Rosalind Crowe
Le trajet en voiture est extrêmement long. Dans la voiture de Conrad, à l'abri du vent froid d'hiver, du tonnerre qui gronde dans le ciel, de la pluie qui commence doucement et sûrement à ruisseler sur le royaume de Caeddarah, se changeant peu à peu en flocons de neige, un silence de mort pèse sur nous. De nous trois, seul le Loup sait avec une précision sinistre quelle atrocité nous attend au manoir Crimson. Il ne pipe mot, ne commente pas. Il nous a tout juste dit bonjour et pris de nos nouvelles. Evie a tenté de faire la conversation, racontant ce que nous avons fait pour divertir la jeune et vigoureuse Maera, mais il s'est fermé rapidement. Les villages ont défilé sous mes yeux curieux. Ils sont nouveaux pour moi. Je découvre ces paysages avec bien peu d'intérêt, mes pensées toutes tournées vers Xavier.
Nous nous éloignons à présent des amas de maisons, vers un coin reculé de la campagne. La neige se forme sur le sol jonché de cailloux, d'herbes humides et d'arbres sans feuillages. J'aperçois à l'horizon quelques demeures, toutes des plus splendides et luxueuses. Je ne doute pas que l'aristocratie de Caeddarah vive dans les parages. Même des bourgeois ou de riches commençants ne pourraient se payer de tels terrains. J'ai l'impression de me retrouver propulsée dans les années cinquante, dans la campagne anglaise, celle que l'on voit dans les films. Conrad se précipite, à une allure qui laisse présager son habitude de conduire sur ces routes sinueuses et isolées, sur un sentier solitaire qui semble mener tout droit vers le domaine des Crimson. C'est là qu'il décide de prendre enfin la parole. Sa voix sort d'un silence peiné et souligne toute la gravité de ce moment ; mais ses yeux...ses yeux sont fixés sur la route, mais ne la regardent pas. Dans le vide. Je le sais, puisque je suis assise à l'avant, à côté de lui.
— Misty se sent coupable. Elle était tellement obnubilée par vous deux, ou plutôt vous trois, avec Skinner, qu'elle n'a pas pensé à diriger ses visions sur Xavier, qui pourtant prenait des risques pour elle... Tout aurait pu être évité. Elle aurait renoncé à ses foutaises si elle avait vu Xavier hors des dix premières places. Elle aurait abandonné, trop effrayée à l'idée que ces visions ne se réalisent. Mais, puisqu'elle n'a pas observé de ce côté-là, elle s'est enfermée dans sa désillusion, persuadée de réussir à vous éliminer de son chemin sans difficulté. J'en veux beaucoup à Misty... Seulement, elle s'en voudra toujours plus et ne se pardonnera jamais. Cela suffit à faire retomber ma colère.
Je n'ose rien répondre à cela. Je me refuse à imaginer ce que ces enfants ont vécu. L'histoire terrible d'Evie, que je devine entre les bouts de souvenirs qu'elle accepte de lâcher, m'indique déjà tout ce dont j'ai besoin de savoir. Caeddarah est un royaume terrifiant, où peu grandissent en paix. Que ce soit la misère ou la richesse, les deux apportent son lot de problèmes et de chagrins.
— J'espère qu'elle aura retenu la leçon, c'est tout, affirme Evie. J'espère qu'elle ne s'attaquera plus à Rosa. Ou à Draigh. Ou à moi.
— Il faudrait d'abord qu'elle se remette des conséquences de ses manigances, conclut sombrement Conrad. Si tu veux mon avis, Eve, elle se fera très petite pour les prochaines semaines.
Le manoir des Crimson diffère totalement de mon imaginaire. Je me suis inventé un domaine grandiose, époustouflant, à la hauteur de tous ces ragots sur cette famille. Or, il est décevant, laid...digne d'un film d'horreur. Il ne ressemble ni aux demeures gothiques, ni à ces immenses villas campagnardes similaires à toutes celles de la région, que nous avons croisées en venant.
Non, le manoir Crimson est une sorte de château. Gigantesque. Démesuré. Mais, froid, aussi froid que les températures actuelles. Un bloc rectangulaire de pierres grises, anciennes, abîmées par le temps et qui donnent l'impression de pouvoir s'effondrer d'une seconde à l'autre. Rien qu'une ruine sordide sur laquelle je ne m'arrêterais même pas pour jeter un coup d'œil. Et puis, il se situe si loin de tout. Derrière un portail noir, sans arabesques, ni intérêt aucun. Au bout d'une allée interminable, entre deux haies de hauts buissons taillés au millimètre près et visiblement entretenus tous les jours. Je ne comprends pas.
— Je ne me rappelle plus quand ce manoir m'a surpris pour la première fois, déclare Conrad en refermant la portière de sa voiture. J'ai grandi ici. Autant que Misty et Xavier ont grandi chez moi. Nos parents rendaient visite aux uns les autres souvent. J'habite par là-bas. Misty plus au nord. Et Skinner là-bas, à l'est. Cette région de Caeddarah est très appréciée pour ses vastes terres... Un jour, alors que je jouais dans le jardin, avec eux, je me suis stoppé face à ce manoir et je l'ai contemplé pour la première fois. Il n'a rien de beau, d'attrayant ou de très aristocrate. Sauf si l'on connaît son histoire. Il appartient aux Crimson depuis des générations. À chaque nouvel héritier, il est transmis et demeure intact. Il est en réalité la plus vieille bâtisse du royaume, avec notre parlement et quelques musées de la capitale. Si des rénovations sont nécessaires, le patriarche ordonnera à ce que le décor ne change pas. Que tout soit visuellement identique... Je trouve ça plus logique et imposant que de dilapider son or dans des biens et des possessions pour prouver sa richesse. Les Crimson sont anciens, puissants et ils tiennent leur position à travers les époques. Ce manoir en est le symbole... Venez, suivez-moi.
Une émotion saugrenue me guette à ces paroles. Mes yeux se posent sur ce manoir étrange avec une vision nouvelle, éclairée. Au lieu de voir un rectangle en ruines, affreux et lugubre, je me confronte à l'étendue d'un pouvoir ancestral, qui ne cesse de s'épandre, de s'accroître, qui domine et écrase. J'étouffe à la pensée d'y vivre. Quel sombre endroit pour un enfant. Et Xavier a évolué là-dedans. Pour me changer les idées, je me concentre sur les haies autour de nous. Quelques passages permettent d'entrevoir des parties du jardin, qui s'étale sur des kilomètres et des kilomètres. Tout est parfaitement agencé pour pallier l'austérité de la demeure. Outre l'atmosphère morte et glaciale de l'hiver, je suis sûre que ce doit être magnifique.
— Madame Vincent Crimson, cette chère Celestina, s'occupe de ces jardins. Paraît-il qu'ils étaient somptueux avant son mariage, mais, qu'à son arrivée ici, elle les a embellis, agrandis et développés comme aucune autre femme n'aurait pu le faire. Elle s'est rendu compte que le symbole du manoir pourrait échapper à certains idiots, ou bien que ce symbole pourrait tomber en désuétude. Par conséquent, elle s'est employée à montrer la puissance des Crimson au travers de ces jardins. Ne vous aventurez jamais dans son labyrinthe. Une stupide histoire raconte qu'elle l'aurait ensorcelé pour que ses invités indésirables s'y égarent et y meurent.
— Mais, cette histoire ne serait pas crédible sans véritables incidents, ricane Evie.
La mine affligée de Conrad efface son sourire narquois.
— Il y a eu des incidents ?
— Trop, et l'histoire est très crédible, marmonne Conrad. En revanche, je peine à croire que Celestina ait commis ces incidents de son propre gré. Elle est une ensorceleuse très douée et peut-être qu'elle a bien maudit le labyrinthe, mais elle n'envoie personne là-bas volontairement. A contrario de son époux qui déteste tout le monde et que tout le monde déteste. Par-derrière, cela va de soi. Car, en société, Vincent Crimson est un mécène, un bienfaiteur et nul ne tarit d'éloges à son sujet.
Dès qu'il prononce le prénom de Celestina, sa mâchoire se contracte et une lueur de dégoût apparaît dans ses orbes, scindés par une touche d'admiration. Je ne saisis pas tout de suite la raison de cet avis mitigé, mais cela ne saurait tarder. Nous marchons quelques minutes. Conrad avance vite. Il est habitué à traverser cette allée. Devant les doubles portes en pierre massive, il ne toque pas, ni ne cherche à attirer l'attention des habitants de la maison. La magie se révèle dans la seconde ; la roche du perron sous nos pieds est enchantée et avertit donc les domestiques de notre arrivée. Les battants s'ouvrent, tirés par deux bras fermes, sans un bruit. Deux serviteurs se tiennent de part et d'autre de l'entrée, et un troisième, le majordome, nous accueille.
— Monsieur Lovelace. Vous êtes accompagnés, je vois.
Je ne porte pas grande attention aux deux serviteurs qui ont tiré la porte. Assez jeunes, dans des habits de convenance, l'expression neutre, la posture irréprochable. Ils ne nous adressent pas une œillade, pris dans leur travail routinier. Ils attendent probablement que nous pénétrions dans le hall, afin de retourner à leurs besognes. Le majordome, lui, est un homme d'un certain âge. Il a longtemps travaillé pour les Crimson ; je le déduis à sa façon de se tenir debout au milieu de l'entrée, à son ton en parlant à Conrad, à son regard posé sur nous qui ne nous identifie pas et s'inquiète d'invités gênants.
— Borges. Voici Mademoiselle Dupree et Mademoiselle Crowe, deux amis de Xavier et de moi-même. J'ai songé que leur compagnie remonterait le moral de Xavier. Où est-il ? Dans sa chambre ?
Conrad entre dans le hall d'entrée et Evie lui emboîte le pas. La dernière, je m'attarde sur les mouvements synchronisés des deux serviteurs qui ferment les battants et se positionnent derrière nous deux pour prendre nos manteaux. Le Loup, presque chez lui ici, a déjà ôté le sien et le tend au majordome qui le pend à un crochet au mur. Les hommes s'éclipsent, ne laissant que Borges. Le vestibule m'émerveille. La pierre cède sa place à du vieux bois. Le mobilier, c'est-à-dire un petit meuble à chaussures et une commode, a l'air coûteux et précieux. Je le remarque à tous les choix minutieux. Par exemple, les poignées des tiroirs en têtes de Dragon. Tout a été sélectionné pour crier haut et fort : ici résident et perdurent la Maison Crimson.
— Non, Monsieur Lovelace. Le jeune maître est...
Borges n'a pas le temps de terminer sa phrase que des hurlements retentissent dans la maison. Conrad soupire et ne consulte pas le majordome avant de se glisser dans le premier couloir à sa gauche. De nouveau, Evie le suit la première et je reste face au vieil homme qui me toise sans vouloir être indiscret. Il est accoutumé aux invités, certes, mais pas à de nouveaux amis de Xavier. Je me sens obligée de lui dire :
— J'ai rencontré Xavier à la Starborn Academy.
— En vous souhaitant la bienvenue au manoir Crimson, Mademoiselle.
Borges tourne les talons et s'engouffre dans le même couloir, m'invitant sans un mot à rejoindre l'origine de ce désordre. À mon grand désarroi, je parcours des pièces de ce manoir sans avoir l'occasion de les étudier, de les détailler. Toute la décoration est si précise, si élaborée, que cela m'attriste de passer à côté de tous ces éléments sans m'éterniser sur chacun d'eux. Nous arrivons dans une salle haute et spacieuse. La cage d'escaliers principale qui orientent vers différents lieux de la demeure. Le pivot central. Là où les chemins s'entremêlent. Les cris se tarissent. Mais, un sanglot résonne.
Devi Crimson pleure à chaudes larmes. Ses boucles noires épaisses ne cachent rien de la rage qui la foudroie. Vincent Crimson est rouge de fureur, lui aussi, et pointe un doigt courroucé sur sa fille qui met aussitôt de la distance entre eux. Conrad tente de la retenir, mais elle l'ignore et me bouscule pour atteindre les marches et s'enfuir en haut. Je suis figée de désarroi devant cet homme. Tyrannique, violent, agressif. Il me terrorise et me glace le sang, alors que je n'ai rien entendu de sa dispute avec sa fille. Tout en lui me déplaît et me répugne. Mon corps tout entier se révolte contre ma présence dans la même salle que lui. Les souvenirs de cette soirée pluvieuse, Xavier à terre, ensanglanté, souffrant, affluent dans mes pensées et je manque de m'évanouir sous la suffocation.
Xavier est, par malheur, son portrait craché. Non pas que l'homme soit désagréable à regarder. Au contraire. Pour la cinquantaine, Vincent Crimson a conservé la beauté de son physique avantageux et de ses gênes. Sculpté, élancé, dans son costume élégant et pompeux, quasi-cérémoniel, une moustache sous son nez aquilin. Dans son dos, l'impénétrable et noble Celestina Crimson. Je saisis brutalement pourquoi Conrad lui voue autant de rancœur que d'admiration. Son prénom lui convient trop bien. Elle me donne la sensation d'avoir dégringolé du ciel. Ses cheveux d'un blond doré sont noués en un gracieux chignon, sous un chapeau sombre avec une dentelle pour dissimuler une partie de son visage. Elle est vêtue d'une robe de bal, bordeaux, qui moule ses formes voluptueuses mais discrètes. Ses talons claquent sur le marbre de cette salle et une mélodie digne des anges me percute de plein fouet, quand elle déclare :
— Navrée que vous ayez assisté à cela. La petite Devi est une enfant si caractérielle. Son père a du mal à la plier aux règles. Conrad.
— Madame Crimson.
Conrad s'approche d'elle, prend ses doigts recouverts d'un gant à dentelles, les lève à sa bouche et les baise. Il pivote vers Vincent Crimson et se courbe avec respect. L'homme finit par se décrisper et souffle sa frustration. Il ne s'exprime pas, ne salue pas le Loup et se contente de marcher vers Borges, lui murmurant quelques mots à l'oreille. Puis, il fait demi-tour et part vers le couloir d'où nous venons. Celestina Crimson intervient à nouveau :
— Nous sommes conviés à un dîner pour l'avant-veille de la nouvelle année.
— Le grand repas des Wood, souffle Conrad.
— Exactement. Nous devons nous dépêcher. Je m'excuse de vous fausser compagnie si tôt dans la soirée. Vous êtes des amies de mon fils, c'est bien cela ?
Evie et moi acquiesçons, pendant que Borges se faufile hors de la cage d'escaliers.
— Enchantée de faire votre connaissance. Dormiront-elles au manoir, Conrad ?
— Si vous le permettez, Madame, nous distrairons Xavier jusque dans la matinée de demain et puis, elles rentreront à l'académie.
— Oh que non !
Le ton tranchant de Celestina Crimson me fait sursauter et je dois me contenir pour parfaire une expression nonchalante.
— J'ai étudié à la Starborn. Je sais sa monotonie. Hors de question que mes invitées passent la soirée de Yule là-bas, seules. Vous accepterez sûrement de célébrer avec nous. Bon, je dois y aller.
Celestina Crimson est une femme morte. Tout comme ce manoir. Elle n'existe pas. Un fantôme. Un esprit piégé dans le corps d'une épouse sans but, ni âme. Ses yeux vitreux le démontrent. Il est évident de comprendre pourquoi Conrad se tend en sa présence. Il la méprise, parce qu'elle autorise son mari à torturer leurs enfants ; mais, elle est si belle, si angélique...damnée. Il a pitié d'elle. Se dandinant dans sa robe étroite, elle gagne le couloir sans plus de cérémonie. Je songe à passer la nuit et plusieurs jours ici. Ce manoir m'insuffle tant de mauvaises ondes. Evie ressent la même chose. Elle affiche une mine de biche craintive, prête à prendre ses jambes à son cou. Nous respirons un parfum d'abomination dans l'air. Avant que le Loup n'ait pu s'exprimer, un rire triste et sardonique s'élève du haut des escaliers :
— Des amis de Xavier, hein ? Je me demande ce que père penserait de Rosalind Crowe.
— La ferme, Devi ! aboie Conrad.
Trois paires d'yeux se braquent sur le haut des escaliers, au premier étage. Elle s'est débarrassée de ses habits et a enfilé une robe de chambre en soie aussi grise que les murs de son manoir. Devi n'a pas séché ses larmes. Elle s'appuie à la rambarde, la joue d'un rouge vif qui offre des pistes de réflexion sur la récente dispute. Ses lèvres tremblent, que ce soit à cause de ses pleurs ou de sa furie contre son père. Ou contre moi, car elle me toise durement sans pitié, tandis que je suis rongée de remords. Que diable ai-je provoqué dans cette demeure ? Cette gifle, est-elle advenue à cause de moi ? Conrad atténue ma culpabilité dans cette affaire en un commentaire peiné :
— Il se défoule de plus en plus sur toi, cela ne peut signifier qu'une chose... Il est dans l'impossibilité de s'acharner sur son fils. Au risque de le tuer.
Le hoquet d'effroi de Devi me fend le cœur. Oui, oui, c'est vrai, vocifère son regard larmoyant. Cependant, en prenant la parole, elle ne répond pas à Conrad et nous pose une question à tous les trois, après s'être assurée qu'aucun domestique ne rôde dans les parages.
— Vous cherchez Xavier, n'est-ce pas ? Skinner m'a dit, hier soir, qu'il vous appellerait. Mon cher frère est en train d'agoniser quelque part dans le jardin. Il a fui le manoir, tout à l'heure, après leur dispute. Une énième dispute.
— Et je suppose que ton père s'est vengé de sa fuite sur toi.
Conrad vibre de haine. Elle aussi.
— Au cas où tu n'en serais pas certain, il a commandé, à l'instant, à Borges de retrouver Xavier avant vous. Il fait toujours ça, lorsqu'il reçoit des invités. Pour enterrer ses actes monstrueux. Pour le paraître. Si vous ne le récupérez pas avant que Borges et la guérisseuse ne mettent la main sur lui, elle ne verra pas...
Son timbre mystérieux est dédié au Loup, bien que le message me concerne. Qu'est-ce que je ne verrai pas ? L'état dans lequel Vincent Crimson place son fils, sans une once de vergogne ou de regret ? Je l'ai vu, l'autre soir, à la Starborn. Seulement, la lourdeur de leur dialogue me procure un violent frisson à l'échine. N'aurais-je encore rien vu ? Conrad le confirme à son air horrifié. Il susurre :
— Je me charge de Borges et des autres domestiques. Eve, viens avec moi. Je pourrais avoir besoin de tes charmes. Ou du fait que personne ne te connaît parmi eux. Rosa, trouve-le. Tu dois comprendre. Tu dois voir ce que son père lui fait.
— Il s'est probablement réfugié dans le labyrinthe, comme à chaque fois, ajoute Devi.
Elle désigne la fenêtre dans notre dos, celle d'une pièce qui s'apparente à un petit bureau de réception.
— Là-bas, au fond de la dernière haie des rosiers enchantés de maman, tu repéreras facilement une fontaine représentant un garçon nu avec des ailes de Dragon. Il crache un feu bleu qui se transforme en eau. Dirige-toi vers l'ouest, dans cette direction, le labyrinthe est tout près. Fais attention à ne pas te perdre.
Je hoche de la tête tout du long. Jusqu'à présent, Devi manifestait une jeunesse notoire, si bien que je ne parvenais pas à me convaincre qu'elle a le même âge que Xavier. Cela résulte de son immaturité. Elle n'hésite pas à copier, à tricher, à voler les travaux des autres, mais, puisqu'elle ne détient pas d'ennemis et qu'elle est dans le bas du classement, elle ne se fait pas prendre la main dans le sac. Toutefois, les professeurs ne sont pas dupes. La jeune femme obtient rarement plus de la moyenne. Cela n'a étonné personne. Toute l'académie était au courant de ses tactiques multiples et de la faveur qu'avait faite la directrice en consentant à lui fournir une place dans son établissement. Nous ne la reverrons plus dans les couloirs ou sur les terres de la Starborn, à la rentrée. Ce qui peut expliquer pourquoi la violence de son père a augmenté ces derniers temps. Elle est une honte pour les Crimson.
— Ah et Rosalind, m'interrompt-elle avant que je ne disparaisse dans le couloir, prête une attention toute particulière aux anges. N'écoute pas leurs chants. Sous aucun prétexte.
Sa mise en garde me pétrifie un instant, et le froncement de sourcils de Conrad provoque un frémissement d'angoisse dans tout mon corps. Il se demande si c'est vraiment judicieux de me laisser m'enfoncer dans le labyrinthe, mais, afin qu'il ne puisse m'en dissuader et proposer un autre plan, je file vers le couloir et regagne le hall d'entrée. Evie me souhaite bonne chance et le Loup l'entraîne immédiatement à la poursuite des domestiques.
Ceux-ci fouillent le manoir à en juger les voix lointaines qui appellent le jeune maître. J'en frôle un, en sortant sur le perron. Il me dévisage avec un mélange de méchanceté et de curiosité. Je suis l'intruse, seule en liberté dans une propriété qui n'est pas la mienne. J'apaise aussitôt les battements effrénés de mon cœur et mime la fascination pour l'architecture. Et j'ouvre des gros yeux ébahis face aux jardins, feignant de m'y balader en toute tranquillité.
Il ne me piste pas, mais se méfie et ne me quitte pas des yeux. Je me rends compte que mon jeu d'actrice est pitoyable. Pourquoi ? Parce que nous sommes en hiver, pardi ! Et que je suis sortie du manoir sans mon manteau, vendue par mon empressement. Je me dépêche, dans l'hypothèse où ce domestique avertirait les autres de mon comportement bizarre. Je meurs de froid, mais je ne réfléchis pas une seconde à me jeter un sortilège afin de me réchauffer. Parce que, inconsciemment, je me fustige du drame que mon inconscience et ma bêtise ont généré sur l'héritier Crimson ? Parce que je suis terriblement paralysée par des images d'un Xavier blessé et en détresse au milieu de cette végétation morne et triste ?
Uniquement habillée de mes collants bruns épais, de ma jupe à carreaux marron et beige, et d'une chemise crème, je tremblote sans ralentir. Je trottine le long des haies de rosiers et décèle en effet la fontaine en question. Les ailes du garçon sont rouge, contrastant avec cette ingénieuse magie qui, malgré le gel et la neige qui se dépose en fine couche sur le parterre d'herbe coupée, contraint un feu constant à se changer en eau tiède, remplissant le cercle en marbre en toutes circonstances.
C'est ainsi que je discerne l'entrée du labyrinthe. Je m'y élance et à peine ai-je mis un pied à l'intérieur que les battants du manoir claquent. Je dois plisser des yeux pour entrevoir la silhouette déterminée de Borges sur le perron. Une apparition tout de suite ponctuée par le hurlement d'un Loup.
Pas une minute à gaspiller. Borges et Conrad se côtoient depuis des années. L'un saura sûrement comment neutraliser l'autre et je crains que le Loup ne puisse retenir tous les domestiques avant que je ne trouve Xavier.
Les avertissements de Conrad en tête, je suis horrifiée de constater qu'il n'y a qu'un chemin. Qui s'égarerait là-dedans ? Qui pourrait mourir là-dedans ? Hormis si quelqu'un, ou une forme de magie, ne les déboussole. Je touche du bout des doigts les buissons impeccables, afin d'avoir un contact immédiat et régulier avec la nature qui ne peut pas tromper.
Au bout de dizaines de tournants et de cinq longues minutes, je comprends le conseil préoccupant de Devi. J'avance sans les voir, dans un premier temps. Et je perçois ensuite leurs chants. À partir de là, je les détecte tous, les uns après les autres. Ces anges. Qui chantent et psalmodient en langue ancienne. Ou en une mixture indigeste de langue ancienne. Je sais instantanément que leurs mots ne veulent rien dire, mais qu'ils contiennent un effroyable sortilège, créé par une personne mauvaise et fourbe. Pour désorienter. Pour, à terme, tuer.
Ni une, ni deux, je récite un sortilège que Monsieur Argent nous a appris pour respirer sous l'eau. C'est celui qui me monte à l'esprit en premier. Il génère une bulle de protection autour de la tête. Ce maigre bouclier diminue tous les bruits de l'extérieur, me permettant de continuer sans être ensorcelée. Les anges en prennent conscience. Des statues de tailles diverses, perchées sur les buissons, ou déposées à des coins, ou au centre de minuscules fontaines. La neige coule sur elles. Je les surveille avec prudence et les premières minutes, je sens leurs yeux me pourchasser.
Lorsque je fais une brève pause pour reprendre mon souffle, je me tourne, distraite, et je note la disparition soudaine et inquiétante d'un ange. Oh non... Ils se déplacent. Bien sûr, en me retournant, il est devant moi. À mes pieds.
Cours. Cours. Mon instinct m'insuffle la force nécessaire pour briser l'immobilité dans mes membres et je me mets à sprinter sans un regard en arrière. Tout droit. Aurais-je écouté leurs chants ? Suis-je piégée ? Oh bon sang ! Je me raccroche à une pensée : Xavier est là, non loin, et je veux le trouver avant ses domestiques. Les mélodies s'altèrent en rires. Les statues me poursuivent. Je trébuche à un tournant et me rattrape au buisson, arrachant une ou deux branches au passage. Je ne pivote pas pour les surveiller, mais je les sens dans mon dos. J'accélère.
Et puis, je suspends tout mouvement. D'un coup. Puisque, face à moi, une vue me soulage et me donne envie de vomir.
Xavier est là. Assis sur un banc. Un coup d'œil sur l'herbe à mes pieds et je distingue des traces de sang. Il s'est traîné jusqu'ici. Pour avoir la paix. Mais, il n'est plus conscient. Il a tout donné pour arriver ici. Ses épaules voûtées, sa tête pendante en avant, le sang... Tout ce sang... Les anges. Ils l'entourent et me jaugent. Vont-ils m'attaquer ? Vont-ils chanter ? Outre ma peur mordante à leur vue, je me risque à combler l'espace entre lui et moi. Il a opté pour l'un de ces espaces étroits, entre deux allées majeures du labyrinthe, à proximité d'un énième tournant. La pierre est maculée d'un liquide rouge et chaud.
Une analyse simple de ses blessures m'envoie à genoux, à moins d'un mètre de lui. La plaie à sa poitrine me frappe par sa mortalité. Tout près de son cœur. Elle a été faite par le bout de cette maudite cane, j'en mettrais ma main à couper. Sa peau est parsemée de contusions. Partout. Elle est tailladée. Malmenée. Des bleus, des hématomes. Partout. Il saigne sur chaque partie de son corps. Son torse se soulève peu. Avec une lenteur épouvantable. Je ne sais pas à ce moment que je pleure déjà, et je pousse un cri déchirant. Cela a le don de le soustraire à son inconscience. Xavier s'éveille avec une faiblesse morbide et ses yeux profonds m'examinent, plein de brumes et de trouble.
— Cette fille me hante...
Il parle et du sang glisse de sa bouche. Les mots quittent péniblement sa gorge et je ne suis pas persuadée qu'il soit en mesure de terminer sa phrase. Sa tête ne se redresse pas.
— Si elle m'apparaît même au bord du précipice...je suis foutu.
Mais, je pleure et dois déployer un odieux effort pour ravaler d'autres cris d'abomination, et son air rêveur est remplacé par de l'incompréhension.
— Ce n'est pas possible, mais...pourquoi Rosie serait-elle dans mon jardin ?
Ma main vient caresser sa joue contusionnée avec toute la douceur dont je suis capable. Je fais en sorte de rester en dehors de sa mare de sang.
— Je suis là, Xavier. Pourquoi t'es-tu enfui si loin ? Tu as besoin de ta guérisseuse. Viens, rentre au manoir.
Je ne peux le saisir que des bruits de pas et des sons de voix agacées se révèlent, tout proche. Ses orbes s'écarquillent et d'un fébrile geste du doigt, il me montre le tournant. Je n'y médite pas et fonce dans l'ombre du labyrinthe, prête à forger un sortilège de confusion autour de moi. Fort heureusement, Borges ne s'intéresse à personne d'autre que son jeune maître. Il débarque dans cet espace si étroit, accompagné d'une très jeune femme. Peut-être plus jeune que nous. La magie de guérison épuise l'âme. Il faut débuter sa carrière le plus tôt possible avant d'être vidé.
— Jeune maître, vous avez été plus déraisonnable que d'habitude, le réprimande gentiment Borges. Oh, votre état... Que faites-vous ? Soignez-le !
La jeune femme sursaute. Elle doit être nouvelle et est affolée, intimidée par tout ce sang. En tant que guérisseuse, elle réussit à mettre son appréhension de côté et contourne le sang, comme je l'ai fait une minute plus tôt, et s'affaire à sa tâche. Cela lui réclame un temps infini et une patience d'or, si bien que j'ai le temps de me congeler sur place. Je tremble et claque des dents, mais je me réchauffe au soulagement de remarquer les couleurs revenir sur le visage de Xavier. Il revit. Comme n'importe qui s'y attendrait, elle s'évanouit, exténuée.
— Ramenez notre employée au manoir, Borges.
Je pleurerais à cet ordre. Xavier va mieux. Xavier est vivant. Xavier n'a pas été tué par son père. Voilà comment je me réchauffe. Avec l'espoir.
— À condition que vous ne tardiez pas à rentrer, jeune maître. Qui plus est, vous avez des invités. Monsieur Lovelace. Ainsi que deux étudiantes de la Starborn Academy. Elles prétendent être vos amies. Vos parents sont en route pour le domaine des Wood. Jeune maître... Pardonnez-moi mon indiscrétion, mais votre père désapprouverait toute relation qui...
—...ne lui conviendrait pas ? achève Xavier. Qu'il n'aurait pas choisi de lui-même ? Borges, pardonnez-moi ma familiarité, mais je couche avec la fille que je désire. Je sors avec la fille que je désire. J'épouserai la fille que je désire. Au diable mon père et ses décisions. Qu'il essaie de me jeter en pâture à un mariage arrangé. Qu'il essaie...
Borges soupire, mais ne rétorque rien. Il formule un sort de lévitation et la jeune guérisseuse est hissée dans les airs. Il repart par la suite de là où il vient. Je demeure dans ma cachette, ne sachant pas si Xavier a vraiment conscience de ma présence ici. Il était dans les vapes.
— Tu aimes m'espionner, Rosie. Mais, j'aime mieux t'observer. Montre-toi.
Comme convoquée par son autorité lasse, je me poste à côté du banc. Il n'est pas guéri, pas intégralement. Difficile à dire avec tout ce sang. La guérisseuse s'est focalisée sur la plaie principale à sa poitrine, qui est refermée, mais ses bras et ses jambes sont encore gonflés des coups.
— Laisse-moi deviner. Conrad a craqué et t'a conduite ici pour évaluer l'ampleur des dégâts.
— Pas du tout.
Je me surprends à toussoter de gêne et à me racler la gorge. Il me fait signe de m'asseoir. D'un revers de main, le sang sur le banc de pierre s'évapore et je prends place à ses côtés, raide comme la mort. Ses yeux ne se détournent pas de moi et l'anxiété grimpe en flèche dans mon esprit chaotique.
— Draigh a appelé en premier, Misty par la suite. Ils se soucient beaucoup de toi. Conrad également. Il a servi de taxi, disons. Et il a gardé l'attention de Borges pour que je te trouve.
— C'est ridicule.
Ce coup de tonnerre, est-il dans son ton cassant ou dans le ciel ? Je hoquette de surprise et me fonds d'autant plus avec le banc.
— À quoi bon assister à ce spectacle macabre ? Misty n'aurait pas dû te contacter et Conrad aurait dû mieux prédire ma volonté.
— Tu ne me veux pas ici ?
On dirait le couinement d'une souris. Sans crier gare, les mains chaudes de Xavier empoignent mes joues et les tirent vers lui pour accrocher nos regards.
— Je te veux tout le temps, Rosie. Que ce soit ici, contre moi, dans ma tête, sur ma peau, sur ma langue... Mais, non, je ne tiens pas à ce que mon père étale sa tyrannie devant toi. Dans un monde idéal, j'aurais préféré que mes faiblesses ne se dévoilent jamais à toi.
— Parce que tu aurais préféré rester l'homme fort et intouchable que tu as construit ? Je déteste cette image, Xavier. C'est à cause d'elle que...
Que j'ai acheté ce rouge à lèvres, que je l'ai enchanté, que je suis entrée dans ta chambre avec l'intention de t'anéantir. Xavier lit ces aveux en moi et s'il n'a pas l'énergie pour répliquer quoi que ce soit, son rictus excuse toutes mes fautes.
— Tu mérites tellement mieux que cet endroit. Que tes parents. Et cette pauvre femme... Ta mère. Combien de temps a-t-elle subi ton père avant de s'écrouler et de devenir l'ombre d'elle-même ?
J'ai visé juste, puisqu'une larme dévale sa pommette meurtrie. Xavier cesse de maintenir une posture digne et droite. Il se voûte et se penche vers moi, posant sa tempe sur mon épaule.
— Tu devrais visiter le château des Latimer-Morelli, maugrée-t-il. J'en fais des cauchemars, parfois.
J'abaisse mes paupières quelques secondes, notamment pour tranquilliser mon palpitant bruyant et douloureux, et quand je les rouvre, les anges sont repartis à leur emplacement. Je ne le questionne pas à leur sujet. À vrai dire, je n'aspire pas à apprendre davantage de détails immondes sur ce manoir et ses secrets.
— Comment ton père a-t-il réagi à l'élimination de Devi ? Compte-t-il la battre aussi ?
Il pouffe. Qu'y a-t-il de drôle ?
— Oh Rosie... Mais, c'est précisément pour cette raison qu'il m'a battu, moi. Sa jolie jeune fille qu'il doit bientôt marier, qui lui fera des petits-enfants, des héritiers. Il ne peut la blesser au-delà de l'acceptable. Car, même si les blessures physiques peuvent se guérir, il ne peut pas se permettre de laisser des traces sur elle. Il ne frappe pas souvent Devi. Voire jamais. Depuis le début des vacances... Eh bien, pour résumer, il est déchaîné. Tantôt il s'énerve à cause de ma soi-disant fainéantise, tantôt il se venge sur moi de l'échec de ma sœur. C'est un prétexte, bien entendu. Il ne frappe pas Devi, parce qu'il ne la hait pas comme il me hait, moi.
Je m'agite, confuse. Pourquoi haïrait-il son propre fils ? Xavier répond d'un souffle chancelant :
— Je suis pareil à lui. Tout le monde le dit. Je lui ressemble trait pour trait. Mais, je ne m'élève jamais à la hauteur de ses espérances. Il ne frappe pas Devi, parce qu'il se fiche pas mal de ce qu'elle deviendra, tant qu'elle finit marier à un homme riche et puissant. Pour ma part, l'histoire est différente. Je dois convenir à ses projets. Ce que je ne fais pas, des projets que je fais capoter et cela l'enrage.
— Le monde se porterait mieux sans lui.
Quoi ? L'ai-je chuchoté ? Sincèrement ? Xavier lève ses yeux sur moi et me sonde avec une froideur d'habitude. Je ne bouge plus, dépitée par ma propre véhémence.
— Non, Rosie, je te l'interdis. Je t'interdis de lui ouvrir la porte. Il n'a pas le droit de te tacher, de te souiller. Ne laisse pas le ressentiment te ronger... Mais, il est vrai que j'ai imaginé sa mort plus d'une fois. Il ne vaut pas ce crime. Il ne vaut pas toutes les conséquences. De toute manière, il possède plus d'ennemis que je ne peux en lister. Il mourra bien assez tôt ou je quitterai le manoir en me mariant, et je lui échapperai de la sorte.
— Vous devez avoir si hâte, ta sœur et toi. As-tu déjà une prétendante ?
Son sourire revient et s'étire.
— Peut-être bien.
Et je rougis malgré moi.
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