Xavier Crimson
J'empoigne Conrad par les épaules, tout en lançant mon genou au niveau de son bassin. Le choc lui coupe le souffle. J'utilise sa déconcentration passagère pour l'envoyer au sol. Il n'aime pas ça. Voilà déjà plusieurs minutes que le duel n'est plus un jeu ou un échauffement. J'avoue, je me défoule sur lui. Au début, il l'a compris et m'a laissé faire, habitué à mon humeur vacillante, sauf que la partie animale en lui ne supporte pas de se faire dominer, en particulier un Alpha aussi caractériel que lui. Il se met à grogner violemment et avant qu'il ne puisse se relever, il s'est transformé pour me sauter à la gorge. Je n'hésite pas une seule seconde. Mon poing frappe d'un coup sec son museau, alors que je me décale sur le côté. Le Loup glisse de sa trajectoire et atterrit à quelques mètres de moi, visiblement hors de lui. Tous ses poils se sont hérissés et il gronde, sinistre et dangereux.
Je me demande si je ne devrais pas user de mes pouvoirs, quand le sifflet d'Oberon résonne dans la salle d'Arts Martiaux. Tout le gymnase retombe dans un calme affreusement pesant, hormis mon adversaire et moi. Je ne compte pas laisser tomber notre duel en plein milieu, surtout pas avec une victoire quasi-assurée si je me débrouille bien. Il me faut jouer sur sa bestialité. Plus il reste en Loup, moins il peut se battre correctement. L'appel du sang prend le dessus et il n'est plus que grognements menaçants, un avantage pour un fin stratège, ce que je suis. Bien ancré dans le sol, mais les jambes souples, je me prépare à son attaque, tout en prévoyant une riposte douloureuse...
Mais, Oberon gâche tout. Au moment où Conrad bondit en avant, un sortilège le heurte de plein fouet et il roule lourdement au sol, de plus en plus humain et nu, jusqu'à ce qu'il soit allongé et geignant à mes bottes. Les filles gloussent, les garçons se gaussent, et moi je soupire en insultant notre professeur mentalement. Je ramasse le sac à dos du Loup, qu'il amène partout avec lui, et lui tends des vêtements de rechange qu'il enfile vite. Aucun mot n'est vraiment utile entre nous. La tension s'évapore peu à peu. Pour marquer son autorité, l'ancien athlète crache à nouveau dans son sifflet et je roule des yeux.
— Tu t'es encore amélioré, commente Conrad, tu m'agaces.
— Mauvais perdant.
Il peste, et je me recentre sur le cours. L'échauffement est terminé, cela signifie le début des tests. Dès lors qu'Oberon désigne le premier binôme, je m'efforce d'attirer son attention. C'est difficile. Il est obnubilé par les combattants sur le tapis. Je repère Crowe et Dupree, assises plus loin. Elles ne doivent rien entrevoir de ma manœuvre. Leur chien de garde, Skinner, n'est heureusement pas dans notre groupe. Celui-là ne nous lâche jamais la veste, constamment sur notre dos, à vérifier nos moindres faits et gestes. Le professeur capte mes coups d'œil peu discrets et se faufile vers moi, assez proche de nos camarades pour ne pas éveiller de soupçons mais en retrait pour pouvoir lui chuchoter :
— Vous connaissez sûrement Vossen.
Un génie des arts martiaux, un précurseur, le premier à avoir mené ces sports de combat vers une compétition de haut niveau, plus réglementée et connue, appréciée et suivie par tout Caeddarah. Oberon opine du chef avec vigueur.
— Mon grand-père l'a fréquenté. J'ai, chez moi, un de ses trophées en or massif, avec son autographe. Il est à vous.
L'excitation grimpe en lui avec une frénésie de fanatique et j'envisage de plaquer une main sur sa bouche pour le faire taire. Mais, Oberon n'est pas si stupide. La méfiance se propage sur tout son visage.
— Quel est votre prix, Crimson ?
— Je veux combattre Crowe pour le reste de l'année.
Il hoche de la tête avec conviction.
— Vous avez un niveau largement supérieur à tous les autres élèves de l'académie.
En tant que sans-ordre pendant très longtemps, j'ai dû voler et récolter des atouts ci et là. Les arts martiaux en font partie.
— Vous mettre en binôme avec n'importe qui de votre promotion représente une sacrée pénalité pour votre adversaire, c'est pourquoi j'ai choisi Monsieur Lovelace. Vous êtes amis. Il se débrouille plutôt bien pour rivaliser avec vous. Je sais surtout qu'une dispute ne risque pas d'éclater entre vous.
Conrad a déjà accepté d'être vaincu semaine après semaine en arts martiaux, bien que cette compétition entre nous le pousse vers le progrès. Oberon en prend note et le valorise autant qu'il le peut.
— Tant pis.
Le petit homme me fixe, tandis que deux filles se crêpent le chignon sur le tapis central. Leur duel ne ressemble plus à grand-chose. Pas à des Arts Martiaux, en tout cas. Elles se tirent les cheveux, s'insultent et se crient dessus. Deux camps se sont formés et chacun encourage l'une d'elles. Oberon sautille dans ses minuscules chaussures, une moue contrariée sur la bouche.
— Votre méthode n'est peut-être pas la bonne, ajouté-je. Conrad aime la rivalité entre nous. Il n'essaierait pas de me tordre le cou à chaque duel s'il se battait contre un égal. Il se moquerait du duel et ferait le strict minimum pour gagner. Exactement ce que fait Crowe, depuis le premier cours. Elle n'est pas bousculée. Dans sa zone de confort.
Je marque une pause et me racle la gorge pour créer ma voix la plus méprisable possible.
— Vous êtes un athlète, bon sang. Vous savez ce qui motive un combattant.
Oberon paraît considérer ma remarque, non pas pour le trophée signé, mais parce que j'ai touché un point sensible. Il avance encore à l'aveugle dans l'enseignement. C'est un sportif jusqu'au fond de son âme. Il ne comprend pas toutes les subtilités de la mentalité jeune et impulsive de ses étudiants. En revanche, il répond très bien à mon appât.
— Peut-être que je devrais refaire tous les binômes, en fin de compte.
Je ne m'empresse pas d'acquiescer, le laissant dans ses réflexions. Lorsque les deux filles sont par terre, hurlant comme des Harpies, avec un Conrad au premier rang en train d'envenimer la situation en criant avec tous les autres, Oberon décide d'arrêter net ce cirque. Je m'éloigne, l'air de rien.
— Pour le prochain duel, je souhaiterais tester une nouvelle combinaison. Crowe, Crimson, sur le tapis !
Rosie sursaute à l'entente de nos deux noms dans la même phrase. Un sourire carnassier vient ravager mon expression faciale, et je le ravale vivement. Elle fait volte-face et me toise de haut en bas. J'affiche un air innocent auquel elle ne croit pas du tout. Evelyn s'apprête à parler, sûrement pour argumenter, être scandalisée, mais la rousse a courbé l'échine. Je la suis sur le tapis et les étudiants forment d'ores et déjà un cercle autour de nous. Conrad ne semble plus amusé. Il sait ce que j'ai fait. Il n'était pas présent ce matin, il n'a pas entendu ma conversation avec Misty, mais il sait. Il nous connaît bien, trop bien. Et Yule approche. Mon amie craint pour sa position. Ce n'est pas parce que je suis premier et en sécurité, supposément, que je dois tourner le dos à ma plus proche confidente. Sa mère la tuera si elle ose déshonorer les Latimer-Morelli.
— Rien de personnel, Rosie.
Je prononce ces mots avec toute ma sincérité. Elle les balaie d'un revers de manche, pensant que je me fiche d'elle. Le sifflement fait à nouveau vriller mes tympans et ce qui devait arriver arriva inexorablement. Rosie me fonce dessus, voyant que je ne bouge pas d'un pouce. Je la laisse foncer sur moi. De toute façon, qui attaque qui, cela ne change rien. Ses coups de poing ne sont pas maîtrisés, elle ne détient aucune technique, et n'a pas prévu de stratégie, ses jambes se balancent d'un côté et de l'autre sans qu'elle ne mette suffisamment de force dans ses muscles. Je m'amuse d'abord à parer et puis, je me remémore mon objectif... En lui permettant cette démonstration, Oberon peut la noter. Peut lui attribuer des points.
Et c'est précisément ce que je dois empêcher. Alors, j'agis. J'enchaîne les coups. Je me base sur un mélange de plusieurs arts martiaux, dont je me souviens de mes cours privés. Pour le faire courte, je la détruis. Elle voltige dans tous les sens. À chaque fois que son dos frappe le tapis, son souffle est coupé. Je perçois le hoquet qui s'échappe difficilement d'entre ses lèvres, quand elle s'oblige à respirer. Rosie se relève encore et encore. Infatigable. En apparence. Ses mollets tremblent de plus en plus et elle ne produit plus d'effort pour attaquer. Très bien. Je la féliciterai presque pour ce choix. Elle se concentre sur la défense. Afin de m'épuiser, moi, et de prendre l'avantage plus tard. Parfait. Cela fonctionnerait sur un adversaire lambda. Pas sur moi. Bientôt, je fais en sorte qu'elle passe plus de temps au sol que debout.
— J'en ai assez vu !
Oberon siffle. Il arbore une mine colérique. Contre moi. Je ne trompe ni le professeur, ni Conrad qui soupire avec lassitude.
— Pas moi, s'écrie Rosie. Je peux me battre comme ça toute la journée.
— Menteuse. Un conseil, assieds-toi et repose-toi. Tu ne tiens plus debout.
Elle hait mon ton condescendant. Son regard seul pourrait me tuer. Le professeur lui siffle dans les oreilles et elle abandonne uniquement pour cette raison, et parce que le petit homme l'aurait traînée hors du tapis par le col de son pull. Je rejoins Conrad. Celui-ci ne m'adresse pas la parole. Qu'il boude, ce n'est pas mon problème. Je me raccroche à la simple idée de filer un coup de main à Misty. Je ne fais rien de mal. Pas ma faute si Rosie ne parvient pas à se défendre. Néanmoins, je remarque l'irritation dans le froncement de sourcils d'Oberon. Je flaire aisément qu'il se rétractera lors des prochaines semaines, et je dois garder Rosie sous mon contrôle. J'attends la fin du cours pour le coincer dans une étroite salle au fond du gymnase.
— Je peux vous rapporter des objets signés par des dizaines d'athlètes, de disciplines variées.
Il me foudroie par-dessus ses grosses lunettes rondes.
— Ah, je vois, vous n'êtes pas un homme à corrompre. Dans ce cas, autorisez-moi quelques autres arguments. Normalement, vous en avez conclu de notre duel que Rosie est une vraie lionne. Elle fera tout pour atteindre mon niveau. Bien sûr, vous l'avez justement souligné, c'est impossible. Mais, la défaite a été cuisante aujourd'hui. Vous avez chamboulé ses habitudes des semaines précédentes. Elle ne commettra plus l'erreur de se reposer sur ses acquis. En me la confiant, vous fabriquerez une bombe prête à exploser. Faites-moi confiance. Si, à Yule, elle n'a pas progressé, ou elle stagne ou chute au point de se retrouver en danger dans le classement, vous l'associerez de nouveau avec un binôme de son niveau. Prenez ce pari avec moi, Monsieur.
Oberon m'a parfaitement cerné.
— Pourquoi vous ferais-je confiance, Crimson ? J'ai rencontré vos parents, vous savez. Ils ont assisté à une centaine de compétitions. Ils adorent regarder les gens se battre entre eux. Je peux facilement décrire quel genre de personnes ils sont. Le genre irréprochable, bienveillant et altruiste dans un monde idéal, impossible pour eux de montrer leurs défauts. Leur image fait leur salaire. Ils se défoulent comme ils peuvent. Dans leur exemple, il s'agit d'un contentement face à des spectacles violents. Comment de fois les ai-je vus hurler sur des athlètes, les encourager à se donner des coups jusqu'au sang, leurs yeux luisant de satisfaction en contemplant les blessures ?
Ses yeux me transpercent de bout en bout. Oberon a pertinemment conscience de l'effet que produisent ces mots sur moi. Ils se défoulent comme ils peuvent. De toute évidence, il n'ignore pas ce que cela implique. Les échos qui se répercutent dans mon esprit. De rage, je suis à deux doigts de lui envoyer mon poing à la figure, mais je me l'interdis. À quoi bon perdre contenance devant lui ? Un homme qui me mettrait en pièces sans mal. Je n'ai pas envie de prouver la véracité cruelle de ses affirmations.
— Je ne suis pas mon père.
Bon sang. Je saisis immédiatement à son rictus victorieux ce que je lui ai servi sur un plateau d'argent. Mon père. J'ai insisté là-dessus, le mot m'a brûlé la langue.
— Vous êtes son miroir, rétorque Oberon. Lorsque je vous ai observé sur le tapis, j'ai lu l'impitoyable sadisme des Crimson à écraser les autres, à abuser de votre pouvoir, à jouer de votre attitude. Votre torse bombé. Votre sourire arrogant. Le feu dans vos iris. L'insolence. Peu importe que vous vouliez le bien de Mademoiselle Crowe ou non, vous prenez plaisir à la maintenir en dessous de vous. Je ne peux même pas vous en tenir rigueur. Vous êtes le produit de Vincent Crimson. Que vous l'admettiez ou pas.
Il m'abandonne dans cette pièce. J'ai besoin de tout le contrôle du monde pour me retenir d'incendie son bureau. Il a regagné le gymnase où notre groupe revient les uns après les autres. La pause est terminée. Oberon n'était pas là hier, pour son test de Magie Offensive. Soi-disant une urgence à la capitale. Quoi qu'il en soit, il a décalé son cours à la fin du vendredi. Je ne parle pas que pour moi en signalant que nous sommes exténués par cette semaine, sur les nerfs, particulièrement en ce mois qui s'achève. Plus que trois semaines avant les vacances de Yule. La pression devient infernale. Pour nous tous. Misty enchaîne les crises. Je me rappelle de chacune d'elles en croisant le regard d'acier de Rosie.
— Je suppose qu'Oberon ne cédera pas à mes négociations. Que lui as-tu promis, Xavier ?
— Pourquoi ? Tu as peur de m'affronter ? Je te jure, Rosie, que je saurai être gentil avec toi.
Elle dresse sa main, lentement, et me fait un signe de plus vulgaires. Quelques étudiants pouffent autour de nous. Evelyn rit contre l'épaule de son amie.
— Très classe, Rosie.
— Très classe, Xavier, de m'humilier et de me tirer vers le bas. Ne crois pas qu'une seule matière m'éjectera du classement.
Je le sais, mais je ne dis rien. Elles s'écartent le plus possible de moi. Conrad ne s'exprime toujours pas. J'imagine déjà ses cris oppressants, tous ses reproches, son discours moralisateur à la seconde où nous serons à trois, dans notre salle à nous. Misty aura beau lui lister ses raisons, le Loup est un animal de meute. La nature a démontré qu'une meute sans omega peut cesser de chasser, pleurer la disparition de leur membre. Je ne peux pas oublier que mon ami est un Alpha et que, par conséquent, il ressent le besoin inexplicable de préserver les siens.
— Depuis quand Crowe et Dupree sont entrées dans ta meute ? lui chuchoté-je à l'oreille.
Conrad me jauge de haut en bas avec une pincée de dédain.
— Elles ne sont pas des Loups, crétin. Je trouve simplement injuste ce que vous faites. Elles se battent à la loyale... Vous franchissez une ligne à ne pas dépasser, Misty et toi. Rappelle-toi qu'elles peuvent vous rendre les coups. Tu ne survivras pas à la fureur de ton père, Xavier. Que feras-tu si elles contre-attaquent ? Si elles réussissent à te détrôner ?
Je lâche un ricanement méprisable. Ce son guttural énerve d'autant plus Conrad et cette fois, je n'espère pas entamer une discussion raisonnable avec lui. Me détrôner ? C'est envisageable. Dans la mesure où elles me portent un coup fatal, ce qui est infiniment peu probable. J'ai des connexions dans cette académie, la directrice de mon côté, Misty pour me sauver du pétrin en cas de nécessité absolue. Ces filles, elles n'ont rien, ni personne. J'éprouve, malgré moi, un pincement au cœur en y songeant. Je suis d'accord avec l'Alpha. Elles ne méritent pas ce que nous leur réservons... C'est juste le temps de briller devant nos familles durant les vacances de Yule. C'est tout. Et aussi, en fin d'année, nous serons en haut du classement. Non-négociable. C'est tout. Dupree commence doucement à émerger. Crowe se débat bec et ongles. Elles ont été les meilleures cette semaine, en toute objectivité. Nous ne pouvons pas détourner le regard de leur excellence.
— Dupree, Lovelace !
Mon ami se détache de moi et se plante sur le tapis face à Evelyn. À la seconde où leur duel commence, je flaire la retenue du Loup. Il ne se déchaîne pas, se contient, et cela ne fait qu'augmenter les remous de frustration en moi. Pourquoi dorloter ces filles ? Nous sommes venus ici pour vaincre, pour dominer, c'est dans notre sang, notre devoir. Notre obligation d'étudiants de la Starborn, de donner le meilleur de nous-mêmes. Et la jeune femme le prouve. Ses boucliers sont impeccables, elle ne cède à aucune attaque de Conrad, ne bouge même pas à ses assauts de plus en plus violents. Elle ne cille pas. Ne sue pas.
En revanche, lorsqu'ils échangent leur rôle, Evelyn redouble d'imagination en termes de sortilèges. Elle s'acharne sur Conrad. Ses boucliers sont puissants et elle ne risque pas de les percer ; néanmoins, n'importe qui peut noter la raideur dans ses muscles, les traits tirés de son visage concentré, et combien il peine à ne pas chanceler sous les assauts bruts de la jeune femme. Rosie l'encourage et bientôt, d'autres voix se mêlent à la sienne. Ce spectacle amuse Oberon, et surtout le Loup qui sourit par-delà la difficulté de tenir bon.
Cela me met hors de moi. Comment peut-il être si détendu ? Si calme face à ces rivales dont la puissance s'accroît d'heure en heure ? Je le confesse ; peut-être que toute cette histoire me monte à la tête, peut-être que je le prends trop au sérieux, peut-être que je devrais écouter ma raison et me tempérer, mais une voix nocive, corrosive, continue de me pousser vers le mal, vers le besoin de dominer, d'écraser.
— Parfait, vous avez tous les deux atteint un niveau très satisfaisant en défense. Vous êtes largement prêts pour les cours du deuxième semestre.
Conrad tapote le dos d'Evelyn, alors qu'aucun n'a réellement pris le dessus sur l'autre. Quand il se joint à mon côté, il ne pipe mot, redevenu froid et distant. Je ne lui parle pas, non plus. La contrariété doit se lire sur mon visage.
— Crowe, Ebony, à votre tour.
Je souffle avec frustration. Oberon cherche à aider Rosie, de culpabilité sûrement. Il lui a attribué un binôme faible pour le test de Magie Défensive. Ils se positionnent sur le tapis. Première rencontre pour eux deux, première fois dans ce gymnase, premier duel... Tout peut déraper si vite... Je contemple les stratagèmes de la rousse. Elle est forte. Elle apprend sur le moment. Je le confesse, elle est impressionnante. J'admire cette fille, c'est évident. Il me faut d'ailleurs quelques minutes pour me ressaisir. Une main sur ma bouche, je susurre un sortilège de confusion. Mon père m'en a fait cadeau ; j'ai pratiqué des heures et des heures petit et je l'ai souvent manié sur nos domestiques. Combien en ai-je fait tomber dans nos escaliers ? Il était toujours fier de moi.
Le bouclier protecteur de Rosie, honnêtement invincible et qu'elle aurait pu nourrir pendant des heures, se fend brutalement et l'attaque d'Ebony la catapulte hors du tapis. Nous entendons tous le craquement de son dos, secondé par un croassement de douleur. Le duel prend fin. L'assistante de l'infirmière fuse sur elle. Evelyn également. Conrad me dévisage. Avec dégoût. Avec une haine presque palpable. Les étudiants s'agitent. Je demeure immobile. La respiration pénible. Le palpitant malmené. Ce sortilège marche à tous les coups. Combien sont tombés dans les escaliers ? Qui ? Quels étaient leurs noms ? Nos domestiques... Je me pose toutes ces questions et je me rends compte que je n'ai pas les réponses.
— Tu aurais pu la tuer !
Conrad s'exclame trop fort. Les étudiants ne réagissent pas. Oberon est penché sur Rosie. L'assistante de l'infirmière l'a déjà soignée. Ils l'accompagnent dans ses mouvements. Pour qu'elle s'assoie d'abord et se lève ensuite. Evelyn lui murmure des encouragements à chaque étape. Rosie grimace, le dos meurtri.
— Tu me remercieras après Yule. Quand Misty aura passé des vacances en toute sérénité. Quand aucun d'entre nous ne finira à l'agonie, paralysé par la répulsion de nos parents à notre égard. Quand nous aurons tous échappé à leurs commentaires brûlants. Quand nous n'aurons pas pleuré de nerfs. Brisé des objets de colère. Ou quand nos os à nous n'auront pas été brisés, non plus. Toi, tu ne peux pas comprendre aussi bien que nous, Conrad. Tes parents t'aiment pour ce que tu es, pour qui tu es. C'est la différence entre Misty et moi, et toi.
Conrad compatit. Lui aussi a enduré les remarques violentes et sadiques de nos parents ; il était là lorsque Misty s'est fait gifler par sa mère pour la première fois, il était là lorsque mon père s'est vengé sur moi de la perte d'un client, tellement que je n'ai pas pu marcher toute la semaine suivante. Mais, il compatit tout autant avec Crowe et Dupree. Si je pouvais être moi-même, si je pouvais ressentir ce que je désire ressentir, agir comme je le souhaite, je ne doute pas que je me serais en effet rapproché de Rosie, mais pas du tout pour mes raisons actuelles. J'apprécie cette fille au tempérament du feu, la lionne insaisissable, apparue du monde humain, qui aurait dû quitter l'académie un mois plus tôt et qui pourtant s'accroche en haut du classement. Je pourrais m'agenouiller devant une femme pareille. Si seulement je n'étais pas un Crimson, élevé avec les Latimer-Morelli. Je suis l'élite. N'est-ce pas ?
— Mais, vous devez le punir !
Nous nous tournons d'un même élan vers la source de ce braillement hystérique. Rosie me pointe d'un doigt grossier et me jette des éclairs. Je fronce les sourcils, réellement troublé.
— Mademoiselle Crowe, calmez-vous, je vous prie, tente Oberon. Rien n'indique que vous avez été victime d'un sabotage.
— Mon bouclier était parfait ! Vous le savez ! Vous l'avez senti ! Une magie extérieure m'a frappée. C'est lui, j'en suis sûre !
Oberon s'évertue à l'apaiser. Les étudiants s'extasient devant cette tempête. Je n'ose pas me m'avancer et défendre mon cas. Conrad, lui, rit amèrement. Comment vas-tu t'en sortir ? me nargue-t-il. Elle m'a accusé si vite. A tout de suite vu clair en moi. Un fragment de honte se loge dans mon âme, qui se pourrit de jour en jour. Elle m'a accusé si vite. Parce que je suis digne de ces accusations. Je suis devenu la personne à accuser, à juste titre d'ailleurs.
— Je vous demande de vous tempérer, Mademoiselle...
— De toute manière, vous ne m'écouterez pas, je ne suis pas stupide ! Qu'est-ce qu'il vous a proposé contre mon changement de binôme ? Qu'est-ce qu'il vous a proposé contre votre ignorance face à sa tricherie évidente ?
Oberon se transforme en marmite, sur le point d'imploser.
— Ceci vous vaudra un avertissement, Rosalind !
Toutefois, elle continue de lui vomir son sentiment d'injustice et il ne parvient pas à la contenir.
— Félicitations, tu as gagné, marmonne Conrad. Comment te sens-tu ?
— Vous êtes privée de célébrer Samhain, ce soir !
— Et ? réplique-t-elle. Je ne le célèbre pas, d'habitude.
Evelyn entreprend de la tranquilliser à son tour et du coin de l'œil, l'inconfort de Conrad devient palpable, si bien qu'il se fraye un chemin vers la dispute, ne tolérant pas que la situation parte aussi loin. Je ferme les yeux un instant. J'ai bien fait. J'ai bien fait. Aujourd'hui, elle a échoué dans deux matières et elle a reçu un avertissement. Rosie est condamnée et, en plus, elle s'enfonce. Pourquoi est-ce que je déteste ça ? Pourquoi son désespoir me dérange autant ? J'ai bien fait. J'ai bien fait. Je me le répète sans répit jusqu'à ce que mon propre esprit rie de moi.
— Eh merde...
Je gagne le côté de la rousse en quelques brèves enjambées, empoigne sa main et sans une explication, la tire à ma suite. Bien sûr, la lionne griffe, mord et rugit. Je dois la forcer à me suivre, puis je la soulève sur mon épaule pour quitter le gymnase. Conrad intercepte la jolie blonde avant qu'elle n'ait pu courir derrière nous. En me combattant, je manque de la lâcher par terre. Je la rattrape de justesse et dans la foulée, Rosie cogne durement mon tibia. Je tressaille à peine.
— Voilà ton véritable visage ! Un tricheur. Moi, j'ai peur de toi ? Oh non, Xavier ! Grâce à ce que tu as fait aujourd'hui, je suis maintenant persuadée que tu es terrorisé par moi, par ma position au classement. Peur de décevoir papounet, hein ?
Je contracte les poings pour ne pas flancher à cette provocation.
— Je n'ai pas besoin de tricher contre toi, Rosie.
Menteur. Elle me dévisage, soudainement mutique. Son silence me perturbe bien plus que ses cris. Elle me méprise. J'ai gagné, oui. J'ai gagné son courroux et son aversion. Pour Misty. Je l'ai fait pour Misty. Je renforce mon mental afin de chasser les picotements dans mon cœur. Sans grand succès.
— Écoute-moi attentivement, Xavier. Je ne souhaite pas une guerre entre nous tous. Draigh nous a raconté des histoires, des rumeurs sur certaines familles de Caeddarah. Dont la tienne. Je peux vous comprendre. Je peux...pardonner.
Mais, le terme réclame un effort de sa part. Elle le régurgite presque.
— Je vais fermer les yeux sur cet après-midi. Je vais accepter mon classement de cette semaine, ainsi que l'avertissement... À condition que ça ne se reproduise plus jamais. Compris ? Plus jamais, Xavier. Je ne suis pas une imbécile. Dans notre groupe, seuls Conrad et toi possédez la capacité de casser mon bouclier, et la motivation. Je vais ignorer la souffrance terrifiante que j'ai subie, lorsque mon binôme m'a envoyée valser hors du tapis, lorsque ma colonne vertébrale s'est fendue et que mes organes ont été transpercés par les éclats de ma cage thoracique. Je vais ignorer que, sans l'assistante de l'infirmière, sans la magie, tu m'aurais tuée. Je vais ignorer que j'ai cru mourir sur place, pour une simple histoire de classement. Je vais ignorer que tu es une brute. Capable du pire. Je vais ignorer tes yeux écarquillés de maintenant. On dirait que tu découvres les conséquences de tes actes. Oui, Xavier, j'ai failli mourir. Tu n'imagines pas la sensation qui s'est répercutée dans mon corps. Tu n'en as même pas conscience, hein ? Des répercussions. Des conséquences. Toute décision a ses conséquences. La tienne, aujourd'hui, était à deux doigts de me coûter la vie... Je vais ignorer les regards équivoques de Conrad sur toi. Je vais ignorer tes coups lors de notre duel. Je vais ignorer ta tricherie. Uniquement ce vendredi. Recommence, et je ne renoncerais pas à cette guerre. Recommence, et je prendrais un plaisir fou à te voir ramper chez toi, à sangloter à l'idée d'affronter papounet sans être roi de l'académie. Recommence, et dis adieu à ton trône.
La réalité me frappe à chacun de ses mots. Elle voit la vie différemment de nous, citoyens de Caeddarah. De mon point de vue, je ne l'ai pas mise en danger une seule seconde. L'assistante de l'infirmière aurait pu la guérir de toutes les blessures et Ebony n'est pas doué, cruel ou puissant au point de lui porter un coup fatal. Elle ne risquait rien... De son point de vue, elle est passée à un mètre de la mort, elle a souffert le martyre l'espace d'une longue minute. Et je suis la cause de son quasi-décès, de sa douleur immense.
Contre toute attente, un frisson me parcourt brusquement. Rosie m'effraie. Sa détermination. Son pacte. Un serment dont je serais la victime, que je le veuille ou non. Elle me terrorise, oui, car elle a raison sur toute la ligne : je peux largement gagner contre elle, je peux l'anéantir, j'en suis capable, mais pas sans que ma victoire ne m'emporte dans sa chute.
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