Misty Latimer
Je n'ai jamais aimé me retrouver en position de passivité. Les Latimer-Morelli font partie des plus importantes familles de Caeddarah, cela n'est pas pour rien. Nous fonctionnons par nature avec un flegme et une raison à toute épreuve, nous nous reposons sur de la logique pure et nous montrons le plus souvent de la froideur à nos ennemis. L'ignorance constitue la meilleure arme qui puisse exister...
C'est probablement pour cela que je me sens à part dans ma maison. La faute résulte sûrement des choix de ma mère. Elle m'a élevée avec le caractère d'une Banshee ; au lieu de se maîtriser et de faire appel au calme olympien nécessité par notre Ordre, sans quoi nous ne vaudrions pas mieux que des Harpies en colère, elle m'a toujours éduquée à la dure.
Je hais la passivité. Je hais mes visions.
Mes parents étaient si fiers en découvrant mes pouvoirs d'apprentie prophétesse. Ils ont tout fait pour les développer. Pour me noyer dans ces visions. Ils opèrent ainsi, en particulier ma mère : elle trouve un talent en moi et fait tout son possible pour le presser, l'exploiter à son maximum, peu importe ce que j'ai à dire. Enfant, je ne supportais pas l'immobilité de mon corps qui subissait toutes ces images chimériques, la moitié ne me concernant même pas. Rien n'a changé depuis, sauf la puissance de ma clairvoyance. Je peux choisir, la plupart du temps, ma cible, le passé, le présent ou le futur, l'endroit aussi. Mais il m'arrive de perdre le contrôle sur mon subconscient.
Ce matin, en plein milieu du réfectoire, mes membres deviennent de plus en plus rigides. L'appel de mes visions se fait ressentir dans chaque parcelle de peau, et je me laisse basculer dans le lac gelé de ma magie. De l'extérieur, je suis figée, les yeux dans le vide, raide comme la mort. Dans ma tête, tout un décor apparaît et s'étale sous mes yeux. On dirait que je suis présente là-bas, ailleurs, loin de mon corps physique. Tout est palpable autour de moi. Je peux toucher les tables de la classe, le tableau, la craie, mais pas les personnes.
En l'occurrence, je hais d'autant plus ma passivité en ce moment même, car je reconnais nettement un visage que je m'efforce d'éviter.
Evelyn Dupree et son sourire angélique. Evelyn Dupree et son fichu Ordre éveillé. Je l'évite, parce que l'envie de la tuer augmente d'heure en heure. Je ne tolère même plus son existence. J'en suis venue à créer une haine viscérale envers cette fille. Dès qu'elle sourit, je veux lui casser les dents. Dès qu'elle rit, je veux qu'elle s'étouffe. J'attends désespérément que Conrad la neutralise, exactement comme Xavier le fait avec Rosalind Crowe, mais rien n'avance assez vite. Leur classement ne baisse pas. Yule approche à grands pas. Je suis terrorisée.
La nuit de son éveil, ma mère m'a convoquée dans son bureau. Nous avons eu une énorme dispute. J'ai eu le malheur de lui reprocher son aide dans le processus ; pourquoi a-t-elle donné son accord pour que ce satané Argent débloque les nœuds mentaux d'Evelyn ? Pourquoi ? Elle aurait pu dénicher une excuse, refuser, faire en sorte que cette fille reste une sans-ordre, qu'elle s'enfonce dans son désespoir. Cela commençait à la ronger, à la détruire petit à petit. Maintenant qu'elle sait ce qu'elle est, une Étoile de surcroît, nous n'avons pas fini d'entendre parler d'elle.
Abasourdie par la cruauté de ma propre vision, j'observe une Evelyn toute souriante, toute innocente, qui se mordille la lèvre, le regard enflammé posé sur son professeur préféré. Je me doute qu'il se passe quelque chose de suspect entre eux. Mais, qu'importe combien je la méprise, combien j'ai besoin de la virer de mon académie, je n'irai pas jusqu'à dénoncer une relation entre Argent et elle. Non seulement je ne possède aucune preuve, mais, en plus, ils n'ont pas l'air d'avoir franchi des limites. Pour l'instant, ils se contentent de se dévisager avec intérêt et passion, à distance, timides.
Il lui apprend à contrôler ses nouveaux pouvoirs. Mon seul réconfort réside en ses difficultés. Lorsque la rumeur s'est répandue qu'une Étoile avait émergé parmi nous, j'étais déjà au courant. J'ai assisté au conseil disciplinaire d'Argent, en vision, puis ma mère m'a convoquée dans son bureau avant de manquer de m'arracher la tête à coups de cris stridents à mon reproche. Dois-je préciser que le blâme m'est totalement retombé dessus ce soir-là ? Inutile. Incompétente. Nulle. Faible. Autant d'adjectifs que j'ai dû encaisser, les uns après les autres. Cette nuit-là, les tympans en sang, je me suis réfugiée à la bibliothèque et j'ai lu des heures durant des informations sur son Ordre. Mon espoir de l'abattre a largement diminué, et ma détresse a explosé. Elle doit être l'une des plus puissantes créatures de Caeddarah à l'heure actuelle, et ça m'a découragée au point de disparaître toute la journée du lendemain, sous mes draps, à pleurer mon ressentiment.
Quand je sors enfin de ma vision, sur une ultime image du sourire d'Evelyn à son professeur, le réfectoire s'est vidé. Mes deux amis discutent tranquillement entre eux, habitués à ce que je dérive pendant plusieurs minutes. Ils ne s'aperçoivent pas tout de suite de mon retour. Conrad raconte une histoire dont je ne parviens pas à capter les mots. Je m'applique à me raccrocher à sa voix. En vain. Un grondement jaillit au tréfonds de mon être. D'un bond, je cours au milieu de la vaste salle, les garçons sursautant derrière moi, mais ils ne me suivent pas, comprenant ce que je m'apprête à faire.
Je crie. De toutes mes forces. Ils se bouchent les oreilles. Le réfectoire en souffre grandement. Le verre de toutes les immenses vitres se brise en mille morceaux et éclatent tout autour de moi. Le bois des tables se fend, craquelle et les pieds des chaises cèdent à la pression. Tout s'effondre, en même temps que ma santé mentale. En quoi est-ce ma faute si d'autres se révèlent plus talentueux que moi ? En quoi est-ce ma faute si l'une de mes rivales émerge en Étoile ? En quoi suis-je responsable de ce fiasco ? Je le hurlerais sur le toit de l'académie, devant des journalistes ou face à ma mère, mais je ne détiens absolument pas le courage nécessaire. Tout le monde le sait, moi la première, que Misty Latimer n'affrontera pas la fureur de sa Banshee de directrice. Parfois, en la croisant dans les couloirs, j'oublie qu'elle m'a mise au monde. Ce n'est pas facile de se souvenir de cette réalité à un mètre d'un monstre courroucé.
— Je te conseillerais d'apaiser ce vilain tempérament qui est le tien, Misty. Tu vas commettre tôt ou tard une erreur de trop.
Je fais volte-face. Conrad ne bronche pas. Il est assis par terre, là où sa chaise s'est écroulée. Xavier s'est déjà relevé et s'époussette, comme si de rien était. La furie n'est pas redescendue.
— Pourquoi Crowe n'a pas dégringolé du classement ? cinglé-je. Elle s'est prise un avertissement, et tu l'as entraînée vers deux échecs, la semaine dernière. Xavier, regarde-moi et explique-moi pourquoi elle est toujours dans les dix premiers ?
Le Cavalier braque des orbes mi-lassés, mi-navrés sur moi.
— Oberon a sûrement eu pitié d'elle et lui a attribué la moyenne. Conrad peut en témoigner. Entre sa performance contre moi et son échec en Magie Défensive, elle aurait dû chuter.
Or, Conrad ne paraît pas d'accord du tout.
— Vous ne voyez pas la vision d'ensemble. Ironique pour une fille qui a des visions, raille-t-il. Les professeurs notent tous au mérite. Xavier n'a laissé aucune chance à Rosalind, mais cela ne signifie pas que sa performance était médiocre. Elle n'a pas abandonné le duel, elle s'est battue bec et ongles et a même insisté à la fin pour continuer. Toute la journée, pour la citer. Contre Ebony, n'importe qui aurait pu jurer que son bouclier tiendrait au moins une dizaine de minutes. Au minimum. Surtout qu'Ebony est franchement mauvais. Tu n'as pas trompé Oberon avec ton sortilège, Xavier. Elle a reçu son avertissement pour la forme. Je suis persuadé qu'elle est, pour une énième semaine, en haut du classement.
Tout à l'heure, je ne me suis pas arrêtée au panneau d'affichage. J'étais si fragile ce matin, en me réveillant, que j'aurais pu me casser à la moindre mauvaise nouvelle. Il faut que je vérifie par moi-même. Je me tourne à toute vitesse, mais la voix rauque de Conrad m'interrompt brutalement :
— Ces jours-ci, je ne me rappelle plus pourquoi je suis ton ami, Misty.
— Conrad !
Malgré la dureté de Xavier, le Loup n'ajoute rien. Je le toise par-dessus mon épaule. Mes yeux bien plus humides que je ne voudrais l'accepter.
— Pardon ?
— Non, ne t'excuse pas, Misty.
Je suis à deux doigts de combler l'espace en sprintant pour lui dévisser la tête ou lui hurler dans les oreilles. Afin d'ôter ce rictus satisfait sur ses lèvres. Il est fier de lui, cet imbécile.
— J'ai connu une petite fille qui n'hésitait pas à se confronter à sa Banshee de mère, sûre d'elle, à faire des bêtises pour s'amuser, et à croire en elle. Tu ne crois plus en toi, Misty. Sinon tu ne te comporterais pas de la sorte.
— As-tu entamé le plan ? Avec Evelyn ? J'ai constaté au travers de mes visions qu'elle a de l'intérêt pour un tout autre homme que toi, Conrad.
Il roule des yeux avec un soupir dramatique.
— Je ne l'entamerai jamais ton plan à la noix. Je ne séduirai pas une fille pour le plaisir de lui briser le cœur. J'ai d'autres préoccupations, comme, par exemple, assurer mes notes. D'ailleurs, je te préviens, Misty. Tu ne dors plus la nuit, tu te concentres sur Eve et Rosalind... Il arrivera un jour où tes notes à toi baisseront et tu t'en mordras les doigts. Et puisque je suis un ami plus formidable que vous deux réunis, j'offre également un conseil à Xavier.
Ce dernier ne pipe mot, mais ses poings contractés et la magie qui émane de lui indiquent qu'il se tient prêt à intervenir si la situation échappe à son contrôle. Il pivote légèrement vers le Loup, encore assis par terre au milieu des bouts de bois explosés.
— Rosalind semble être une fille tout à fait correcte. Je dirais même une fille à ton goût. Avec du piquant, intelligente à souhait, une guerrière tout autant qu'Eve, avec un feu en elle qui te plairait beaucoup si tu t'intéressais à elle une minute. Plus tu t'acharnes sur elle, plus elle te le fera payer.
Xavier nous a tout rapporté de sa conversation avec Rosalind, juste après leur première dispute. La semaine suivante, le jeudi, il a recommencé. Parce que je l'ai supplié. Parce qu'il m'a vue fondre en larmes quelquefois depuis l'éveil d'Evelyn. Parce qu'il a intercepté les regards noirs de la directrice sur moi. Parce que je suis brûlée vive chaque jour qui s'écoule à la Starborn. Cela a enragé la Sorcière, bien sûr, qui a déclaré la guerre contre lui, contre nous.
— Si elle n'a pas chuté cette semaine, tu l'anéantiras, dès aujourd'hui.
Xavier est piégé entre le Loup et la Banshee. Je vois bien qu'il n'apprécie pas de s'être fait une ennemie en Rosalind, mais je m'en moque. S'il ne l'achève pas cette semaine, j'exigerai de la combattre jeudi, dans le cours de Natas, et je réduirai ses os en cendres. Il y a une raison pour laquelle je laisse le Cavalier mener ma bataille. Lui, au moins, possède un brin de sang-froid. Pas moi. Moi, si je débute un duel contre la Sorcière, je la tue.
— Et si Xavier retourne à la raison et qu'il te laisse tomber à son tour, marmonne Conrad, vas-tu incendier la maisonnette de Rosalind ? Pourquoi ne pas le faire la nuit ? Hum ? Pour la prendre par surprise ? Tu en es capable, Misty ? De toute façon, tu l'as déjà fait.
Je fronce durement les sourcils.
— Oh pitié ! s'exclame Conrad en se levant. Ne me dis pas que tu as oublié !
Je fouille dans ma mémoire et hoche de la tête en me remémorant cette journée de rentrée. C'est vrai. Je l'ai fait. Quel plaisir de humer l'odeur du feu ardent. Quel déplaisir de voir Xavier s'élancer dans les flammes pour sauver la vie de cette fille qui nous cause des ennuis à présent. Dès que j'ai lu la liste de pré-rentrée, dans le bureau de ma mère, j'ai su que Crowe et Dupree devraient disparaître.
— Tu comprends pourquoi c'est à vous deux de vous en charger, rétorqué-je. D'un coup de furie, dès le premier jour, j'ai failli l'ensevelir sous les flammes. Je ne peux pas faire confiance à ma maîtrise de moi. Je n'en ai pas. Néanmoins, croyez que si le problème persiste, je lâcherai la Banshee sur Crowe et Dupree.
— Pas croyable, s'écrie Conrad. Tu l'avais vraiment oublié ! Elle met le feu à une maison et elle oublie tout ! Misty, sérieusement, je me demande si j'ai fréquenté la même fille toutes ces années. Ça ne te ressemble pas, la pyromanie, et encore moins la tricherie. Et toi, Xavier, je te défends d'obéir ! Tu n'es pas son chien, bon sang ! Vous vous rendez compte de ce que vous faites ? Si vous échouez, la terre ne s'arrêtera pas de tourner. Au pire, vous souffrirez quelques jours, quelques mois, vos parents vous jugeront pour le restant de votre vie... Et alors ?
Son timbre part dans les aiguës. Ses yeux de Loups, fauves et prédateurs, se dévoilent sous sa colère.
— Et alors ? répète-t-il. Si elles échouent, la terre s'arrête de tourner. Pour elles. Je n'exagère pas. L'une regagnera le monde humain emplie de rancœur et d'aversion pour Caeddarah, pensant que tous ses citoyens sont pourris, de sales tricheurs, de sales menteurs. L'autre aura tout perdu. Tout. Tu le saurais, Misty, si tu avais eu le cran de voyager dans son passé avec tes visions ! Je n'ai pas eu besoin d'écouter son histoire. Ses doutes et ses peurs parlent pour elle. Elles ne méritent pas que vous les éjectiez de classement. En revanche, si je suis honnête, vous deux, vous le méritez ! En fait, je me pose la question. Est-ce que Xavier serait premier toutes les semaines si vous autorisiez les filles à exposer tout leur potentiel ? Non. Ne sois pas arrogant au point de t'estimer discret, Xavier. Je ne suis pas stupide. Tu aides de ton plein gré, Misty. Tu l'aides pour t'aider toi-même. Toi qui adores tant Misty, toi qui tourmentes cette pauvre Rosalind, toi qui t'es jugé preux chevalier de notre amie, abandonnerais-tu la première place pour elle ? Te mettrais-tu en danger pour Misty ? Au lieu de faire chuter les filles, tu devrais te focaliser sur les notes de Misty. Tu devrais la tirer vers le haut et non les tirer, elles, vers le bas. C'en est même ridicule !
Son dernier braillement résonne dans toute la salle. Conrad n'attend pas nos réactions et quitte le réfectoire au pas de course, permettant à un vent glacial de s'infiltrer dans mon cœur. Xavier me jauge un instant, mais ne s'exprime pas. Mieux vaut qu'il se taise. Mieux vaut qu'ils se taisent tous. J'inspire profondément et avec mon peu de dignité, je marche la tête haute vers la sortie. J'avertirai ma mère plus tard que cet endroit a besoin d'un nettoyage en urgence, avant ce soir. Je saute de liane en liane dans mon esprit, tout pour m'épargner une seule réflexion sur les paroles du Loup. Je renie complètement tous ses arguments, je les renie avec dégoût et déni. Je ne désire pas compatir avec ces filles. Surtout pas... Mon âme n'a pas été fabriquée de diamant et d'acier. Elle peut se tordre. La dernière chose qu'il me faut, c'est de comprendre Evelyn et Rosalind.
Je descends vers le panneau d'affichage. Une unique question en tête. Où en sont ces filles ? Je dois également m'occuper de Draigh Skinner, ce maudit pou qui s'accroche en haut du classement. Je dois tous les éjecter. Tous jusqu'au dernier. Je ne perçois pas la tristesse de mon raisonnement ; c'est peut-être le plus terrible dans mon histoire. Je me transforme en ce que je déteste le plus et j'y fonce tête baissée. Chaque semaine, je ne m'interroge même plus sur ma place à moi dans la liste, mais sur celles des autres... Progressant vite, je me heurte à une épaule solide et une main me rattrape de justesse.
— Mademoiselle Latimer, ça tombe bien !
Argent. Je le scrute avec une haine insensée. Je peux deviner pourquoi Evelyn est obsédée par lui. Il est plutôt bel homme. Jeune. Un génie de sa promotion. Celui qui l'a éveillée. Pour cette simple raison, je lui retirerais ses cheveux blonds parfaits cri après cri.
— Je souhaiterais m'entretenir avec vous.
Sans que je ne puisse lui répondre, je suis tirée vers son bureau. Le panneau d'affichage, si proche, s'éloigne et s'efface de mon champ de vision. Ma mâchoire se serre. Le cri rampe dans ma gorge. Je le contiens. Argent me relâche à la seconde où il referme sa porte. Son air renvoie un sérieux acéré.
— Votre état m'inquiète.
Cette phrase porte toutes mes terreurs à ébullition et je vomis :
— Pourquoi ? J'ai chuté dans le classement ? Je ne suis plus dans les dix premiers ? Q-Quoi ?
— Non, oui... Ne paniquez pas comme ça, voyons ! Je vous parle de votre relation avec Madame Morelli. J'ai entendu des cris l'autre jour. J'ignorais que les Banshees pouvaient user de leurs pouvoirs aussi librement. Sur les propres enfants, qui plus est.
Le sarcasme dans son ton fait écho au mien, alors que je crache :
— Ma mère se fiche pas mal des règles. Elle les plie à sa volonté.
— Je ne passerais pas par quatre chemins. Vous a-t-elle blessée ?
Je fais d'abord mine de réfléchir, mais la réponse me démange. J'utilise ce court laps de temps pour me remettre de mon étonnement ; Argent se fait du souci pour moi ? N'importe quoi ! Dans quel monde Conrad me jetterait mes erreurs à la figure et mon professeur m'interrogerait sur mon bien-être ? Un monde si absurde que j'ai l'impression de vivre l'une de mes visions, l'une de celles qui ne se réaliseront jamais.
— Blesser, dans quel sens ? Il faut être plus précis, Monsieur Argent. Physiquement ? Oui, presque tous les jours. Avec des gifles. Ou avec des cris. Tout dépend de son humeur. Mentalement ? Plus souvent que vous ne l'imaginez. Que ce soit avec ses gifles, ses cris ou ses mots. Il n'existe pas un jour dans toute mon existence où la puissante Directrice Morelli n'a pas blessé sa fille. À votre avis, lequel me fait le plus mal ? Oui, c'est exact, la douleur mentale. Je ressors de son bureau et je suis folle, égarée dans un labyrinthe de suspicions et de paranoïa.
Cela ne fait aucun doute qu'il a pitié de moi, qu'il sympathise à ma cause, qu'il prépare un discours ennuyeux pour me consoler. Satané Monsieur Argent. Je suppose que son expérience à la Starborn et sa relative jeunesse l'encouragent à accompagner les étudiants dans leurs émois. Chéri, personne ne peut me sauver de moi-même. Certainement pas toi.
— Que comptez-vous faire, Monsieur Argent ? M'insuffler des émotions pour me tranquilliser ? Je vous avertis, ne vous avisez pas de me frôler avec votre intrusion. Je vous ferai virer si vous tentez quoi que ce soit contre moi.
Il lève les mains en signe de soumission, je ris sombrement.
— Je ne vous accorderai jamais ma confiance. À vrai dire, je dois me retenir très fort de vous crier dessus.
— Parce que j'ai éveillé Evelyn ?
— Parce qu'elle est évidemment votre favorite et que votre relation à tous les deux me donne envie de régurgiter mon repas.
— Parce que vous êtes seule, riposte Argent. Parce que vous refusez l'aide extérieure. Parce que vous êtes en train de vous noyer. Evelyn aussi. C'est drôle. La Starborn se divise en deux catégories d'étudiants. Ceux qui ont réussi les tests de pré-rentrée par miracle et qui échoueront bientôt, et personne ne les pleurera, puisqu'ils ont eux-mêmes conscience de leurs lacunes et ils ne fournissent pas d'efforts pour s'améliorer. Et il y a tous les autres. Ceux qui croulent sous une pression monstrueuse, qui se meurent de semaine en semaine, qui agonisent dans leur coin et se noient dans un océan tempétueux. Vous devriez vous pencher sur vos similitudes avec Evelyn. Vous en avez. Vous pourriez vous apprivoiser toutes les deux.
Cependant, je n'aspire pas à ce que cette fille m'apprivoise. J'aspire à lui faire rencontrer le serpent en moi et qu'elle dégage de ma trajectoire. Argent se présume original et génialissime en me proposant cette tirade, et je lui ris au nez.
— Conrad a déjà essayé de me raisonner. Ne vous fatiguez pas.
Je me retourne, bien décidée à gagner ce tableau d'affichage de malheur. Argent insiste avant que je ne ferme sa porte derrière moi :
— Sachez que certains vous comprendront toujours, quoi que vous fassiez. Moi le premier.
Mes talons fouettent le sol en pierres anciennes. Je ne vacille pas aux grossiers pavés. D'un pas prompt, je me détache des bureaux administratifs et vise le hall. Les cours ont repris pour la majorité des étudiants et ceux qui sont en pause, dont moi, se reposent dehors ou à leur dortoir. Personne ne se trouve dans les escaliers. Je ne ralentis qu'à deux mètres du panneau et me paralyse à la vue de cette liste infernale. Ma frayeur grimpe en longs frissons le long de mon échine. Malgré moi, je songe que, peut-être, il vaudrait mieux effectivement me recentrer sur mes priorités, c'est-à-dire mes notes, et laisser la finalité des résultats au mérite.
1 - Xavier Crimson
2 - Draigh Skinner
3 - Evelyn Dupree
4 - Vivianne Jones
5 - Conrad Lovelace
6 - Azura Wood
7 - Ignis Zayne
8 - Rosalind Crowe
9 - Misty Latimer
10 - Derrick Le Torneau
Heureusement que nul ne m'entoure, ou ne se tient dans le hall, autrement l'on aurait discerné un rire noir, sorti tout droit des enfers. Neuf. Neuf ! Et cette garce de Crowe est encore et toujours mieux classée. Mes ongles se plantent dans le papier, d'abord là où Skinner et Dupree trônent. Les mots de Conrad surgissent dans ma tête bourdonnante. Il n'a pas tort. Chaque semaine, Xavier se prélasse tout en haut, un roi à son aise. Inatteignable.
Neuf. Neuf. Neuf. Neuf. Neuf. Neuf. Neuf. Neuf. Neuf. Neuf. Neuf. Neuf.
Mon corps se raidit et je suis propulsée dans une vision. Une claque. Deux claques. À la troisième, je perds l'équilibre. Mon dos se cogne au coin du bureau de ma mère. Je pousse un horrible beuglement de douleur qu'elle ignore. Son talon percute mes côtes et je cesse de respirer une interminable minute. Je l'implore de m'octroyer une dernière chance. Je suffoque. La quatrième gifle m'envoie dans une brève inconscience. Je remonte à la surface avec une lenteur terrifiée. Dans la foulée, un hurlement me cloue au sol et démolit tous les objets en verre de la pièce, les fenêtres implosent. Tout chavire autour de moi. J'éprouve la sensation de mourir sans que les griffes de l'au-delà ne m'emportent réellement.
— Ce n'est pas possible de me décevoir autant ! Tu le fais exprès. C'est ça ? Tu cherches à m'humilier ? Écoute-moi bien, petite peste ! Tu as intérêt à te ressaisir. Le jour où tu sors des dix premiers, je te traîne dans une école banale et médiocre, par les pieds s'il le faut, là où sera ta juste place. C'est clair ?
Je pleure. Je l'implore. Rien ne la tempère.
Je m'extirpe tant bien que mal de cette vision. Voilà ce qui se présage à l'horizon pour moi et là, je sais pour sûr que cette scène se produira. Je n'y échapperai pas. Des larmes ont ruiné mon maquillage irréprochable. Je ressens les douleurs infligées par ses coups dans tout mon corps. Mes joues se sont embrasées. Meurtries. Mais, à nouveau, la souffrance physique n'est rien comparée à mon mental. Je me fracture un peu plus, agenouillée contre le mur. J'ai déchiré la liste, du papier encore pendu à mes ongles. Je crie. Le panneau vole en éclats. Le mur se fissure ci et là.
Sans m'accorder un répit, je m'oblige à ravoir une vision. Ce n'est pas difficile. Il suffit de m'auto-mutiler. Mon précepteur m'a enseigné cette méthode. J'abuse de ma propre magie, la remodèle à ma convenance et l'enchaîne à ma volonté. La douleur est inimaginable ; pourtant, elle m'apparaît inoffensive, presque réconfortante à côté de ce que je subirai ce soir. Mon pouvoir m'amène sur des images qui se précisent au fur et à mesure. Je recherche Rosalind et la localise sans peine. Je sais où elle est.
Avant que je ne me raisonne, je suis sur mes jambes, à courir vers le second cercle des remparts qui cerne la Citadelle. Elle rejoint son prochain cours. Ou devrais-je dire son prochain test. Deux semaines avant Yule, avant la deuxième phase éliminatoire, les professeurs organisent des examens quotidiens, qui seront de plus en plus ardus et impitoyables. Parfait.
Neuf. Neuf. Neuf.
Putain de parfait. Une pluie torrentielle me frappe lorsque je mets un pied dehors. Je n'en tiens pas compte, créant un champ de force autour de mon corps, et fonce. Rosalind contourne la Citadelle, à l'intérieur des remparts, prévoyant sûrement d'emprunter les escaliers sur le côté qui conduisent sur le couloir isolé d'Argent.
Neuf. Neuf. Neuf Parfait.
Je la vois. Dos à moi. Elle trottine, une main bêtement posée sur sa tête pour protéger ses cheveux de la pluie. Je ris nerveusement. Cette garce n'a même pas généré un bouclier. Je la déteste tellement. Quasiment autant que je me déteste.
De toute évidence, mon rire noir attire son attention. Une chaussure sur les escaliers, elle est sur le point de lancer une œillade derrière elle.
Neuf. Neuf. Neuf.
Le sortilège explosif fuse de mes lèvres. Une détonation retentit. Elle est projetée en avant, se heurte le visage sur les marches en pierre et ne se redresse plus. Son manteau fume, là où ma déflagration l'a atteinte. La pluie éteint immédiatement le feu qui aurait pu se déclarer. Elle ne bouge pas. L'eau l'inonde, son profil plongé dans la boue.
Rosalind Crowe sera absente et aura zéro à son test de Potions et Sortilèges.
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