'organiser quoi que ce soit pour son propre couple – que tous les dieux soient loués, pensait Keith.

En pensant justement à lui, il dégaina son téléphone pour vérifier qu'il n'avait pas de message de sa part. Malloreen avait de la fièvre depuis la veille au soir, Keith l'avait presque enfermé dans leur chambre pour qu'il ne vienne pas travailler jusqu'à ce qu'il se sente mieux ! Il avait laissé le soin à son père, avec qui ils vivaient, et Neige, la chienne, de veiller sur lui pendant qu'il travaillait. Bon, avec son père qui s'enfermait dans son atelier pour travailler ses sculptures en bois et la chienne qui se laissait corrompre avec une caresse ou une friandise, ce n'était pas sûr que Malloreen passe la journée au lit... mais il n'avait pas vraiment le choix.

Un message fit sonner son téléphone, le ramenant sur terre ; « comment ça se passe? » lut-il alors. Un sourire niais étira ses lèvres malgré lui, comme c'était le cas à chaque fois qu'il lisait un message ou un mot de Malloreen. « Tout se passe bien, j'ai fini les prépas ». Comme il pressentait la demande, il prit quelques photos de la salle et des tables dressées sur le thème du jour. « Tout est en place dans la salle aussi » tapa-t-il, avant d'envoyer le tout. Le Lutin lui répondit par un émoji qui rendit le sourire de Keith encore plus idiot qu'il ne l'était déjà.

Les employés du restaurant et les extras qui venaient en renfort pour la soirée échangèrent un regard et se moquèrent (pas vraiment) discrètement du chef... celui-ci ne s'en rendit même pas compte – ce qui rendait la situation d'autant plus drôle.

– Bon, on se met au boulot, dit-il en rangeant son téléphone. On a une bonne sauce qui nous attend toutes et tous ! On passe en revue le menu une dernière fois, on fait le point sur ce qu'il y a à dispo, ce qu'il reste en réserve au cas où ! Tout est prêt pour le cocktail de bienvenue ?

La Lutine en charge du bar hocha la tête positivement, le sourire toujours moqueur.

Une fois le chef assuré que tout était prêt pour le grand rush des amoureux, Keith s'autorisa un café. C'était le premier de la journée qu'il se servait seul, aussi fut-il surpris d'y découvrir un mot de la main de son cher et tendre : « bon service pour ce soir, je t'aime (et bonne Saint-Valentin, même si tu détestes cette fête)! – Malloreen».

– Allons bon, il va s'y mettre, soupira-t-il. Je croyais que les Lutins des Bois ne fêtaient pas la Saint-Valentin ?!

Les Lutins présents ricanèrent, mais Keith n'y accorda pas d'importance. Il aimait beaucoup travailler avec des Lutins, c'était plus détendu et plus sympathique avec eux... puis il se sentait bien moralement à l'idée qu'ils avaient tous ici un revenu stable et une activité sociale suffisante pour les maintenir en forme. Il avait même trouvé des foyers humains pour certains d'entre eux quand ils en avaient eu besoin – le restaurant avait l'avantage d'avoir une clientèle composée à moitié d'humains, ça tombait bien !

– Il faut croire que Mallo se laisse gagner par le mode de vie humain, lui répondit la barmaid, tout sourire moqueur dehors. J'espère que t'as prévu un cadeau de secours ! Tu vas vraiment être dans la sauce, sinon !

Keith lui adressa une expression blasée :

– Qu'est-ce que vous ne comprenez pas dans « On ne fête pas la Saint-Valentin Mallo et moi. » ?

Comme la barmaid, les Lutins en salle lui lancèrent de grands sourires aussi moqueurs que faussement innocents. Keith maugréa. De toute façon, ils étaient tous acquis à la cause du Lutin, forcément – lui n'était que la pauvre victime minoritaire dans son propre restaurant. La complainte de Keith faisait plus rire ses employés qu'autre chose – ce qui était assurément l'effet non désiré par le premier concerné.

Le chef trouva encore plusieurs autres mots de Malloreen dans la cuisine, au fur et à mesure que la soirée avançait. Il était dans le jus et n'avait pas le temps de boire un verre d'eau, mais il prenait tout de même quelques secondes pour penser à son Lutin, cloué au fond du lit, sans doute devant une série TV... Ah, ce qu'il ne donnerait pas pour être à ses côtés ! Surtout pendant le grand rush où les plats s'enchaînent les uns en même temps que les autres, comme le ballet des serveurs et serveuses pour les servir... ça lui donnait presque le tournis !

Le chef était un peu frustré que son chef de salle de petit ami ne soit pas présent. Ils travaillaient tous les deux beaucoup pour faire tourner le restaurant depuis des mois... La pression était là, mais c'était agréable de se voir, même quelques secondes, quand l'un venait chercher les plats que l'autre avait préparés. D'accord, parfois les services étaient un peu tendus, souvent très crevants, et il y avait une certaine pression financière sur leurs épaules... mais ils étaient heureux d'avoir trouvé cet équilibre, tous les deux.

L'équilibre vacillait aujourd'hui, étant donné l'absence de Malloreen à ses côtés pour vivre ce service particulier – est-ce que ça faisait de lui quelqu'un de sentimental, malgré son discours anti-Saint-Valentin ? Probablement un peu, mais Keith était un expert en mauvaise foi et ne l'avouerait donc jamais... de toute façon, ce qu'il ne disait pas à haute voix ne pourrait lui être reproché, non ?

Heureusement, les employés et extras savaient ce qu'ils avaient à faire en salle sans que Malloreen soit là pour tout coordonner... d'accord, ça ne faisait pas le même effet quand ce n'était pas lui qui passait la porte battante, mais au moins le service tournait sans accroc – heureusement, d'ailleurs, songeait Keith.

La vache, soupira Keith à la fin du service. J'ai cru qu'on n'en viendrait jamais à bout...

– À qui le dis-tu, soupira son commis. Je suis vidé ! Littéralement...

Le Lutin des Bois vidait une bouteille d'eau sous le regard du chef :

– Vas-y avant de te sentir mal, je vais tout ranger et tout nettoyer... on se revoit demain.

– Tu es sûr ?

– Je ne te raconte pas la tête au carré que Mallo me ferait si tu faisais un malaise avant de rentrer chez toi...

Le Lutin sourit, voyant bien la scène se dérouler sous ses yeux :

– Ça se tient... à demain, alors ! J'ai laissé un doggy bag dans le réfrigérateur, pour Mallo qui voulait goûter le menu spécial Saint-Valentin.

– Ah, parfait, j'avais totalement zappé ça – tu crois que ça passe comme cadeau de Saint-Valentin ?

Le Lutin des Bois eut la même expression horripilante que les Lutins en salle quelques heures plus tôt. Keith maugréa à nouveau, maudissant les Lutins tous autant qu'ils étaient, et peu importe qu'ils soient des Foyers ou des Bois ! Qu'avaient-ils tous à se liguer contre lui, à la fin ?

« Je rentre à la maison » envoya Keith par SMS, une fois le restaurant fermé et tous les Lutins rentrés chez eux. Il était crevé par sa soirée, mais ce n'était pas uniquement pour cela qu'il voulait rentrer au plus vite... il avait très envie d'un baiser de son Valentin. Voir tous ces couples midiner toute la soirée commençait à lui faire ressentir beaucoup trop de manque.

« Fais attention sur la route » lui répondit-on. « T'inquiètes, je conduis prudemment, comme d'habitude :p». Malloreen avait un tout autre point de vue sur le sujet, mais Keith n'attendit pas sa réponse pour démarrer... il savait déjà ce que contenait le message avant même que son Lutin ne l'envoie : « justement tu conduis ″comme d'habitude″ ».

Quarante minutes plus tard, Keith retrouvait le chalet de son père. Il gara la voiture dans l'allée, râlant mentalement après son père qui utilisait le garage pour entreposer son bois de malheur, laissant son pauvre 4X4 de l'autre côté de la porte, au gré des intempéries.

Les lumières de l'étage étaient déjà éteintes, aussi se fit-il le plus discret possible. « Ce ne sera jamais assez » dirait Malloreen, extrêmement sensible de l'ouïe, comme ses longues oreilles de Lutin le laissaient présumer.

N'y tenant plus, Keith monta l'escalier quatre à quatre pour enfin avoir ce baiser qu'il attendait tant depuis des heures... Malloreen devait l'attendre au fond de leur lit, devant la TV à grignoter du popcorn – c'était son péché mignon depuis qu'il avait découvert l'existence du maïs éclaté.

Sauf que... Malloreen n'était pas du tout dans la chambre. Le lit était fait, en plus, ce qui n'était pas vraiment habituel. Aucun des deux n'avait la discipline de le faire tous les matins.

– Mallo ? l'appela-t-il.

Aucune réponse.

Keith relativisa ; peut-être que son Lutin avait trouvé refuge dans sa Lutinière – un sapin situé aux abords du chalet – comme c'était parfois le cas... ou qu'il était parti faire un tour dans les environs pour prendre l'air.

Ce fut avec une certaine déception qu'il s'assit sur le lit. D'accord, il était contre le fait de fêter la Saint-Valentin en grande pompe, mais il était totalement pour que son petit ami l'accueille chaleureusement à son retour après une grosse journée... le silence dans le chalet commençait à devenir assourdissant.

Son regard se perdit sur le coussin du Lutin un peu par hasard... il y trouva un petit mot griffonné de la main griffue de Malloreen :

« Il y a quelque chose pour toi dans le frigo », lut-il, retrouvant le sourire.

– On avait dit que tu restais au lit toute la journée !

Il prit la direction du rez-de-chaussée, attrapa le doggy bag qu'il avait abandonné sur la commode de l'entrée, pour finalement ouvrir le réfrigérateur. Il y avait deux belles parts d'un gâteau aux fruits rouges juste à hauteur de son nez.

Son sourire s'étira. Déjà parce qu'il adorait les gâteaux aux fruits rouges, mais aussi parce que s'il y en avait deux, cela voulait dire que Malloreen allait le manger avec lui. Bonne idée, songea-t-il en s'emparant des assiettes. En dessous de celle-ci, il y trouva un autre petit mot : « je crois que j'ai laissé un truc sur la table basse ».

– On avait dit qu'on ne fêtait pas la Saint-Valentin, s'exclama-t-il un peu fort, pour que le Lutin l'entende.

Armé de son assiette, il fila dans le salon, pour y trouver une boîte mystérieuse. Une autre note était accrochée dessus : « j'ai aussi oublié de te dire que je t'attends en haut».

Ce fut avec un sourire jovial qu'il retrouva l'étage, un mystérieux cadeau dans une main et deux parts de gâteau sur une assiette dans l'autre. Il retrouva – enfin – son petit ami, allongé sur le lit. Il était en pyjama et avait encore de la fièvre, s'il se fiait à son visage rougi, mais il avait l'air d'aller bien mieux que le matin même.

– On avait dit « pas de Saint-Valentin », réitéra Keith en posant le cadeau et l'assiette sur le lit, avant d'embrasser le Lutin.

– On ne fête rien du tout... j'ai juste demandé à ton père de chercher deux parts de ton gâteau préféré parce qu'il s'agit d'un jour tout à fait commun.

– Et tu m'offres un cadeau parce que c'est un jour comme un autre, également ?

– Ce n'est pas un cadeau, corrigea Malloreen. C'est un investissement !

Keith lâcha un rire, avant de reprendre ses lèvres avec une douceur qui ne lui était pas habituelle... après un langoureux baiser qui ne dura pas assez longtemps au goût des protagonistes, Keith quitta le lit pour chercher une boîte mystère dans la commode.

– J'ai mon propre investissement, annonça-t-il, pas peu fier de voir la surprise se peindre sur le visage de son petit ami.

– OK, tu m'as eu, sourit celui-ci. Ouvre le mien en premier !

– Tes désirs sont des ordres !

Quelques secondes plus tard, Keith découvrait plusieurs paquets de notes adhésives de différentes couleurs fluo, ainsi qu'un stylo dont l'embout était relié à une pince par un lacet. Comme Keith semblait perplexe, Malloreen accrocha la pince à son t-shirt, avant de lui présenter le stylo :

– Comme ça tu arrêteras de me piquer mes stylos sans arrêt, sourit le Lutin. Il te tient bien en laisse, celui-ci, il ne risque pas de te perdre !

– Très bonne initiative, comme ça on constatera tous les deux que tu les perds tout seul comme un grand, tes stylos !

Même si Keith disait cela, ils savaient tous les deux qu'il était le véritable responsable de la disparition de tous les stylos du restaurant. À moins qu'il y ait un aspirateur à stylo planqué quelque part dont personne n'avait remarqué la présence jusqu'alors...

Malloreen ouvrit à son tour son cadeau, très curieux de voir ce que Keith pouvait bien lui offrir. Il s'attendait à une plante – c'était généralement ce que son petit ami lui offrait... mais pas à ça !

– Bonne chance pour tous les perdre...

La boîte à chaussures qui dissimulait son cadeau était remplie à ras bord de stylos, de toutes les tailles, de toutes les formes, de toutes les couleurs ! Il y avait de quoi ouvrir un magasin de stylos – ou pas loin – tellement il y en avait... En dessous des nombreux stylos, il y avait de petits blocs de notes adhésives de couleurs pastel, avec des animaux mignons et autres petites étoiles ou cœurs que Keith avait en horreur, mais qui plaisait beaucoup à Malloreen.

– Oh, ils sont tops ! s'exclama-t-il en les découvrant les uns après les autres. Tu es conscient qu'en m'offrant ça, tu es consentant pour que je te laisse des mots partout et tout le temps?

– Tu peux m'en laisser où tu veux, quand tu veux, le nombre fois que tu veux... même avec ces horribles dessins niais dessus...

Malloreen sourit, s'empara d'un stylo recouvert de paillettes roses et de petits cœurs rouges, pour noter quelques mots sur une note adhésive fuchsia. Il colla la note sur le front de l'humain, qui loucha sur celui-ci avant de s'en emparer, l'expression aussi curieuse qu'amusée.

– Moi aussi, murmura-t-il, juste avant de prendre ses lèvres pour un ballet passionné et intense.

Malloreen délaissa sa boîte d'investissement de Saint-Valentin sur le côté, perdant ses mains dans les cheveux en bataille de son petit ami. Finalement, fêter ou non la Saint-Valentin n'avait pas autant d'importance que ça quand on se retrouvait enfin après une longue journée loin l'un de l'autre...

Keith abandonna le mot qu'il avait toujours en main sur le côté du lit en prenant le dessus sur Malloreen, qui se laissa tomber sur son coussin... entre les petits cœurs transpercés de flèches qui l'entourait, on pouvait lire un « je t'aime fort <3 », un brin moqueur, mais bel et bien cent pour cent sincère.

Ce texte est lié à mon histoire L'Esprit de Noël – Malloreen disponible sur mon profil Wattpad. (Il s'agit d'une seconde histoire découlant de la première, elle aussi disponible sur mon profil ; L'Esprit de Noël – Lubeen).

La première histoire : 

Lubeen, un Lutin au service du Père Noël a du mal à trouver sa place au sein des différents atelier à cause de sa maladresse... on l'envoie en mission auprès de Keir, un humain allergique aux fêtes de fin d'année, pour faire renaître l'esprit de Noël chez celui-ci.

La seconde :

Malloreen, un Lutin des Bois SDF depuis que son arbre-maison a été abattu, se retrouve à squatter le canapé du foyer d'un autre Lutin, en attendant de rejoindre les rangs du Père Noël... il est vite rejoint sur son canapé par un autre humain, qui fait également face à ses propres problèmes.

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