Rosalind Crowe **

Il est vrai que, malgré les semaines écoulées, malgré notre vie commune tous ensemble à la Starborn Academy, le territoire est si vaste et notre quotidien tellement rempli, suffoquant, que je n'ai pas réussi à associer certains visages avec certains noms. J'ai croisé plusieurs fois ces deux filles, a priori inséparables, silencieuses, discrètes, dans leur coin, et je me suis fait la réflexion qu'elles nous ressemblaient, à Evie et moi, mais je n'ai jamais cherché à me rapprocher d'elles ou à les connaître. Pour une petite moitié de notre promotion, je ne dispose que du prénom ou que de l'Ordre, même en ce qui concerne les Sorciers. Bien que les différents groupes des différentes classes nous permettent de nous lier, que ce soit par l'amitié ou la rivalité, il y en a quelques-uns que je rencontre seulement au réfectoire ou dans les couloirs.

Ce matin, Natas décide d'y remédier. Elle annonce en début de cours que deux étudiantes nous rejoignent. Il paraît qu'un crétin a causé un incident, les forçant à changer de groupes. Vivianne Jones et Azura Wood. Lorsque notre professeur prononce leurs noms, cela produit en moi comme une sorte d'électrochoc. Elles trônent dans le haut du classement et pourtant, je n'avais jamais compris qui elles étaient. Les deux filles discrètes qui nous ressemblent. Une similarité basé uniquement les habitudes à la Starborn, car, en termes de physique, elles ne pourraient pas être plus différentes de nous. Deux corps de taille moyenne, communs, des cheveux bleus pour la première et violets pour la seconde. C'est amusant de constater qu'elles ne sont pas censées passer inaperçues de par leurs chevelures si visibles et cependant, personne ne semble se souvenir d'elles. S'entourent-elles d'un sortilège pour que les autres étudiants ne s'intéressent pas à elles ? J'ai songé à en utiliser un, surtout à cause de l'attention étouffante de Misty Latimer sur nous deux, mais cela ne réglerait pas le problème.

— Pourquoi ne pas faire s'affronter les deux binômes de choc de l'académie ? raille Natas après l'échauffement. Tenez, Jones se battra contre, hum, Crowe et Wood contre Dupree. Montrez-nous ce que vous avez dans le ventre, les filles !

Evelyn est ce genre de fille vraiment timide et qui déteste profondément l'attention braquée sur elle. Tête baissée, elle marche au centre d'un cercle créé par les étudiants. Pour son plus grand bonheur, la plupart s'entraînent encore, redoutant les notes parfois sévères, souvent coûteuses de Madame Natas. Je la suis et me retrouve face à une crinière bleu nuit. La professeur a hésité. Elle doit prendre en compte que mon amie est toujours affaiblie, moins capable de gagner un duel. Elle lui aura donc attribué la plus encline des deux à se maîtriser, à se contenir. Cela ne signifie pas forcément que Vivianne est une brute, une rentre-dedans, mais je préfère rester sur mes gardes face à une adversaire que je n'ai pas combattue auparavant. 

— Azura Wood, enchantée. Quelque chose que je devrais savoir ? 

Je détourne mon regard de Jones pour observer les deux filles à côté de moi. Evelyn se mordille la lèvre, incertaine de ce qu'elle devrait répondre dans ces circonstances. Avouer ses faiblesses ? Au risque que Natas entende et la rabroue ? D'après notre professeur de Magie Offensive, peu importe notre retard, nos défaillances, il faut les taire et combattre de façon à ce qu'elles ne se remarquent pas. Je note qu'Azura est déjà au courant ; cela se voit à son air doux et bienveillant, elle tend une perche à mon amie, pour que celle-ci confirme ce que Wood sait sûrement des ragots de l'académie.

— Tu dois savoir qu'Evie fera tout pour te botter les fesses.

Azura me dévisage de haut en bas, tandis que Vivianne lâche un gloussement narquois que son amie aux cheveux violets ne tardent pas à imiter. Evie me foudroie d'yeux sombres, mais je l'ignore. Il faut réellement que cette fille prenne confiance en elle. 

— Qu'est-ce que vous fichez plantées là ? Aller !

Vivianne soupire à la voix criarde de Natas et je suis tentée de lui envoyer un sourire, mais il est clair que l'ambiance change tout à coup et je rejette toute expression sur mon visage, un mur de marbre impénétrable. De nous quatre, Azura attaque la première. Evie et moi déduisons en même temps son Ordre. Une Nymphe des Bois. Pourquoi ? Parce que ce sont les créatures qui détiennent la meilleure affinité avec l'élément de la terre. Elle lui décoche une rafale d'herbes retournées. Mon amie se cache instinctivement les yeux, avant de lancer un sortilège de protection autour d'elle, qui ne tient pas longtemps. Je n'ai pas le loisir de suivre leur duel, puisque Jones m'assaille à son tour.

Une Nymphe aussi, mais une Ondine. Je peux aisément la différencier d'une Sirène, car ceux-ci se contentent de manipuler l'eau à leur disposition ou d'en générer, et les Sirènes ne chantent qu'en usant de leur pouvoir d'empathes. A contrario, les Nymphes possèdent deux types de magie : celle de l'eau pour laquelle elles chantent et elles ne puisent l'élément qu'à partir de ce qui existe déjà, et un sombre pouvoir d'attirance pour noyer les esprits faibles dans leurs lacs et leurs rivières, mais, pour cette capacité-là, elles ne chantent pas, non. Elles attirent par la simple pensée, implantant une idée dans la tête de leur proie qui se jettera dans l'eau sans pouvoir s'en empêcher. En somme, les Nymphes fonctionnent à l'inverse des Sirènes. 

Ces informations m'aident à appréhender notre duel d'un œil éclairé. Elle ne peut pas créer. Donc, elle se servira de l'eau à sa disposition. Autrement dit soit l'eau sous nos pieds, mais elle assécherait la terre, soit l'eau dans nos corps. Dans mon corps. C'est précisément la tactique qu'elle choisit. D'un coup, je ne parviens plus à respirer, ma peau se craquelle, elle se glace, se pétrifie, et je ne peux plus bouger. Je comprends pourquoi Natas a épargné à Evie l'épreuve de se battre contre une Nymphe des Eaux. Elles sont pour le moins brutales et diablement efficaces. 

En quête de mes dernières ressources, je ne l'autorise pas à me plonger dans un coma humiliant, et je fais appel à ma magie, dont elle ne peut me priver. Une étincelle jaillit à ses pieds et je la transforme en flamme.

Vivianne couine et relâche son attention de moi. Deux options s'offrent à moi : me fournir un bouclier mais agacer Natas et faire chuter ma note, car nous ne sommes pas en Magie Défensive, ou l'option secrète. Celle de l'improvisation. Celle de la fourberie. Celle de l'anticipation. Je sais que, si je lui laisse sa magie, elle fera en sorte de m'achever vite. Cette fille est une battante, une gagnante, et nos noms s'entremêlent constamment dans le classement hebdomadaire. Dans son intérêt, elle doit me vaincre pour glaner des points ci et là et obtenir de l'avance sur moi. Exactement ce que désire Azura en remuant la terre sous Evie qui trébuche et s'effondre sur un sol où des racines viennent l'immobiliser. 

Très bien. Si j'y suis obligée. Je fouille dans ma mémoire, ô combien ingénieuse et puissante, ma meilleure arme, et je murmure à toute vitesse un sortilège de contrainte magique. En d'autres termes, je fige la magie de Vivianne. Pareille à une humaine, sans possibilité de lancer des sorts ou des contre-sorts, sans son essence de Nymphe. Elle a tout juste eu le temps d'éteindre le feu à ses pieds et en ressentant l'enchaînement de ses pouvoirs, deux orbes écarquillés se rivent sur moi, un mélange d'admiration et d'incompréhension. Parce que cela réclame une quantité gargantuesque de ma propre énergie et je l'éprouve en de violents vertiges. Si je ne me débarrasse pas tout de suite de mon adversaire, je suis fichue. Alors, j'abats le coup fatal. 

Je suis une Sorcière, bon sang ! Supposément l'Ordre le plus létal de tout Caeddarah. Pas de sortilège, pas de stratégie, seul l'instinct doit s'exprimer pour moi. Et mon instinct hurle au danger, au péril. Brusquement, une salve d'ondes de choc s'extirpe de ma poitrine et fonce droit sur Vivianne. Elle se jette sur le côté dans l'espoir d'y échapper, roule dans les feuillages, mais ma magie la poursuit. Dès qu'elle se relève en un bond leste, elle est heurtée de plein fouet et catapultée sur plusieurs mètres. 

Natas la rattrape d'une main, d'un sort attentif et la ramène là où elle se tenait. Fin du duel. La Nymphe des Eaux ne réussit pas à se redresser et de toute façon, si elle avait atterri, elle aurait souffert d'un coup à la tête et serait inconsciente. Ainsi, elle n'a pas le droit de poursuivre notre combat. De mon côté, je ne fais pas la maline. Je m'écroule par terre, à bout de souffle, la tête me tourne, tous mes membres tremblent. 

Toutefois, je tire sur mes dernières forces pour dresser le menton et observer le duel entre Wood et Dupree, deux noms qui s'élèvent parmi les étudiants. Natas a beau réclamer le silence, ils les acclament. De toute évidence, elles offrent un merveilleux combat. Evie s'est visiblement détachée des racines par un sortilège et si du sang s'écoule de sa bouche, elle n'abandonne pas. Elle attendra qu'Azura la pousse à l'évanouissement plutôt que de déclarer forfait. Pour sa note. Pour que la professeure valorise sa détermination. La Nymphe des Bois est effectivement moins agressive que son amie – qui a tout de même gelé l'eau de mon corps, ce qui aurait pu me tuer si elle avait franchi une certaine limite. À ce propos, Vivianne susurre sur un ton qui se veut amusé mais qui est en réalité épuisé :

— Sans rancune ? 

— Sans rancune. 

— La prochaine fois, je n'oublierai pas de t'achever en un coup.

— La prochaine fois, je n'oublierai pas de t'enlever tout de suite tes pouvoirs. 

Elle ricane.

— L'expérience n'a pas été des plus agréables, maugréé-je.

Son rictus disparaît sous une mine navrée. Elle ne s'excuse pas d'être ce qu'elle est, et d'avoir le pouvoir qu'elle a, mais j'admets la redouter plus que je ne le souhaiterais. Je sens encore le froid, le vide qui s'installait peu à peu dans mon esprit, la paralysie générale dans mon corps, le sentiment d'impuissance, de vulnérabilité, et ce froid... Un froid qui me hantera. En contrepartie, je ne m'excuse pas de mes ondes de choc. J'imagine que l'expérience fut encore moins agréable pour Vivianne. La magie endormie, la faiblesse, savoir que l'on a perdu et ne pas pouvoir répliquer. Ces duels sont tout bonnement cruels. Mais, j'ai appris que la Starborn représente très bien la vie à Caeddarah. Ils nous enseignent la survie dans un milieu si hostile.

— Aller, Evelyn ! hurle Draigh.

Même Conrad est tout concentré sur le duel qui n'en finit plus. Evie enchaîne des combos assez risqués de courts boucliers, suffisants pour que la magie de la Nymphe rebondisse vers elle, et des attaques de pure distraction. Le résultat du combat ne surprendra personne. Azura vaincra, au final, mais pas avant que mon amie l'ait repoussée encore et encore. Elles titubent toutes les deux.   

Une tornade de terre naît de la main d'Azura. Cette dernière chancelle en arrière et sa création vacille, mais elle la stabilise d'une façon ou d'une autre, reprenant son équilibre. Je lis dans les yeux fatigués et terrorisés d'Evie que tout son instinct la supplie d'abandonner, et la Nymphe ne lui lance pas sa magie en pleine figure, lui accordant quelques secondes pour riposter. Cela déplaît à Natas, ce jeu à la loyale, mais elle ne commente pas. Mon amie regarde sans ciller sa défaite et ne bronche pas. Elle se hasarde à un sortilège de protection, seulement son épuisement lui fait défaut.

La tornade la cogne douloureusement et malgré son bouclier, à peine est-elle frôlée par cette magie élémentaire, qu'elle décolle du sol. Draigh s'est heureusement préparé à la cueillir et arrête sa chute avec soin, la prenant dans ses bras avant qu'elle ne percute un étudiant ou les arbres à l'orée du Pré. Elle s'endort presque sous le coup du soulagement ; Evie se moque bien de ce résultat, elle a envie de faire la sieste. Je le sais, parce que nous sommes toutes les quatre soumises au même besoin. Vivianne, qui a eu le temps de se reposer, s'élance sur son amie et lui évite une chute, à ses membres fébriles. Elles se rangent au milieu de notre groupe, et tous les toisent avec autant de méfiance que de stupeur. Je me traîne jusqu'à mes amis et m'étale de tout mon long, à côté de la jolie blonde.

— Je ne sais même plus comment respirer, dit Evie, délirante.

Draigh et Conrad rient, et je m'endors quasiment avec elle... Sauf que Natas l'interdit.

— Oh, les filles, du nerf ! Le cours n'est pas terminé. Bon. Jones, très bon usage de votre magie. Dans la vraie vie, n'hésitez pas à frapper fort et ne permettez pas à vos adversaires de répondre. Crowe, impressionnante réponse de vos pouvoirs. Vous autres les Sorciers, vous êtes si lents à développer votre magie, si incompétents à la manier, mais vous avez su revendiquer le pouvoir primitif en vous. Bien, bien. Dupree. Dupree ! Vous faites des efforts, je le vois bien et c'est pour cela que je ne vous pénalise pas. Vous êtes une lionne en cage. Déchaînez-vous, dans tous les sens du terme. Ôtez ces vilaines chaînes qui vous entravent, sinon vous perdrez à chaque fois. Je suis compréhensive pour ce premier trimestre, mais, dès le deuxième, je serais forcée de vous enlever des points. Et Wood, je suis ravie de vous accueillir dans ma classe, Mademoiselle.   

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