Rosalind Crowe
Il s'avère que la Starborn s'occupe bien mieux de ses étudiants que l'attitude de Professeur Grognon l'a laissé présager. Le soir même, quand je suis revenue à ma maisonnette, me préparant à faire face à de la cendre et l'odeur de bois mouillé et brûlé, j'ai trouvé des murs parfaitement droits, de leur couleur naturelle brune, un mélange de pierre et de poutres, et en y entrant à pas incertains, j'ai noté avec une pointe de soulagement que tout avait été restauré, sûrement par un membre de l'établissement. Evie m'avait raccompagnée, me proposant de loger dans son dortoir le temps de résoudre ce problème, et j'étais prête à accepter sa suggestion. Mais, en voyant que l'ordre avait été rétabli, je me suis dit que je resterai dans mon nouveau chez-moi...
Jusqu'à ce que je me jette sur un lit qui ne sent ni mon odeur, ni celle de ma lessive ; jusqu'à ce que j'ouvre les pans de l'armoire et qu'elle soit vide de tout ; jusqu'à ce que je me mette à genoux par terre à la recherche de mon collier ou de ma chevalière, Evie toujours présente pour m'aider, et que je les décrète perdus à jamais dans les ruines de l'incendie avec un rire nerveux ; jusqu'à ce que les moqueries des autres Sorciers, une petite dizaine d'étudiants, me parviennent au travers de la fenêtre unique du minuscule salon ; jusqu'à ce que j'éprouve une profonde solitude et que le manque de ma famille, de ma France jaillisse en moi.
— Je peux dormir avec toi, s'il te plaît ?
Cela ne me ressemble pas et pourtant, je bredouille, à l'image d'une enfant ayant fait un cauchemar et qui réclame le réconfort de ses parents.
— Bien sûr, Rosa.
Au final, nous rebroussons chemin. A priori, l'académie n'est pas soumise à un couvre-feu. Néanmoins, nous pressons le pas, les sentiers terreux illuminés par les rayons de la lune. Nous percevons au loin des hurlements qui s'harmonisent, je sursaute. Evie me jette un coup d'œil interloqué à mon regard frénétique sur les arbres autour de nous, et éclaircit :
— Ce sont les Loups. Ils chanteront tous les soirs. J'aime bien entendre la mélodie de leurs hurlements, mais, parfois, je veux juste qu'ils se taisent pour que je puisse dormir. En général, ils courent une heure ou deux, excités par l'éclat de la lune. Sauf les nuits de pleine lune, évidemment. Ces nuits-là, ne compte même pas te reposer une minute.
Je hoche la tête par réflexe et constate une fois de plus combien nos quotidiens ont été différents, et le seraient d'autant plus si son Ordre avait émergé. Sur ce point-là, nous sommes à peine différentes. Mes pouvoirs de Sorcière se sont manifestés par le bon vouloir du ciel, mais je ne les maîtrise pas du tout et ne m'en sers pas, hormis pour créer des incidents dans le monde humain. Involontairement, cela va de soi. Nous passons devant un large panneau, à proximité du premier rempart de la Citadelle, et j'observe rapidement le plan de l'académie. Un geignement plaintif remonte le long de ma gorge et Evie se penche pour voir à son tour.
— Que ce soit ton dortoir ou le Bosquet, nos deux territoires se situent à mi-chemin des Falaises des Loups.
— Aucune chance de dormir tant qu'ils sont de sortie, conclut-elle avec résilience.
Nous traversons l'étendue herbeuse derrière la Citadelle et je souligne innocemment qu'aucun autre territoire ne se trouve par là-bas, caché par la majesté de la place-forte. Evie grimace pour toute réponse et je comprends vite pourquoi. Nous arrivons face à un bâtiment des plus modernes, rectangulaire, sans couleur, pale, sur deux étages, quatre ou cinq fenêtres brisées, la porte à moitié décrochée. Nous n'avons pas encore mis un pied à l'intérieur que mes yeux s'écarquillent en apercevant un bout du plafond qui pend, à moitié retenu par un fil électrique. Ma voix résonne dans ce couloir vide :
— De toute évidence, la Starborn ne traite pas tous ses étudiants de manière égale.
— Un représentant de Morelli, Monsieur je ne sais plus qui, nous a souhaité la bienvenue ce matin et il a justifié toutes ces dégradations par les explosions de magie quand un étudiant révèle le potentiel de son Ordre. Ce que j'aurais pu largement pardonner. Je ne suis pas très...exigeante et j'ai connu pire de toute façon. Le problème, c'est que nous n'avons officiellement pas débuté l'année et que, j'ai demandé aux autres, personne n'a entendu parler d'un sans-ordre qui se serait éveillé aujourd'hui pour générer autant de dégâts. Ils avaient au minimum le mois qui sépare les deux années scolaires pour tout réparer et ils ont par hasard oublié de regarder par ici.
Je saisis parfaitement la vague de ressentiment qui tournoie dans ses beaux yeux auburn. Je crierais à l'injustice à sa place et j'aurais sûrement déjà fait un scandale, surtout avec le budget de cette académie et la facilité avec laquelle des Sorciers compétents auraient pu remédier à ces dégradations sans transpirer une seule goutte de sueur, comme ils l'ont fait pour ma maisonnette.
— Si tu préfères, on peut dormir au Bosquet.
Un regard entre nous et cela suffit pour que nous décidions implicitement de changer de lit chaque nuit. Ce soir, je ne suis pas en mesure d'affronter les moqueries des autres Sorciers et encore moins le néant désastreux de la maisonnette. Pour une raison qui m'échappe, nous tombons d'accord, sans avoir à le formuler, sur la nécessité de nous coller l'une à l'autre, en quête de confort et d'aise, de compagnie et de bienveillance. Je lui suis vraiment reconnaissante de m'avoir secourue ce matin et d'avoir tendu une main que les étudiants de la Starborn rechigneraient à tendre.
— Bon sang !
Elle sursaute et je me retourne promptement pour guetter la chose qui l'a effrayée. Une main sur la poitrine, Evie dévisage une forme dans l'ombre que j'identifie sans peine. Un Loup. Immense. Il atteint probablement notre cou, voire nous égale en taille, et je ne suis définitivement pas petite. Plus il s'avance, plus son pelage doux et aussi argenté que la lune nous apparaît avec clarté. J'hésite un instant à battre en retraite dans le dortoir et lui claquer la porte au museau, mais la finesse du battant ne le retiendrait pas s'il a fait de nous ses proies. Je ne bouge pas, tandis que la blonde s'accroche à mon bras avec un air larmoyant. Cela m'indique tout ce dont j'ai besoin de savoir sur sa vie à Caeddarah ; elle a souffert et elle est habituée.
— J'ai fait de la lutte au collège, sale cabot ! Ne t'avise pas d'approcher d'un pas de plus !
Or, ma menace ne fonctionne pas du tout, puisque ledit sale cabot bondit lestement vers nous. Il semble voler dans les airs et atterrit à mes pieds, avant de se mettre droit sur ses pattes arrières, posant les autres sur mes épaules pour commencer à me léchouiller. Je pousse un braillement de pur dégoût, sous les rires détendus et hilares d'Evie.
— Aide-moi !
Elle refuse, ne réussissant même pas à reprendre son souffle, des larmes de rire aux yeux. Le gros chien est en train de repeindre tout mon visage et j'empoigne ses pattes pour l'éjecter de mon corps. Son aboiement montre bien qu'il est amusé, et fier de lui, ce crétin ! Je m'apprête à le gronder, quand les poils se transforment en peau, le dos rond se grandit et la lune brille sur une musculature...très...très impressionnante. Si Evie hoquette de stupeur et se détourne aussitôt, doigts sur ses yeux, moi, je demeure plantée devant le jeune homme, un sourcil haussé en guise de défi.
— C'est censé m'embarrasser et me faire rougir ?
Un rictus diverti s'installe sur ses lèvres et je marmonne, tout en détaillant les particularités de son corps nu :
— Mouais... Les muscles, ce ne serait pas pour compenser un manque ?
Méchanceté gratuite. Son sexe n'est pas si critiquable, d'ailleurs. Il serait même plutôt à ma convenance. Mais, il n'a pas besoin de l'entendre. Le Loup grogne sourdement, mais se ressaisit en pouffant, ayant sûrement l'habitude de se mettre en colère – un tempérament classique pour leur Ordre.
— Nous pourrions tester une nuit ensemble, et tu me diras demain matin s'il y a un manque ou si je t'ai contenté.
— Ah les garçons, si prévisibles, toujours avec les mêmes répliques... Bonne nuit, petit loup.
J'attrape le bras d'Evie et la tire derrière moi dans son dortoir. Mais, le timbre chaud du Loup m'arrête.
— Tu pues la Sorcière. Ton territoire est de l'autre côté de la Citadelle.
— Qu'est-ce que ça peut te faire ? Le règlement n'interdit pas de dormir ailleurs.
Surprenant, par ailleurs. J'imaginais que la Starborn Academy, si rigide et sévère, aurait prohibé à ses étudiants de changer de dortoir au gré de leurs envies, et surtout aux filles et aux garçons de se mélanger, mais il n'existe aucune mention de cela dans l'interminable liste de règles en tout genre.
— Oh rien, riposte le Loup, mais j'ai pensé que je pourrais m'incruster à votre soirée entre copines. Une présence masculine serait amplement désirée.
Je capte le regard agacé d'Evie et ses joues rouges, et balaie son invitation d'un revers de main.
— Je m'appelle Conrad, au fait !
Là, en revanche, je me stoppe net dans mon élan, les deux pieds dans le dortoir des sans-ordre et déboîte presque l'épaule d'Evie en faisant volte-face vers lui.
— Conrad, comme dans Conrad Lovelace ?
— Ma réputation me précède à ce que je vois. Je suis...
Ni une, ni deux, je ferme la porte violemment. Le battant rebondit et se rouvre quelque peu, mais Evie m'a déjà entraînée dans les escaliers, en direction de sa chambre au premier étage. Nous entrons et verrouillons derrière nous à toute vitesse, puis nous nous jaugeons une poignée de secondes seulement, touchant une conclusion similaire en même temps. Elle la prononce à voix haute et j'en ai des frissons :
— Nous avons rencontré les trois meilleurs étudiants du classement dans la journée et ces rencontres ont toutes été marquantes d'une façon ou d'une autre, alors que je ne me souviens quasiment pas des visages du reste de notre promotion.
— Xavier Crimson dès ce matin qui m'a miraculeusement sorti des flammes, Misty Latimer et son câlin bizarre, et Conrad « je parle nu à des filles la nuit » Lovelace.
Elle éclate de rire à mon surnom et je me relaxe un peu pour sourire à mon tour, mais ma voix devient lourde lorsque je maugrée :
— On dirait qu'ils sont venus les uns après les autres pour nous cerner. Misty nous attendait. Xavier savait très bien qui j'étais. Je suis prête à parier que Conrad nous a suivies ici. Je me sentais observée.
— Toi aussi ! Je me disais bien que quelque chose clochait.
— Tu crois que Xavier a pu incendier ma maisonnette ? Il a certainement le pouvoir pour le faire et...aussi dégoûtant cela soit-il, il possède la motivation.
— Te faire peur ?
J'opine sombrement du chef. Nous nous tenons plaquées contre la porte de sa chambre un moment, égarées dans nos pensées. Finalement, Evie soupçonne Xavier de l'avoir fait. Elle se repasse le déroulé de sa matinée dans l'ordre, s'interrogeant à chaque étape pour savoir si elle aurait assisté à un détail frappant, une preuve, un indice... Il semblerait que le Cavalier de Dragon ait débarqué après qu'elle soit partie vers la Citadelle à la recherche d'un professeur capable d'éteindre le feu, et elle ne l'a pas vu en marchant vers le Bosquet, ni proche de ma maisonnette. J'en déduirais qu'il a déboulé dans les parages à l'instant où des cris ont retenti à l'extérieur et qu'un émoi général s'est emparé des curieux qui observaient mon refuge brûler. Mais, est-il là avant, tapi dans l'ombre ?
Je laisse tomber ces questionnements pour ce soir. Le drame est déjà survenu. Tant qu'un autre ne se produit pas, je blâmerai ma mauvaise chance.
Sa chambre se compose de moins que moins que ma maisonnette. Deux placards, ou rien pour accrocher ses vêtements soigneusement dans une armoire, qui forment également des bureaux de fortune sans chaise pour s'y asseoir – le lit fait l'affaire. Pas d'autres portes. Elle m'explique qu'elle n'a pas obtenu de salle de bain privative, soi-disant parce qu'elle se serait enregistrée à l'entrée de l'académie après tous les autres. Premier arrivé, premier servi, a clamé le représentant de la directrice. Elle est donc condamnée à partager une salle d'eau avec les trois sans-ordre de son côté du couloir. Evie n'a pas l'air confiante du tout en m'offrant un de ses pyjamas et je remarque que ses habits ne débordent pas des tiroirs... Je me doute de ce qu'elle n'a pas envie de crier sur tous les toits et m'exclame :
— Tu sais quoi ? J'ai une idée pour demain. Réveil à l'aube !
Elle ne me contredit pas, choisissant de sourire de concert avec mon soudain élan de bonne humeur, qui persiste jusqu'au lendemain, même aux beuglements stridents du réveil sur lequel je tape un grand coup. Je saute hors du lit et elle me suit sans un mot, perplexe mais enthousiaste. En fin de compte, son lit étroit nous a parfaitement convenu. Un passage à la salle d'eau obligatoire, un emprunt d'un de ses uniformes et me voilà à la conduire vers le large panneau d'affichage, persuadée d'avoir entraperçu un point intéressant sur la carte. Toutes les filles portent des tenues identiques : un chemisier beige, avec un nœud élégant pendant sur notre poitrine, une veste brune claire, d'une teinte café au lait, et une jupe cannelle à carreaux fins carmin, ou des pantalons semblables, au choix. Nous avons toutes les deux opté pour les jupes ruisselant sur nos cuisses et couvrant nos genoux.
Qui aurait cru que je me réveillerais à la Starborn Academy, main dans la main avec une fille qui n'est encore qu'une connaissance, une excellente amie en devenir, et que je serais aussi égayée ? Des étudiants fixent le plan et je repère vivement l'endroit où je cours. Evie répond à mon empressement en couinant de joie, lorsqu'elle lit l'immense pancarte en haut d'un vaste kiosque.
Demandes, réclamations, reventes et achats (pour tous les biens auxquels vous pouvez songer).
Il se trouve qu'elle s'y élance en petits sautillements adorables et apparemment, il ne nous en faut pas plus pour ressembler à deux petites filles le soir de Noël. Une vieille dame, toute menue et squelettique, au sourire chaleureux, nous accueille et s'enquiert à propos de nos besoins. Des habits ? Mon ton hésitant lui procure un léger ricanement et elle nous suggère deux épais journaux avec des articles de mode pour tous les goûts, nous affirmant qu'elle dispose de magazines similaires pour d'autres biens. Evie s'aperçoit la première que les prix paraissent coupés de moitié, à prix réduits pour les étudiants boursiers.
— Eh bien, eh bien, j'ai jugé cet endroit trop tôt. Certes, l'élitisme règne en maître dans le coin, mais, au moins, l'académie entreprend quelques actions pour ses étudiants les plus modestes.
Elle approuve par de vifs hochements de tête et nous passons en revue tous les articles. La vieille dame, qui répond en fait au nom de Madame Onyx, nous glisse deux crayons gris afin d'entourer les articles qui nous intéressent. Je me fais plaisir, et je n'ai pas vraiment le choix puisque je dois remplir ma garde-robe. Par chance, j'avais enchaîné les petits boulots après mes années de lycée, en France. J'ai dévié de mon projet universitaire, mon cœur piégé dans ce rêve fou de rejoindre une académie de Caeddarah. J'ai économisé et permuté mes euros en monnaie locale. Evie se montre, sans surprise, réticente quant à ses choix, mais je prête une attention particulière à ses gémissements de lamentation aux vêtements auxquels elle renonce, et je trace des cercles sur mon journal.
— Voici vos billets, Mesdemoiselles. Revenez ce soir.
Si vite ? Ma bonne humeur augmente deux fois plus...en espérant qu'un autre incendie ne se déclare pas, sinon je risque sincèrement de me transformer en saleté de diable de Tasmanie.
— Rosa ? chantonne Evie sur la route vers la Citadelle. Je crois que je t'aime.
Je glousse. Et encore, elle n'est pas au courant de mes cadeaux. J'ai tellement hâte qu'elle ouvre son colis et découvre tous les vêtements en plus. Evie est terriblement évidente. Je flaire son fardeau à des kilomètres. Si je n'ai pas évolué dans la richesse, j'ai toujours reçu tout ce dont j'avais besoin, tout ce que je réclamais et je n'ai été privée de rien... Cela n'a pas été son cas. Je désire simplement lui faire plaisir. Son air naïf et généreux me tue en supposant tout ce qu'elle ne dit pas. Nous petit-déjeunons dans le brouhaha ambiant d'étudiants tout agités, certains nerveux pour ce premier jour, d'autres fascinés par l'académie.
— Histoires des étymologies des langues anciennes... Trop de pluriel. J'ai l'impression que ce cours va partir dans tous les sens. Et puis, admettons-le, ce sujet est sans doute passionnant, mais j'ai l'intuition que le professeur le sera bien moins.
Pour mon propre bien, j'ai souvent raison quand il ne le faudrait pas... Evie me lance un regard de pure détresse, tandis qu'une vingtaine d'étudiants sont assis derrière des pupitres à l'ancienne, en vieux bois, munis de stylos que j'utiliserais personnellement pour rédiger une loi importante ou recopier un manuscrit du passé. Monsieur Shackelton me fait rouler des yeux à plusieurs reprises. Non pas qu'il soit irritant ou qu'il ne me plaise pas en tant qu'être doté de magie. À vrai dire, je serais sûrement obnubilée par ses discours au cours d'un dîner ou pendant une conférence sur un tout autre sujet que celui-ci et dans un tout autre contexte...parce qu'il s'exprime avec une lenteur insupportable et écrit lettre par lettre au tableau noir avec une craie grinçante, et parce que son cours est atrocement confus et parce que je rêve de tout sauf de cette leçon-là à cette heure-là du matin. Quel supplice.
La bonne nouvelle ? Je ne m'aventurerais pas trop dans la flatterie, mais j'en connais un rayon sur les divers langages oubliés, puisque j'ai lu un certain nombre de bouquins là-dessus, à la bibliothèque MagieVexx. Oh Vexx, cet homme tout à fait manipulateur et véreux qui me payait peu pour le travail terrifiant que j'accomplissais chaque jour pour lui, l'un de mes petits boulots. Il fait partie de ces êtres dotés de magie qui ont quitté Caeddarah pour le monde humain mais ont continué à vivre selon leurs habitudes, à l'abri du commun des mortels, dissimulés par des sortilèges.
Shackelton finit par se présenter, au bout d'une trentaine de minutes grâce à la question d'une étudiante. Un Vampire. Ce qui explique pourquoi il affiche une telle lassitude. L'immortalité ne convient pas à tout le monde. À la fin des deux heures avec lui, je rampe dehors et me baigne dans la lumière du soleil, désespérée. Evie se moque gentiment, patientant en toute docilité que je termine ma crise de nerfs interne. Toute une année d'ennui avec ce professeur... Ayez pitié de nous.
— Histoire et Géographie, lit-elle sur son emploi du temps.
J'arque immédiatement un sourcil et m'écrie en rouspétant :
— Les groupes ne sont pas les mêmes dans tous les cours.
Elle ne saisit pas tout de suite, puis soupire :
— Quel cours tu as maintenant ?
— Les Arts de la Guérison.
La journée se poursuit ainsi. De temps en temps, nous nous retrouvons et j'établis au fur et à mesure une liste mentale des cours où nous sommes ensemble. Dès que nous nous revoyons, il est inévitable que nos discussions, durant les pauses, s'attardent sur les professeurs et nos opinions à leur sujet. Deux vraies pipelettes. Elle diffère totalement de toutes les amies que j'ai pu fréquenter en France et la réalité me frappe au milieu d'une leçon sur les plantes aquatiques... Ma vie dans le monde humain me manque sur d'innombrables aspects, mais, grâce à Evelyn Dupree, je parviens à encaisser ma séparation brusque avec tous ceux que j'ai laissés derrière moi. À l'exception de mes parents, ils se sont tous inventés que je partais visiter un autre pays et que je reprenais mes études ailleurs, dans une université hors de ma région natale. Je ne les ai pas corrigés.
— Devine qui s'est assis à côté de moi en Langue Moderne.
Les cours se sont achevés depuis une dizaine de minutes et j'ai couru au panneau d'affichage devant la Citadelle, notre point de rendez-vous. Je réfléchis à sa question. Nous avons échangé nos avis sur certains étudiants, mais trois seuls nous préoccupent réellement.
— Monsieur Dragon Ronchon, Mademoiselle Je Donne Des Frissons ou Monsieur Tout Nu ?
Ma raillerie nous emporte dans une brève hilarité.
— Monsieur Tout Nu, confirme-t-elle. Il était habillé, figure-toi, mais tout ce que je voyais vraiment était ses parties intimes et tout ce que j'entendais était sa proposition répugnante.
Je hausse les épaules.
— Lui, en tout cas, n'est pas si répugnant, rétorqué-je. Quoi ? Ne nie pas qu'il est séduisant. Un peu trop, je dirais. Mais, quoi qu'il en soit, je me méfie de ces trois-là et je compte bien les tenir à l'écart autant que possible.
— Pas facile quand l'un d'eux se frotte à toi pendant deux heures de cours.
— Fais attention.
Elle hoche de la tête avec énergie, bien décidée à fuir ces trois-là, tout comme moi. Nous nous dirigeons logiquement vers le kiosque de Madame Onyx et elle distingue justement les fameux mousquetaires. Elle me les désigne en tapotant mon bras et je ne peux m'empêcher de les scruter sans gêne. Misty s'est acheté plusieurs broches qu'elle positionne sur sa veste pour la décorer et quémande l'appréciation des garçons, à en juger par son regard insistant. Conrad joue le jeu et la complimente, son sourire marquant d'autant plus le carré de sa mâchoire et ses orbes verdoyants pétillent. Il ne cesse d'arranger ses cheveux châtains, mi-longs, en une manie obsessionnelle. Cependant, Xavier se moque pas mal des accessoires de son amie et toise le ciel, se voyant probablement voler à dos de son Dragon. Je me surprends à analyser son profil, le noir de ses iris, le chocolat de ses mèches courtes aux reflets de vin.
— Ils ne m'inspirent pas confiance, tranche Evie.
À moi non plus. Le regard sombre de Xavier s'abaisse brusquement et se rive dans le mien. Son visage s'obscurcit à notre vue et, contre toute attente, il étire un rictus en coin tout en remuant la main. Cela déconcentre Misty qui pivote vers nous, et Conrad l'imite. Nous nous contemplons de la sorte, à distance, avec une mixture amère de nonchalance et de méfiance. Or, un pas en avant du Loup convainc Evie de s'enfuir et je la talonne au pas de course. Nous terminons notre sprint tout près du kiosque et récupérons nos colis.
Ce soir, nous allons directement à ma maisonnette pour plus d'espace, avant le dîner. Elle insiste pour que je déballe la première et je me déshabille sur-le-champ pour essayer les différentes tenues. Robes, chemises, pulls, bas, du style élégant qui constitue la norme ici à une mode bien plus décontractée, tout y passe. Je lui rends les baskets prêtées ce matin et enfile quelques paires de chaussures. L'uniforme ne me déplaît pas et l'ensemble me sied à la perfection, si j'ose le dire, mais j'aime savoir que des vêtements à moi attendent dans mon placard, si ce n'est pour les fins de semaine et les rares vacances, les sorties à Caeddarah ou tout bonnement pour ne pas me voir avec la même apparence toute l'année.
— À ton tour !
Pour célébrer ces achats, j'abandonne l'uniforme pour le dîner et m'habille d'une ample robe fleurie avec des bottines. Evie cesse enfin de me couvrir de compliments et bégaie :
— Ce gros colis contient des vêtements à toi aussi.
Parce qu'il est tout aussi énorme que le mien. Je ne pipe mot et la laisse à sa découverte. Une moue déçue recouvre ses lèvres, mais elle la chasse vite, faisant mine que tout va bien dans sa vie.
— Très bons choix, commente-t-elle en me lançant des habits que je dépose à côté d'elle.
— Ah oui ? Tant mieux.
Evie met un certain temps pour comprendre et si elle tente de m'en dissuader, je l'oblige à accepter mes cadeaux, lui répétant mille fois que je peux me le permettre et que j'en ai envie. Elle baisse les bras après une heure entière de chamaillerie et de débats inutiles. Nous sommes submergées par l'émotion, ressentant le lien qui entrelace d'ores et déjà nos destins. Elle rayonne de bonheur et cela me suffit. Ses bras s'enroulent autour de mon cou au bout de la troisième tenue et elle ne me relâche pas.
— J'ai déjà précisé combien je t'aime, Rosa ?
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