Quelle étrange, très étrange vie que j'expérimente. Qui aurait cru que je dormirais dans l'une des chambres du célèbre manoir Crimson ? Et en compagnie de la personne à laquelle je m'attendais le moins. 

Devi Crimson a déboulé dans ma chambre d'invitée, il y a de cela trois ou quatre heures. Si elle n'a d'abord pas pipé mot, s'est juste assise sur le lit en ouvrant un livre à une page au hasard, j'ai vite compris de quoi il s'agissait. Son frère, malmené par le vil patriarche, une fois de plus. Je n'ai pas eu l'occasion de constater une seule larme sur son visage. Elle et Misty se ressemblent beaucoup, non pas sur le plan physique, bien qu'elles arborent toutes deux des mines austères, hostiles, élégantes à souhait et si dures, un esprit d'acier sur de longues jambes ; mais, non, c'est dans leur aura qu'elles sont si similaires. Des êtres de la violence et du rejet. Des enfants de l'autorité et de l'abus. Elles réagissent différemment, mais pas vraiment. Elles souffrent à leur manière. La brune n'a rien laissé transparaître de la soirée, malgré les cris affreux de Vincent Crimson. 

— Nous dînerons dans cette chambre, a-t-elle commandé à Borges et à moi, elle a dit : Xavier dînera aussi dans sa chambre. Je ne tiens pas à partager la table avec mon père survolté et ma mère morte. Et toi ? 

Je n'ai pas répondu. Morte ? J'ai bien saisi que Celestina Crimson s'était transformée en pâle ombre effacée de la femme splendide qu'elle était avant son mariage, mais les mots âpres de sa propre fille me touche en plein cœur. 

Plus tard, dans la soirée, le soleil s'est couché depuis très longtemps. Je suis fatiguée, à cause des révisions, à cause des réceptions, à cause du vacarme de mon esprit, à cause du temps et des températures. J'envisage de suggérer à Devi de regagner sa chambre, mais je n'ose pas. Alors, je m'allonge sur le bord du lit, égarée dans mes pensées. Je n'ai pas oublié ce qu'elle a déclaré. Ni comment elle l'a formulé. Sa pauvre mère. Je n'ai pas vécu ce qu'ils ont tous enduré aux mains de Vincent Crimson, je suppose que je ne peux donc pas juger les termes secs et sévères qu'elle a employés contre la femme qui lui a transmis la vie. 

— Tu sais... J'aurais tout donné pour un unique regard de mes parents.

Ma voix prouve tout de ma vulnérabilité. Devi cesse d'agiter ses jambes, allongée sur le ventre à un mètre de moi, et si elle ne relève pas la tête de son livre, elle m'écoute avec une grande attention. Je me racle la gorge, quelque peu émue pour une raison que j'ignore.

— J'aurais tout donné pour qu'ils rentrent à la maison. Même si cette...maison n'en était pas une, même si nous vivions dans ce taudis répugnant, j'aurais tout donné pour préserver un semblant de stabilité avec eux, à mes côtés. J'aurais tout donné pour les sortir de leurs addictions. Car j'imagine qu'ils se sont prêtés au jeu. J'imagine que, au bout de quelques semaines, quelques mois, ils ne se rendaient même plus compte de leurs actions. Qu'ils vendaient leurs deux corps, mais également leurs deux âmes, et qu'ils s'étaient engagés sur la voie de non-retour, sur la voie de la destruction... Je ne prétends pas que nos douleurs ne se valent pas, je ne prétends pas que l'une de nous a moins souffert que l'autre. Je dis simplement que ta mère s'est sûrement renfermée sur elle-même et malgré les apparences, je suis sûre que sa passivité lui réclame un effort surhumain. Il en va de soi que l'on n'enlève pas l'instinct maternel à une mère. Je ne sais pas ce qui est advenu de l'instinct maternel de la mienne, probablement perdu sous le sexe, l'alcool et la drogue, mais je ne doute pas que l'instinct maternel de ta mère est toujours là dans le sel de ses larmes qu'elle ne montre plus. Dans le sel de sa sueur à chaque fois que les cris de souffrance de ses enfants résonnent dans son manoir. 

J'entraperçois un léger tremblement dans les mains de Devi qu'elle dissimule en serrant ses poings autour du livre. Elle respire calmement, chassant toute exposition de ses réels sentiments. Telle mère, telle fille, ai-je craché à Misty. Telle mère, telle fille, conclus-je pour la brune. Si elle continue sur cette pente dangereuse, elle se fera écraser, tout comme Celestina Crimson avant elle. C'est pourquoi elle se rebelle autant, pourquoi elle est tellement vocale à propos de ses opinions, pourquoi elle jouait à la petite peste à l'académie, et qu'elle est redevenue un gentil agneau froid ici. Parce qu'elle a terriblement peur de mourir de la même façon que sa mère est morte. 

— C'est beau, tu devrais écrire des poèmes. 

Commentaire creux pour enterrer son mal-être. Je connais très bien cette stratégie, j'en ai usé tant de fois auparavant. 

— Qu'est-ce que tu prévois de faire à présent ? 

Devi m'adresse une œillade irritée, mais je balaie son air ronchon d'un revers de manche.

— Oui, bon, hormis ce que prévoit ton père pour toi ?

Elle y médite une courte minute, tripotant la page ouverte de son livre, distraite.

— La réponse est facile pour toi, à tel point que j'en suis jalouse. Tu vas poursuivre ton année et repartir avec un diplôme prestigieux en poche. Tous les journaux ne parleront que de toi, en particulier si tu restes en haut du classement. Et que tu chutes ou non, de toute façon, ça n'importe pas, puisque ton Ordre se chargera de maintenir un intérêt constant sur toi, jusqu'à ta mort. Tu es vouée à une grande vie, toi qui viens de nulle part. Je présume que tu te confronteras à tes parents un jour ou l'autre. Gentille et naïve comme tu es, donc stupide, tu leur pardonneras et tu leur offriras tout ce dont ils auront besoin pour se tirer d'affaire. Je te prédis que, malgré toutes tes tentatives, ils ne parviendront jamais à reprendre une vie classique et tu en pleureras souvent. À l'exception de tes parents, tout sera parfait. Sans contrainte, sauf peut-être celle d'être à la hauteur de ton Ordre.

— Faudrait-il déjà que je survive à mon duel final contre Misty !

Devi hausse un sourcil mi-interloqué, mi-moqueur.

— Eh oui, la directrice a déjà décidé de l'adversaire de sa fille. Je suis fichue.

— Très drôle, raille-t-elle. Avec Vandran, Oberon, Natas et Argent derrière tes fesses à te pousser vers l'excellence ? Oh non, Evelyn, je crois, ou plutôt je suis convaincue que tu battras Misty à plate couture, peu importe ce que ses visions lui montreront.  

Je refuse d'y songer maintenant. En réalité, j'en ai fait des rêves depuis la sordide soirée chez les Latimer-Morelli, où mon chemin s'est définitivement entrelacé avec celui de Misty. Des rêves où je n'étais pas forcément la gagnante de ce duel. Il s'avère que je suis assez excitée et impatiente de disputer ce dernier combat et que ce soit avec elle rend tout plus solennel. Toute l'académie et nous deux, nous savons tous combien elle m'a maudit et combien je l'ai méprisée. Le futur se profile de lui-même : sans Xavier sur son trône, elle et moi, nous nous battrons jusqu'à la toute fin, Draigh et Rosa sur nos talons. Je ne sous-estime pas Vivianne et Azura non plus, le duo de choc qui a démontré à plusieurs reprises leur détermination. J'attends ce duel, oh oui.

— Tu as évincé ma question, Devi.

Elle ricane. Sûrement s'est-elle estimée hors de portée de mon attention, mais non. Sa réponse m'intrigue sincèrement.

— Pour l'instant, je vais cultiver mes passions principales, la lecture et le dessin, afin d'éviter mon père coûte que coûte. Et lorsqu'il secouera la clochette, j'accourrai pour obéir à ses directives. Je suspecte qu'il a d'ores et déjà contacté le directeur de la Lightmarked Academy. Elle est classée en quatrième sur la liste des meilleures écoles du royaume et son avantage réside dans le niveau global des élèves. Ils sont mauvais à l'arrivée et sont médiocres toute l'année. Uniquement douze élèves, une élite, obtiennent un diplôme. Il est clair que n'importe quel étudiant de la Starborn surpasse de loin tout étudiant de la Lightmarked. Mon diplôme serait assuré.

Elle marque une pause pour elle-même, plongée dans ses pensées, et elle relâche un rire enfantin tout en se mordillant la lèvre.

— La Lightmarked se trouve à l'autre bout du royaume. Là-bas, je me demande si mon cher père apprendrait assez vite que sa fille s'amuse avec des garçons peu recommandables. 

Peu recommandables aux yeux de Vincent Crimson. Je me surprends à rire avec elle. Cette fille est incorrigible. Par-delà la tyrannie de son père, elle n'arrête pas de le défier, renouvelant d'idées pour le rendre fou de colère. Elle ne craint plus les coups et lorsque Xavier croule sous sa colère, ils se félicitent pour avoir ne serait-ce que perturber la journée tranquille de cet homme vil et cruel. 

— Comment lui échapperas-tu ? 

— De la même manière que Xavier. Par le mariage. Personnellement, je ne vois pas d'inconvénients à m'écarter de toute la testostérone toxique de la Starborn, avec ces fils de riches arrogants, pour rencontrer un garçon simple à la Lightmarked.

— Et tu te marierais en secret, puis balancerais la vérité à ton père ? Il te tuerait.

— Non, il n'aurait pas le choix. D'après la loi de Caeddarah, il existe des contrats de mariage où j'appartiendrais corps et âme à mon mari, jusqu'à la mort ou le divorce. Mon père a épousé Celestina avec ce contrat, en rajoutant une clause. Ou disons qu'il en a enlevé une. La possibilité du divorce. Je ne commettrai pas cette erreur. Mon père serait dépouillé de ses droits sur moi. J'aurais enfin gagné.

Je l'espère pour elle. Devi  n'est définitivement pas une méchante fille. Elle mérite de connaître le bonheur loin de cet enfer.