Chère Élise

14 Février 1942

«Chère Elise,

Je ne t'ai pas écrit depuis ce qui me semble être une éternité. Suis-je devenu fou ou ai-je tout simplement perdu la notion du temps ? Pour moi, chaque journée se ressemble un peu plus à présent et je n'entends rien d'autre que les cris de terreur ou les pleurs de douleur. Rien d'autre. Cela hante mes nuits alors que je tourne et me retourne dans mon lit. Parfois, je relis tes lettres, gardées précieusement dans un livre caché sous mon oreiller, car c'est là le seul réconfort que je trouve. Tes lettres sont pour moi une sorte de bulle d'oxygène, un moyen de m'accrocher à la réalité, aussi triste soit-elle.

Ô Elise, j'aimerais tellement passer toutes les lignes que j'ai devant moi pour te parler, pour répondre à tes questions toujours aussi nombreuses, mais sache que si je ne le fais pas, c'est pour t'épargner bien des inquiétudes, des angoisses et peut-être même de la peur. Je ne veux pas que tu vives ce que je vis. Je ne veux pas que toi aussi, tu sois touchée par ce mal qui me ronge. C'est mon fardeau et cela le restera jusqu'à la fin de cette guerre je pense, si tant est qu'elle prenne fin un jour. Hélas, j'ai peur que les événements ne fassent que s'aggraver et qu'aucune nouvelle réjouissante ne soit annoncée avant longtemps. Très longtemps.

Tu m'as demandé comment j'allais, comment se passait la vie ici et j'aimerais te dire que ça va. Que je vais bien. Mais je te mentirais et je ne suis pas certain que je veuille le faire. À dire vrai, je redoute le fait que tu lises à travers mon mensonge et que tu devines tout un tas de choses à propos de ce qu'il se passe par ici. Peut-être même en as-tu déjà eu des échos ? Je ne doute en rien que l'on vous prive de la gravité de la situation et que l'on se garde d'annoncer les mauvaises choses, ne gardant que les bonnes car que serait un pays s'il n'avançait pas sur le mensonge ? Est-ce être aigri que de le penser haut et fort ? Suis-je devenu condamnable parce que je suis las ? Fatigué et épuisé de devoir constamment cacher ce que je pense ou ce que je ressens ? Je n'en sais rien. Il n'y a que toi pour me dire que je peux m'octroyer ce droit. Que toi pour me dire que je ne suis rien de moins qu'un homme et que j'ai le droit d'avoir mes doutes et mes appréhensions, mais Elise, ici «être un homme» ne suffit pas. Ou tout du moins, cela ne suffit plus.

La guerre fait tant de ravages, cause tant de drames que l'on commence progressivement à oublier. À s'oublier, en tant qu'êtres humains. Nous avançons bien malgré nous, suivant des ordres devenus insensés dont on ne peut même plus questionner la légitimité sans passer pour un traître. Un lâche. Une poule mouillée. Mais n'est-ce pas normal d'avoir peur ? N'est-ce pas humain ?

Malheureusement, je crains que l'humanité elle-même ne nous ait tourné le dos. Nous exécutons des ordres comme nous exécutons des hommes. Ce mot est étrange car dans les deux cas, il n'a pas la même signification. À croire que plus rien ne fait sens. Tout comme vivre.

C'est dans ce genre de moment que je m'accroche à ton souvenir et à ton rire. C'est dans ce genre de moment que je me dis que je pourrais continuer, en mettant un pas devant l'autre, jour après jour, je pourrais continuer à me battre car je sais que cette guerre je ne la combats pas uniquement pour moi, mais je le fais surtout pour toi. Pour toi que j'ai laissé derrière. Pour toi que j'essaye à ma maigre et petite échelle de protéger. Je me bats pour la personne que j'aime et c'est ce sentiment que j'essaye aujourd'hui de préserver. De protéger. C'est ce qui me fait tenir.

Toi, Elise.

Toi qui a toujours été là pour moi, me guidant en me tenant la main depuis les premiers jours où nous nous sommes rencontrés dans ce jardin en plein automne. Toi qui as veillé sur moi, même malade, prête à sacrifier tes heures de bonheur et de liberté pour rester à mes côtés. Je ne saurais dire, Elise, ce qui me manque le plus : mes souvenirs d'enfance de petit garçon devenu homme bien trop tôt, bien trop vite, ou bien ces souvenirs de nos retrouvailles lors de ce dernier Noël passé ensemble. Je n'ai jamais aimé l'hiver et tu le sais, pour plein de raisons, mais étrangement ce fut pour moi le plus beau des Noël car tu étais là. Me dévisageant sur le seuil de cette porte d'entrée. Me souriant à pleine dents alors que je venais tout juste d'arriver. M'accueillant dans tes bras alors que je mourrais de froid. Tout cela n'a été qu'une infinité de petits gestes et pourtant, c'est ce qui a le plus compté pour moi.

C'est ce qui comptera toujours pour moi. Tes petites attentions bien à toi.

Il ne me reste guère beaucoup de place à présent pour t'exprimer ô combien j'aurais aimé, en ce jour, être à tes côtés, mais sache une chose Elise : tu me manques comme la musique manque à ce monde silencieux. Tu me manques comme le soleil manque aux hommes dans un hiver brumeux. Tu me manques terriblement. Je donnerais tout juste pour te revoir. Juste pour avoir une nouvelle chance de te voir sourire. Nous ne nous dirons rien, mais nous nous tiendrons par la main et alors là, je saurai. Je saurai que même demain tu te tiendras à mes côtés.

On m'appelle, Elise. La guerre m'appelle. Aussi cruel que cela va te paraître, elle est devenue pour moi une amante bien capricieuse qui ne me laisse guère le temps et le plaisir de penser à toi. Elle est d'une violence sans pareil quand j'ose, ne serait-ce qu'un instant, l'oublier. Pourtant, Dieu seul sait que j'aurais bien besoin de ça : d'oublier.

Prends soin de toi ma douce Elise, et veille à ne jamais finir comme moi car le monde aura, à un moment ou à un autre, besoin de gens comme toi. De gens capables de dire haut et fort ce qu'il s'est passé ici et ô combien cela nous a marqués.

Affectueusement,

Thomas.»

Avril 1942,

«Cher Thomas,

Voilà bien longtemps que j'aurais dû prendre la plume afin de te répondre, mais je n'ai guère eu le cœur ou le courage pour le faire et j'espère sincèrement que tu me comprendras. Il s'est passé certaines choses ici, certaines avec gravité, d'autres ont simplement suffi à légèrement me secouer. En réalité, il n'y a pas un jour qui ne passe sans que je ne sois secouée par quelque chose.

Je ne sais pas si tu as eu vent des dernières nouvelles, probablement que oui et je ne souhaite pas m'attarder sur le sujet, mais tu sais, même loin de moi, Thomas, tu restes la seule et unique personne à qui je peux me confier. À qui je peux véritablement me confier. J'ai mis probablement des années à comprendre toute l'importance que tu as pour moi et ce n'est qu'en ayant perdu ta présence que ton absence s'est faite d'autant plus remarquer. C'est étrange, tu ne trouves pas ? Cette incapacité que nous avons à nous rendre compte de la valeur des gens et des choses quand elles gravitent autour de nous. Il faut forcément que l'on perde cela pour s'en apercevoir comme si la perte servait de réveil brutal. De claque en plein visage.

Et crois-moi, une claque, j'en ai reçue une tout récemment.

Je ne pourrais t'expliquer clairement ce qu'il s'est passé, mais sache que les choses vont mal. Très mal. Nous vivons à présent dans la peur constante et dans l'appréhension de savoir que demain pourrait ressembler à hier. De savoir qu'un jour nous pourrions perdre. Tout perdre. Nos familles déjà brisées par la guerre. Nos amis, emportés par la haine. Nos maisons, désertées par peur. Tant de choses nous ont été prises et très peu nous ont été donnés en retour que je ne semble plus être en mesure de trouver l'équilibre juste et parfait dans ma propre vie. Comment le pourrais-je ? Tu n'es pas là. J'aimerais tant que tu sois là. Tant que tu sois avec moi. Tant que tu me tiennes dans tes bras.

Mais n'est-ce pas folie et pur égoïsme que de t'écrire cela ? Toi qui dois te languir plus que tout ? Ne te demanderais-je pas encore de prendre sur toi ? Ne t'ai-je pas déjà trop demandé, Thomas ? Parfois, j'ai l'impression que si. Peut-être est-ce plus qu'une impression. Tu as toujours été dans ma vie et j'étais intimement convaincue que tu en ferais intégralement partie, et ce, toute la vie durant. J'étais intimement convaincue que nous serions ces deux petits vieux du village dont tout le monde se moquerait mais dont on jalouserait l'amour et la pérennité de ce dernier secrètement. J'étais intimement convaincue que nous serions à jamais à l'abri du mal, du danger, de la menace et d'une quelconque ombre venant nous arracher notre soleil.

Quelle idiote j'ai été. Tout comme l'idiote que je suis restée. Je me rends compte brutalement en relisant ces quelques lignes. Je n'ai pas à t'écrire mes inquiétudes. Je n'ai pas à te faire porter ce fardeau-là en plus de celui que tu portes déjà car, Thomas, je le sais. Je le sais et je le sens, tu me caches des choses. Tes lettres sont toujours pleines de mystères, de non-dits et c'est pour moi une énigme immense que d'essayer de comprendre. Que d'essayer de savoir. Non pas que je tienne à connaître la monstruosité de la vérité dans laquelle tu vis, mais parce que je veux connaître ta réalité. Je veux partager ce poids ou au moins t'aider dans le partage de celui-là car il faut le reconnaître : je ne peux rien faire d'autre pour toi. Je suis bien impuissante là où je suis. Loin de toi. À l'abri.

Je suis peut-être à l'abri du danger, mais je sais que tout cela, cette paix provisoire que je vis, cette tranquillité éphémère, je te la dois. À toi et à tous les autres «Thomas» partis comme toi. Alors oui, la seule chose que je puisse faire, à ma maigre et petite échelle, c'est de te promettre que je veillerai sur moi. Sur les miens. Les nôtres. Je veillerai sur tous ceux qui sont restés et tous ceux qui reviendront.

Parce que vous reviendrez. J'en suis certaine. Je suis certaine qu'un jour, la guerre prendra fin et vous reviendrez. Peut-être même qu'un jour, nous discuterons de tout cela de vive voix. Nous discuterons de tout ce que nous n'avons jamais pu nous dire et de tout ce que nous nous sommes empêchés de dire afin de protéger l'autre. Quelle sale manie nous partageons ! Ma mère disait souvent qu'il n'est guère bon de tout garder pour soi, mais je pense qu'elle était loin de se douter qu'un jour, cela deviendrait nécessaire voire vital.

Ô Thomas...

Tout comme tu gardes mes lettres, je garde les tiennes précieusement telles un trésor que je dissimule aux yeux du monde entier. C'est un trésor unique, probablement sans aucune grande valeur, mais pour moi, ces nombreux bouts de papier sont des traces, des souvenirs, mais aussi des preuves. Des preuves de notre amour, mais plus encore, des preuves de ton existence. Des preuves qui un jour me feront dire que j'ai été la fille la plus comblée. La plus heureuse. Et j'essaye de l'être encore aujourd'hui. J'essaye de sourire comme dans ton souvenir.

J'essaye de tenir. De tenir jusqu'à te revoir.

Un jour, Thomas, de tout ceci, nous n'en aurons plus aucun souvenir tant nous serons vieux, mais tu sais, pour toi et moi, je vais m'en faire un devoir. Un devoir de me rappeler que toute cette folie a un jour existé et que le monde, bien qu'il en dise le contraire, n'en a jamais véritablement guéri. Je me rappellerai de chaque jour passé, de chaque lettre écrite. Je me rappellerai de chaque émotion ressentie, de chaque prière silencieuse, violemment effacée par la pluie.

Et plus important encore, je me rappellerai de toi, Thomas. Du petit garçon et de l'homme. De chaque parcelle de toi. De chaque trait de ton visage. De chaque son de ton rire et de ta voix.

Je vais m'en faire un devoir. Un devoir de mémoire.

Tendrement,

Elise.»

INFORMATIONS :

Personnages provenant de l'histoire «Cher Thomas» dont voici le résumé :

« Dis-moi Thomas, est-ce qu'un jour, tu reviendras ? On dit dans tout le village que tu ne reviendras peut-être pas. On dit même que tu es peut-être mort. Mort avec les autres. Je ne veux pas y croire parce que je sais que ce n'est pas vrai. Je sais que tu n'es pas mort, pas toi. Pas comme ça. Dis-moi Thomas, est-ce qu'un jour tu rentreras ? Et ce jour-là, est-ce que tu me reviendras ? »

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